Troubles bipolaires
Traduire la douleur, ou le langage comme
contre-dépresseur.
Merci à
Alain Vanier de m’avoir invitée à cette réflexion sur
« les troubles qu’on appelle bipolaires », en me suggérant de
reprendre quelques points centraux de mon Soleil noir, dépression et mélancolie (1987). J’ai choisi de n’aborder le
thème de vos journées qu’indirectement, par le biais du langage, puisque c’est
par la parole déprimée ou mélancolique que l’analyste aborde le « trouble » :
que nous révèle cette parole ? ou plus
directement : le langage peut-il être un contre-dépresseur sinon un anti-dépresseur ? J’espère qu’on entendra, dans ce
cadre que je me donne pour notre échange aujourd’hui, comment une certaine
écoute du langage peut aussi traverser voire déconstruire la bi-polarité elle-même.
Deux
repères théoriques, pour introduire à ma démonstration : 1. la distinction
de je fais, suite à Lacan mais
différemment, entre Chose et Objet ; 2. Ma conception du langage non comme
une « structure », mais comme un processus de
« signifiance », articulant deux modalités : le sémiotique et le
symbolique.
Chose
ou objet
Le
dépressif narcissique est en deuil
non pas d’un Objet (« L’ombre de l’objet est tombé sur le moi » de
Freud [1]) mais de la Chose. Appelons
ainsi le réel rebelle à la signification, le pôle d’attrait et de répulsion,
demeure de la sexualité, de laquelle se détachera l’Objet du désir.
Gérard
de Nerval en donne une métaphore éblouissante, suggérant une insistance sans
présence, une lumière sans représentation : la Chose est un soleil rêvé,
clair et noir à la fois. « Chacun
sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la
perception d’une clarté beaucoup plus vive. »[2] C’est bien cette clarté invisible qu’il nous revient
d’entendre dans le langage du déprimé, dans son deuil impossible.
En
effet, depuis cet attachement archaïque, le dépressif a l’impression d’être
déshérité d’un suprême bien innommable, de quelque chose d’irreprésentable, que
seule peut-être une dévoration pourrait figurer, une invocation pourrait indiquer, mais qu’aucun mot ne saurait
signifier. L’« identification primaire » avec le « père de la
préhistoire personnelle » [3] serait
le moyen, le trait d’union qui lui permettrait de faire le deuil de la Chose.
L’identification primaire amorce la compensation de la Chose, en même temps que
l’arrimage du sujet à une autre dimension, celle de l’adhésion imaginaire, qui
n’est pas sans rappeler le lien de la foi, lequel précisément s’écroule chez le
dépressif.
On
a pu supposer par conséquent le
dépressif, athée – privé de sens, privé de valeur. Il se déprécierait de
redouter ou d’ignorer l’Au-delà symbolique, paternel. Cependant, quelque athée
qu’il soit, le désespéré est un mystique : il adhère à son pré-objet, non
pas croyant en Toi, mais adepte muet et inébranlable de son propre contenant
indicible. A cette orée de l’étrangeté, il consacre ses larmes et sa
jouissance.
L’affect dépressif remplace
l’interruption du sens de la vie et du langage communiquant : l’affect
comme indice de ce permanent « ça n’a pas de sens » du dépressif. En
même temps, cette tristesse désolante mais chérie et cultivée protège le sujet
dépressif contre le passage à l’acte suicidaire.
Cependant,
la protection de la vie par le
biais de l’affect ou l’humeur
de« tristesse » s’avère fragile. Pourquoi ? Parce que l’humeur et l’affect n’est pas un
langage, mais jouxte un langage qui revêt chez le déprimé une inconsistance
particulière. Nous le verrons en analysant le langage dépressif comme une
signifiance qu’articulent deux modalités : le sémiotique et le symbolique. Nous verrons que le déni dépressif qui
annihile le sens du symbolique annihile aussi le sens de l’acte et conduit le
sujet à commettre le suicide sans angoisse de désintégration, comme une réunion
avec la non-intégration archaïque aussi létale que jubilatoire,
« océanique ».
