
                Troubles bipolaires
                  
                
                Traduire la douleur, ou le langage comme
                  contre-dépresseur.
  
                 
                Merci à
                  Alain Vanier de m’avoir invitée à cette réflexion sur
  « les troubles qu’on appelle bipolaires », en me suggérant de
                  reprendre quelques points centraux de mon Soleil noir, dépression et mélancolie (1987). J’ai choisi de  n’aborder le
                  thème de vos journées qu’indirectement, par le biais du langage, puisque c’est
                  par la parole déprimée ou mélancolique que l’analyste  aborde le « trouble » :
                  que nous révèle cette parole ? ou plus
                  directement : le langage peut-il être un contre-dépresseur sinon un anti-dépresseur ? J’espère qu’on entendra, dans ce
                  cadre que je me donne pour notre échange aujourd’hui, comment une certaine
  écoute du langage peut aussi traverser voire déconstruire la bi-polarité elle-même.
  
                Deux
                  repères théoriques, pour introduire à ma démonstration : 1. la distinction
                  de je fais, suite  à Lacan mais
                  différemment, entre Chose et Objet ; 2. Ma conception du langage non comme
                  une « structure », mais comme un processus de
  « signifiance », articulant deux modalités : le sémiotique et le
                  symbolique.
  
                
                  
                
                Chose
                  ou objet 
                  
                
                Le
                  dépressif narcissique est  en deuil
                  non pas d’un Objet (« L’ombre de l’objet est tombé sur le moi » de
                  Freud [1]) mais de la Chose. Appelons
                    ainsi le réel rebelle à la signification, le pôle d’attrait et de répulsion,
                    demeure de la sexualité, de laquelle se détachera l’Objet du désir.
  
                            Gérard
                  de Nerval en donne une métaphore éblouissante, suggérant une insistance sans
                  présence, une lumière sans représentation : la Chose est un soleil rêvé,
                  clair et noir à la fois. « Chacun
                    sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la
                    perception d’une clarté beaucoup plus vive. »[2] C’est bien cette clarté invisible qu’il nous revient
                      d’entendre dans le langage du déprimé, dans son deuil impossible.
  
                            En
                  effet, depuis cet attachement archaïque, le dépressif a l’impression d’être
                  déshérité d’un suprême bien innommable, de quelque chose d’irreprésentable, que
                  seule peut-être une dévoration pourrait figurer, une invocation pourrait indiquer, mais qu’aucun mot ne saurait
                  signifier. L’« identification primaire » avec le « père de la
                  préhistoire personnelle » [3] serait
                    le moyen, le trait d’union qui lui permettrait de faire le deuil de la Chose.
                    L’identification primaire amorce la compensation de la Chose, en même temps que
                    l’arrimage du sujet à une autre dimension, celle de l’adhésion imaginaire, qui
                    n’est pas sans rappeler le lien de la foi, lequel précisément s’écroule chez le
                    dépressif.
  
                            On
                  a pu supposer par conséquent  le
                  dépressif, athée – privé de sens, privé de valeur. Il se déprécierait de
                  redouter ou d’ignorer l’Au-delà symbolique, paternel. Cependant, quelque athée
                  qu’il soit, le désespéré est un mystique : il adhère à son pré-objet, non
                  pas croyant en Toi, mais adepte muet et inébranlable de son propre contenant
                  indicible. A cette orée de l’étrangeté, il consacre ses larmes et sa
                  jouissance.
  
                            L’affect dépressif remplace
                  l’interruption du sens de la vie et du langage communiquant : l’affect
                  comme indice de ce permanent « ça n’a pas de sens » du dépressif. En
                  même temps, cette tristesse désolante mais chérie et cultivée protège le sujet
                  dépressif contre le passage à l’acte suicidaire.
  
                            Cependant,
                  la protection  de la vie par le
                  biais de  l’affect ou l’humeur
                  de« tristesse » s’avère  fragile. Pourquoi ? Parce que l’humeur et l’affect n’est pas un
                  langage, mais jouxte un langage qui revêt chez le déprimé une inconsistance
                  particulière. Nous le verrons en analysant le langage dépressif comme une
                  signifiance qu’articulent deux modalités : le sémiotique et le symbolique.  Nous verrons que le déni dépressif qui
                  annihile le sens du symbolique annihile aussi le sens de l’acte et conduit le
                  sujet à commettre le suicide sans angoisse de désintégration, comme une réunion
                  avec la non-intégration archaïque aussi létale que jubilatoire,
  « océanique ».
  
                 
                  
                
                En
                  disant « sémiotique », je reprends l’acception grecque du terme
  « semeion » : marque distinctive,
                  trace, indice, signe précurseur, preuve, signe gravé ou écrit, empreinte,
                  figuration. Il s’agit de ce que la psychanalyse freudienne indique en postulant
                  le frayage et la disposition structurante des pulsions mais aussi des processus dits primaires qui déplacent et condensent des énergies de même que leur
                  inscription. Charges « énergétiques » en même temps que marques
  « psychiques », les pulsions articulent ce que j’appelle un
                  pré-espace, espace avant l’espace,  Platon dans le Théétète dit
                  une chora : une totalité non expressive
                  constituée par ces pulsions et leurs stases en une motilité aussi mouvementée que réglementée.
  
                            En
                  revanche, j’identifie  le symbolique avec le  jugement et  la phrase. Je  distingue donc le  sens
                    sémiotique (les pulsions et leurs articulations) du domaine de la signification symbolique , qui est toujours celle d’une
                  proposition ou d’un jugement : c’est-à-dire un domaine de positions. Cette positionnalité, que la phénoménologie husserlienne
                  orchestre à travers les concepts de doxa et
                  de thèse, se structure comme une
                  coupure dans le procès de la signifiance, instaurant l’identification du sujet et des ses objets comme conditions de la propositionnalité. J’appelle cette coupure produisant la
                  position de la signification une phase thétique,
                  qu’elle soit énonciation de mot ou de la phrase : toute énonciation exige
                  une identification, c’est-à-dire une séparation du sujet de et dans son image,
                  en même temps que de et dans ses objets ; elle exige au préalable leur
                  position dans un espace (qui n’est plus la chora) devenu désormais symbolique,
                  du fait qu’il relie les deux positions ainsi séparées pour les enregistrer ou
                  les redistribuer dans une combinatoire de positions désormais
  « ouvertes ». [4] L’Œdipe en serait l’économie psycho-sexuelle.
  
                 
                  
                
                L’enchaînement brisé : une hypothèse
                  biologique. [5]
  
                Rappelons-nous
                  maintenant la parole du déprimé : répétitive et monotone. Dans
                  l’impossibilité d’enchaîner, la phrase s’interrompt, s’épuise, s’arrête. Les
                  syntagmes mêmes ne parviennent pas à se formuler. Un rythme répétitif, une
                  mélodie monotone, viennent dominer les séquences logiques brisées et les
                  transformer en litanies récurrentes, obsédantes. Enfin, lorsque cette
                  musicalité frugale s’épuise à son tour, ou simplement ne réussit pas à
                  s’installer à force de silence, le mélancolique semble suspendre avec la
                  profération toute idéation, sombrant dans le blanc de l’asymbolie ou dans le
                  trop-plein d’un chaos idéatoire inordonnable.
  
                            Le
                  discours médical observe que la succession des émotions, mouvements, actes ou
                  paroles, considérée comme normale parce que statistiquement prévalente,
                  se trouve entravée dans la dépression : le rythme du comportement global
                  est brisé, acte et séquence n’ont plus ni temps ni lieu pour s’effectuer. Si
                  l’état non dépressif était la capacité d’enchaîner (de « concaténer »),
                  le dépressif, au contraire, rivé à sa douleur, n’enchaîne plus et, en
                  conséquence, n’agit ni ne parle.
  
                 
                  
                
                Le saut psychanalytique : enchaîner et
                  transposer.
  
                 
                  
                
                            Je
                  reviens à ma distinction sémiotique/symbolique.
  