En
disant « sémiotique », je reprends l’acception grecque du terme
« semeion » : marque distinctive,
trace, indice, signe précurseur, preuve, signe gravé ou écrit, empreinte,
figuration. Il s’agit de ce que la psychanalyse freudienne indique en postulant
le frayage et la disposition structurante des pulsions mais aussi des processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies de même que leur
inscription. Charges « énergétiques » en même temps que marques
« psychiques », les pulsions articulent ce que j’appelle un
pré-espace, espace avant l’espace, Platon dans le Théétète dit
une chora : une totalité non expressive
constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité aussi mouvementée que réglementée.
En
revanche, j’identifie le symbolique avec le jugement et la phrase. Je distingue donc le sens
sémiotique (les pulsions et leurs articulations) du domaine de la signification symbolique , qui est toujours celle d’une
proposition ou d’un jugement : c’est-à-dire un domaine de positions. Cette positionnalité, que la phénoménologie husserlienne
orchestre à travers les concepts de doxa et
de thèse, se structure comme une
coupure dans le procès de la signifiance, instaurant l’identification du sujet et des ses objets comme conditions de la propositionnalité. J’appelle cette coupure produisant la
position de la signification une phase thétique,
qu’elle soit énonciation de mot ou de la phrase : toute énonciation exige
une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image,
en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur
position dans un espace (qui n’est plus la chora) devenu désormais symbolique,
du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou
les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais
« ouvertes ». [4] L’Œdipe en serait l’économie psycho-sexuelle.
L’enchaînement brisé : une hypothèse
biologique. [5]
Rappelons-nous
maintenant la parole du déprimé : répétitive et monotone. Dans
l’impossibilité d’enchaîner, la phrase s’interrompt, s’épuise, s’arrête. Les
syntagmes mêmes ne parviennent pas à se formuler. Un rythme répétitif, une
mélodie monotone, viennent dominer les séquences logiques brisées et les
transformer en litanies récurrentes, obsédantes. Enfin, lorsque cette
musicalité frugale s’épuise à son tour, ou simplement ne réussit pas à
s’installer à force de silence, le mélancolique semble suspendre avec la
profération toute idéation, sombrant dans le blanc de l’asymbolie ou dans le
trop-plein d’un chaos idéatoire inordonnable.
Le
discours médical observe que la succession des émotions, mouvements, actes ou
paroles, considérée comme normale parce que statistiquement prévalente,
se trouve entravée dans la dépression : le rythme du comportement global
est brisé, acte et séquence n’ont plus ni temps ni lieu pour s’effectuer. Si
l’état non dépressif était la capacité d’enchaîner (de « concaténer »),
le dépressif, au contraire, rivé à sa douleur, n’enchaîne plus et, en
conséquence, n’agit ni ne parle.
Le saut psychanalytique : enchaîner et
transposer.
Je
reviens à ma distinction sémiotique/symbolique.
Du
point de vue du psychanalyste, la possibilité d’enchaîner des signifiants
(paroles ou actes) semble dépendre d’un deuil
accompli vis-à-vis d’un objet archaïque et indispensable, aussi bien que
des émotions qui s’y rattachent. Le deuil de la Chose qui fait d’elle un Objet
dont je puis me séparer, s’accompagne d’un glissement progressif du mode sémiotique (des écholalies collées
aux humeurs et affects) au mode
symbolique (signe et syntaxe). C’est dire que l’acquisition du langage comme acte reliant, forcément
dialogique et ainsi seulement conférant sens et signification, est un
mouvement de transposition qui comprend deux versants : le deuil
accompli de la Chose, ainsi que le
passage et l’adhésion du sujet à un registre de signes (signifiants de par
l’absence de l’objet, précisément, et susceptibles à cette condition seulement
de s’ordonner en séries logiques). L’apprentissage du langage par l’enfant en témoigne de cette double
transposition : Chose-Objet ; sémiotique-symbolique. Le déprimé en
est un autre témoin, à rebours, lorsqu’il renonce à signifier et s’immerge dans
le silence de la douleur ou le spasme des larmes qui commémorent les
retrouvailles avec la Chose.
Le
déprimé a acquis le langage (il n’est ni autiste ni psychotique), ce qui veut
dire qu’il s’est séparé de la Chose (maternelle, naturelle) puisqu’il sait la
nommer, et qu’il en parle. Mais il dénie cette
séparation et le langage qui s’en est suivi, par impossibilité de renoncer à sa
possession/jouissance de la Chose et aux attaches sémiotiques qui le nouent à
elle. Le « signifiant »
sans la Chose et ses affects qu’elle a captés, raptés,
encryptés – autrement dit, le signifiant du langage stricto sensu le laisse orphelin, endeuillé, il s’y sent étranger,
abandonné, incapable, nul, suicidaire. C’est du côté du pré-objet perdu, du côté
de la Chose, que restent encryptés les affects de besoin et de désir, dont le
déprimé se sent par conséquent comme dépossédé, et dont seule la tristesse porte témoignage.
Langue morte et Chose enterrée vivante.
Dans
le cas idéal, l’être parlant parvient
à faire un avec son discours : la parole n’est-elle pas notre
« seconde nature » ? Au contraire, le dire du dépressif est pour
lui comme une peau étrangère : le mélancolique est comme un étranger dans
sa langue maternelle. Il a perdu le sens – la valeur – du langage
qu’on appelle la langue maternelle, faute de perdre sa mère. La langue morte
qu’il parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais
celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir : elle restera emmurée
dans l’affect indicible, captée
analement, sans issue, c’est là que s’est retirée, où a trouvé une retraite, sa
« langue maternelle » qu’il possède et qui le possède.
Une patiente sujette à de fréquents accès de
mélancolie est venue à notre premier entretien avec un chemisier de couleur
vive sur lequel était inscrit d’innombrables fois le mot « maison ».
Elle me parlait de ses soucis autour de son appartement, de ses rêves de
buildings construits de matériaux hétéroclites à Paris, et d’une maison africaine,
lieu paradisiaque de son enfance, perdue par la famille dans des circonstances
dramatiques.
« Vous êtes en deuil d’une maison, lui
dis-je.
-Maison ? répond-elle,
je ne comprends pas, je ne vois pas ce que vous voulez dire, les mots me
manquent. »
Son
discours est volubile, rapide, fébrile, mais tendu dans une excitation froide
et abstraite. Elle ne cesse de se servir du langage : « Mon métier de professeur, dit-elle, m’oblige à parler sans
arrêt, mais j’explique la vie des autres, je n’y suis pas ; et même quand
je parle de la mienne, c’est comme si je parlais d’un étranger. » L’objet de sa tristesse, elle le porte inscrit dans la douleur de sa peau et de
sa chair, et jusque dans la soie de son chemisier qui lui colle au corps. Il ne
passe toutefois pas dans sa vie mentale, il fuit sa parole, ou plutôt : la
parole d’Anne a abandonné le chagrin et sa Chose pour construire sa logique et
sa cohérence désaffectée, clivée. Comme on fuit une souffrance en se jetant à
« corps perdu » dans une occupation aussi réussie qu’insatisfaisante.
Aussi
le dépressif est-il un observateur lucide, veillant nuit et jour sur ses
malheurs et malaises, et cette obsession inspectrice le
laisse perpétuellement dissocié de sa vie affective au cours des
périodes « normales » séparant les accès mélancoliques. Il donne
cependant l’impression que son armure symbolique n’est pas intégrée, que sa
carapace défensive et le langage dans sa fonction défensive - n’est pas introjectée. La parole du dépressif est un masque
– belle façade taillée dans une « langue étrangère ».
Le ton qui fait la chanson.
Cependant,
si la parole dépressive évite la signification phrastique, son sens (sémiotique) n’est
pas complètement tari. Il se dérobe parfois (comme on le verra dans l’exemple
qui suit) dans le ton de la voix qu’il faut savoir entendre pour y déchiffrer
le sens de l’affect. Des travaux sur
la modulation tonale de la parole déprimée nous en apprennent et nous en
apprendront long sur certains dépressifs qui, dans le discours, se montrent
désaffectés mais qui, au contraire, gardent une forte et variée émotivité
cachée dans l’intonation ; ou bien sur d’autres dont
l’ « émoussement affectif » est conduit jusqu’au registre tonal
qui demeure (parallèlement à la séquence phrastique brisée en « ellipses
non recouvrables ») plat et grevé de silences.
En
cure analytique, cette importance du registre supra-segmental de la parole (intonation, rythme) devrait conduire l’analyste, d’une part, à
interpréter la voix et, d’autre part, à désarticuler la chaîne signifiante
banalisée et dévitalisée, pour en extraire le sens caché inconscient, qui se
dérobe dans les plis des intonations, des morphèmes et des phonèmes, ce sens
que j’appellerai infrasignifiants du discours
dépressif qui se dissimule dans les fragments de lexèmes, dans des syllabes ou
groupes phoniques cependant étrangement sémantisés,
mais seulement dans l’écoute contre-transferentielle.
Anne se plaint en analyse d’états
d’abattement, de désespoir, de perte de goût de la vie, qui la conduisent
fréquemment à se retirer des jours entiers dans son lit, refusant de parler et
de manger (l’anorexie pouvant alterner avec la boulimie), prête, souvent, à
avaler le tube de somnifères sans avoir cependant jamais franchi le seuil
fatidique. Cette intellectuelle, parfaitement insérée dans une équipe
d’anthropologues, dévalorise cependant toujours son métier et ses réalisations,
se disant « incapable », « nulle », « indigne »,
etc. Nous avons analysé, au tout début de la cure, le rapport conflictuel
qu’elle entretient avec sa mère, pour constater que la patiente a opéré un
véritable avalement de l’objet maternel haï, mais conservé ainsi au fond
d’elle-même et devenu source de rage contre elle-même et de sentiment de vide
intérieur. Toutefois, j’avais l’impression, évidemment la conviction contretransférentielle,
que l’échange verbal conduisait à une rationalisation des symptômes mais non
pas à leur élaboration (Durcharbeitung). Anne me
confirmait dans cette conviction : « Je parle, disait-elle souvent, comme
au bord des mots et j’ai le sentiment d’être au bord de ma peau, mais le fond
de mon chagrin demeure intouchable. »
J’ai pu
interpréter ces propos comme un refus hystérique de l’échange castrateur avec
moi. Cette interprétation ne semblait toutefois pas suffisante, compte tenu de
l’intensité de la plainte dépressive et de l’importance du silence qui soit
s’installait, soit morcelait le discours de manière « poétique »,
indéchiffrable par moments. Je dis : « Au bord des mots, mais au sein
de la voix, car votre voix se trouble quand vous me parlez de cette tristesse
incommunicable. » Cette interprétation, dont on entend bien la valeur
séductrice, peut avoir, dans le cas d’un patient dépressif, le sens de
traverser l’apparence défensive et vide du signifiant linguistique et de
chercher l’emprise (Bemächtigung) sur l’objet
archaïque (le pré-objet, la Chose) dans le registre des inscriptions vocales.
Or, il se trouve que cette patiente a souffert dans les premières années de sa
vie de graves maladies de peau et qu’elle a été sans doute privée et du contact
avec la peau de sa mère, et de l’identification à l’image du visage maternel
dans le miroir. J’enchaîne : « Ne
pouvant pas toucher votre mère, vous vous cachiez au-dessous de votre peau,
« au bord de la peau » ; et dans cette cachette, vous enfermiez
votre désir et votre haine contre elle dans le son de votre voix, puisque vous
entendiez la sienne au loin. »
Nous
sommes ici dans les régions du narcissisme primaire, où se constitue l’image du
moi et où, précisément, l’image du futur dépressif n’arrive pas à se consolider
dans la représentation verbale. La raison en est que le deuil de l’objet n’est
pas fait dans cette représentation verbale. Au contraire, l’objet est comme
enterré – et dominé – par des affects jalousement gardés et,
éventuellement, dans des vocalises qui traduisent les affects de manière quasi
immanente, en tout cas plus proche que la traduction produite par le langage
(dit «langue maternelle » mais de fait acquise par l’investissement du « père de la
préhistoire individuelle » d’ abord, et dans le conflit oedipien en définitive) . Je pense que l’analyste peut et doit
pénétrer jusqu’à ce niveau vocal du discours par son interprétation, sans
craindre d’être intrusif. En donnant un sens aux affects tenus secrets à cause
de l’emprise sur le pré-objet archaïque, l’interprétation à la fois reconnaît
cet affect, mais aussi le langage secret que le dépressif lui donne (ici, la
modulation vocale), lui ouvrant aussi une voie de passage au niveau des mots et
des processus secondaires. Ceux-ci – donc le langage – jusqu’à
présent considérés vides, parce que coupés des inscriptions affectives et
vocales, se revitalisent du fait de cette reconnaissance du « code
secret » du dépressif qu’est la dimension sémiotique (musicale-et-affective) ;
et peuvent devenir un espace de désir, c’est-à-dire de sens pour le sujet.
Un autre exemple extrait du discours de la même patiente montrera combien une destruction
apparente de la chaîne signifiante (et non plus la mélodie) la soustrait au déni
où la déprimée s’est bloquée, et lui confère les inscriptions affectives que la
dépressive meurt de tenir secrètes.
De
retour de vacances d’Italie, Anne me raconte un rêve. Il y a un procès, comme
le procès de Barbie : je fais l'accusation, tout le monde est convaincu, Barbie
est condamné. Elle se sent soulagée, comme si on l'avait libérée elle-même
d'une torture possible de la part d'un quelconque tortionnaire, mais elle n'est
pas là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle préfère dormir,
sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de douleur qui cependant
l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... J’entends l'excitation
maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans ses relations avec sa mère
et, parfois, avec ses partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ».
Mais j'entends aussi : « Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image
», et je pense à sa plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis :
« A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou ailleurs, là où est
votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas naître. »
Je décompose le mot «
tortionnaire » : je le torture en somme, je lui inflige cette violence que
j'entends enterrée dans la parole souvent dévitalisée, neutre, d'Anne
elle-même. Cependant, cette torture que je fais apparaître au grand jour des
mots provient de ma complicité avec sa douleur : de ce que je crois être
mon écoute attentive, reconstituante, gratifiante de ses malaises innommés, de
ces trous noirs de douleur, dont Anne connaît le sens affectif mais dont elle
ignore la signification. Tortionnaire : Le torse, le sien sans doute, mais
lové à celui de sa mère dans la passion du fantasme inconscient; deux torses
qui ne se sont pas touchés quand Anne était bébé, et qui s'éclatent maintenant,
dans la rage des paroles au moment des disputes des deux femmes. Elle — io — veut naître par l'analyse, se
faire un autre corps. Mais accolée sans représentation verbale au torse de sa
mère, elle ne parvient pas à nommer ce désir, elle n’a pas la signification
de ce désir (le symbolique). Or, ne pas avoir la signification du désir,
c'est ne pas avoir le désir lui-même. C'est être prisonnier de l'affect, de la
Chose archaïque, des inscriptions primaires des affects et des émotions dans le
sémiotique. C'est là précisément que règne l'ambivalence, et que la haine pour
la Chose-mère se transforme immédiatement en dévalorisation de soi... Anne enchaîne en confirmant mon
interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de la torture et
de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce moment, elle
est envahie par la peur d'être
stérile et par l'envie sous-jacente de donner
naissance à une fille: « J'ai rêvé
que de mon corps sortait une petite fille, le portrait craché de ma mère, alors
que je vous ai souvent dit que lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me
représenter son visage, comme si elle était morte avant que je naisse et
qu'elle m'entraînait dans cette mort. Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle
qui revit... »
D’un côté : la Mère Chose,
morte/mourante/mortifère. De l’autre : la Mère Objet passionnel,
tortionnaire/persécutrice/maniaque. Telle apparait, à l’écoute de sa parole, la
structure bipolaire d’Anne.
La tristesse retient la haine
Une construction
symbolique ainsi acquise sur une telle adhésion sémiotique à la Chose, une
subjectivité bâtie sur une telle base peuvent s’effondrer facilement lorsque
l’expérience de nouvelles séparations, ou de nouvelles pertes, ravive l’objet
du déni primaire du symbolique et bouscule l’omnipotence qui s’était préservée
au prix de ce déni. Le signifiant langagier qui était un semblant, est emporté
alors par les émois, comme une digue par une houle océanique. Telle une
inscription primaire de la perte qui perdure en deçà du déni, l’affect de
tristesse submerge le sujet. Mon affect de tristesse est l’ultime témoin
cependant muet que j’ai, malgré tout,
perdu la Chose archaïque de l’emprise omnipotente. Cette tristesse est le
filtre ultime de l’agressivité, la retenue narcissique de la haine qui ne
s’avoue pas, non par simple pudeur morale ou surmoïque, mais parce que dans la
tristesse le moi est encore confondu avec l’autre/Chose, il la porte en soi, il
introjecte sa propre projection omnipotente et en jouit. Le chagrin serait
ainsi le négatif de l’omnipotence, l’indice premier et primaire que
l’autre/Chose m’échappe, mais que le moi, cependant, ne s’accepte pas
abandonné. – En ce sens, le chagrin lui-même, fut-ce dans le silence, comme le silence lui-même et la plainte sont déjà en un sens « bi-polaires »,
potentiellement maniaques. L’interprétation se doit alors d’être
délicate : de respecter leur refuge dans le havre sémiotique en symbiose
possessive avec la Chose, tout en pointant l’agressivité maniaque qui s’y
protège ; et qu’une interprétation délicate, évitant d’être explicative
mais en empathie avec la dimension
sémiologique du langage, peut autoriser à se faire entendre, pour ainsi
seulement s’élaborer.
Destin occidental de la traduction
Ainsi
donc, si la tristesse retient la haine, c’est bien ma capacité de la nommer et
de l’élucider –de nommer et d’élucider mes ambivalences amour/haine, mes
latences dépressives – qui fait de cette transposition des affects dans
le langage un contre-dépresseur.
Je
dis « transposition » des affects dans le langage et je dois ajouter
qu’il existe des modalités de cette transposition qui varient non seulement
d’une structure psychique à l’autre, d’une personne à l’autre, mais aussi d’une
culture à l’autre et même d’une époque historique à l’autre. La civilisation
occidentale (greco-judéo-chrétienne) fait le pari sur
la traductibilité. « Je peux nommer vrai » ainsi peut se résumer
notre ambition qui, en cheminant par l’onto-théologie, ouvre la voie aux
sciences de l’homme et à l’aventure si singulière de la psychanalyse. Que
disons-nous, par nos interprétations-traductions ?
Nous
disons que l’Etre qui me déborde – y compris l’être de l’affect –
peut trouver son expression adéquate ou quasi adéquate. Le pari de la traductibilité
est aussi un pari de maîtriser l’objet originaire et, en ce sens, une tentative
de combattre la dépression (due à un pré-objet envahissant dont je ne peux
faire le deuil) par une cascade de signes destinée précisément à capter l’objet
de joie, de peur, de douleur. La métaphysique grecque-juive-chrétienne, avec
son obsession de traductibilité, est un discours de la douleur dite et soulagée
par cette nomination même : elle fait le pari que les troubles bipolaires
sont dépassables. D’autres cultures, comme la
chinoise, semblent être moins des cultures de la traduction que de la
transcription, qui peuvent ignorer, dénier la Chose originaire, pour disséminer
la douleur au profit de la légèreté des signes recopiés ou enjoués, mais sans
dedans et sans vérité. L’avantage de ces civilisations qui opèrent sur ce
modèle de l’écriture (et non du langage ou du verbe) consiste à les rendre
aptes à marquer l’immersion (et non la séparation) du sujet dans le cosmos, son
immanence mystique avec le monde : comme le fait l’écriture chinoise
mimant la « processivité » (selon François
Jullien) du Tao, où se résorbent et
se ressourcent l’homme et la femme. Mais, comme me l’avoue un ami chinois, une
telle culture est sans moyens devant l’irruption de la douleur. « Il me
manque quelqu’un à investir, un objet à croire en lui », confie cet ami.
Ce manque est-il un avantage ou une défaillance ? J’entends que, sous l’emprise de
cette douleur sans échappatoire, mon ami est tenté de s’adresser soit à la religion du salut ; soit à la
psychanalyse pour apprendre le transfert, grâce auquel la séparation mais aussi
la perte deviennent traductibles - donc tolérables. Voilà qui présage d’un avenir pour la
psychanalyse chez le géant chinois qui fascine quand il ne
panique pas l’Occident.
L’homme et la femme occidental(e), au contraire, est persuadé de pouvoir traduire sa mère. Il y croit, certes, à son emprise et à sa
possession : mais pour la traduire, c’est-à-dire la trahir, la transposer,
s’en libérer. Ce mélancolique que nous sommes triomphe sur sa tristesse d’être
séparé de l’objet aimé, par un incroyable effort à maîtriser les signes de
sorte à les faire correspondre à des vécus originaires, innommables,
traumatiques. Est-ce dire que le déprimé endolori se fait maniaque en se prenant pour un Créateur, à force
de sublimations, de personnalisations- individuations- créations ?
Pas
vraiment. Car cette croyance dans la traductibilité (« maman est nommable,
Dieu est nommable fut-ce à l’infini ») conduit certes à un discours fortement
individualisé, évitant la stéréotypie et le cliché, aussi bien qu’à la
profusion des styles personnels. Mais par là-même, et malgré la tentation en
effet maniaque d’une Oeuvre-Fétiche
ou d’une Méta-théorie totalisante que risque de nous imposer cet enthousiasme interprétatif, ce
« voyage au bout de la nuit » qu’est l’écriture devrait aboutir à la trahison par excellence de la Chose unique et en soi (de la Res divina) :
si toutes les manières de la nommer sont permises, la Chose postulée en soi ne
se dissout-elle pas dans les mille et une manières de la nommer ? La
traductibilité postulée à l’origine aboutit en la multiplicité des traductions
possibles. Le mélancolique potentiel qu’est le sujet occidental, devenu
traducteur acharné, s’achève en joueur affirmé ou en athée potentiel. La
croyance initiale en la traduction se transforme en une croyance dans la
performance stylistique pour laquelle l’en-deçà du texte, son autre, fût-il
originaire, compte moins que le jeu lui-même, qui éclate de et dans son
inconsistance.
Il
nous reste par conséquent une seule croyance : non plus celle en un objet
absolu à traduire (Mère, Père ou Divin), mais la croyance dans la traduction
comme expérience : Freud dit, « analyse interminable ». Une
seule manière de traverser la dépression : la traduction ? Mais de la
traverser à fond, par-delà la peau
morte des éléments de langage : par cette expérience où signification et
affect sont réunis et redécomposés dans la chair des
mots. Par la traduction comme acte imaginaire, comme écriture au sens
proustien du mot : aucun « message », mais de fugaces « narratèmes » qui comme les idées sont « des
succédanées du chagrin », « transsubstantiations », « écrites dans une langue
étrangères ». De l’association libre, antichambre de l’écriture, à
l’écriture : la psychanalyse nous fait découvrir, dans le langage, le plus séduisant, le plus subtil des
contre-dépresseurs. Qui pulvérise l’oscillation bipolaire elle-même, et jusque la sagesse du sage renoncement, en éclats d’ironie.
Pour finir remarques, je vous ferai résonner quelques propos d’un bipolaire
célèbre, Marcel Proust encore :
« Les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. (CSB, 305) ;
« le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas à l’inventer, puisqu’il
existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un
écrivain sont ceux d’un traducteur » (TR, RTP IV., 46°).
L’imagination,
mon seul organe pour jouir de la beauté, ne serait-ce pas cela, l’exquise
sagesse du créateur bipolaire, si et seulement si il a su nommer ses troubles?
Julia Kristeva
1.3.2012
Journées d'études d'Espace analytique - Ces troubles qu'on appelle bipolaires et la psychanalyse, 10 mars 2012
[1] Cf. « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Payot, 1968,
p.147-177.
[2] Gérard de Nerval, Aurélia dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade »,
1952, tome I, p. 377.
[3] Sigmund Freud, « Le moi et le ça » (1923) dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
1976, p. 200 ; S.E., t. XIX, p.
31 ; G.W., t. XIII, p. 258.
[4] Voir notre Révolution du langage poétique, Paris,
Seuil, 1974, chap. A. I., p. 22-23 et p. 41-42.
[5] Rappelons les progrès de la
pharmacologie dans ce domaine : découverte en 1952 par Delaye et Deniker
de l’action des neuroleptiques sur les états d’excitation ; emploi en 1957
par Kuhn et Kline des premiers antidépresseurs majeurs ; maîtrise, au
début des années 60, par Schou de l’utilisation des sels de lithium.