                            Du
                  point de vue du psychanalyste, la possibilité d’enchaîner des signifiants
                  (paroles ou actes) semble dépendre d’un deuil
                    accompli vis-à-vis d’un objet archaïque et indispensable, aussi bien que
                  des émotions qui s’y rattachent. Le deuil de la Chose qui fait d’elle un Objet
                  dont je puis me séparer, s’accompagne d’un glissement progressif du mode sémiotique (des écholalies collées
                  aux humeurs et affects) au mode
                    symbolique (signe et syntaxe).  C’est dire que l’acquisition du langage comme acte reliant, forcément
                  dialogique et ainsi seulement conférant sens et signification, est un
                  mouvement  de transposition qui comprend deux versants : le deuil
                  accompli  de la Chose, ainsi que le
                  passage et l’adhésion du sujet à un registre de signes (signifiants de par
                  l’absence de l’objet, précisément, et susceptibles à cette condition seulement
                  de s’ordonner en séries logiques).  L’apprentissage du langage par l’enfant en témoigne de cette double
                  transposition : Chose-Objet ; sémiotique-symbolique. Le déprimé en
                  est un autre témoin, à rebours, lorsqu’il renonce à signifier et s’immerge dans
                  le silence de la douleur ou le spasme des larmes qui commémorent les
                  retrouvailles avec la Chose.
  
                            Le
                  déprimé a acquis le langage (il n’est ni autiste ni psychotique), ce qui veut
                  dire qu’il s’est séparé de la Chose (maternelle, naturelle) puisqu’il sait la
                  nommer, et qu’il en parle. Mais il dénie cette
                  séparation et le langage qui s’en est suivi, par impossibilité de renoncer à sa
                  possession/jouissance de la Chose et aux attaches sémiotiques qui le nouent à
                  elle.  Le « signifiant »
                  sans la Chose et ses affects qu’elle a captés, raptés,
                  encryptés – autrement dit, le signifiant du langage stricto sensu le laisse orphelin, endeuillé, il s’y sent étranger,
                  abandonné, incapable, nul, suicidaire. C’est du côté du pré-objet perdu, du côté
                  de la Chose, que restent encryptés les affects de besoin et de désir, dont le
                  déprimé se sent par conséquent comme dépossédé, et dont seule la tristesse porte témoignage.
  
                 
                  
                
                Langue morte et Chose enterrée vivante.
                  
                
                 
                  
                
                            Dans
                  le cas idéal, l’être parlant  parvient
  à faire un avec son discours : la parole n’est-elle pas notre
  « seconde nature » ? Au contraire, le dire du dépressif est pour
                  lui comme une peau étrangère : le mélancolique est comme un étranger dans
                  sa langue maternelle. Il a perdu le sens – la valeur – du langage
                  qu’on appelle la langue maternelle, faute de perdre sa mère. La langue morte
                  qu’il parle et qui annonce son suicide cache une Chose enterrée vivante. Mais
                  celle-ci, il ne la traduira pas pour ne pas la trahir : elle restera emmurée
                  dans  l’affect indicible, captée
                  analement, sans issue, c’est là que s’est retirée, où a trouvé une retraite, sa
  « langue maternelle » qu’il possède et qui le possède.
  
                            Une patiente sujette à de fréquents accès de
                  mélancolie est venue à notre premier entretien avec un chemisier de couleur
                  vive sur lequel était inscrit d’innombrables fois le mot « maison ».
                  Elle me parlait de ses soucis autour de son appartement, de ses rêves de
                  buildings construits de matériaux hétéroclites à Paris, et d’une maison africaine,
                  lieu paradisiaque de son enfance, perdue par la famille dans des circonstances
                  dramatiques.
  
                « Vous êtes en deuil d’une maison, lui
                  dis-je.
  
                -Maison ? répond-elle,
                  je ne comprends pas, je ne vois pas ce que vous voulez dire, les mots me
                  manquent. »
  
                Son
                  discours est volubile, rapide, fébrile, mais tendu dans une excitation froide
                  et abstraite. Elle ne cesse de se servir du langage : « Mon métier de professeur, dit-elle, m’oblige à parler sans
                    arrêt, mais j’explique la vie des autres, je n’y suis pas ; et même quand
                    je parle de la mienne, c’est comme si je parlais d’un étranger. » L’objet de sa tristesse, elle le porte inscrit dans la douleur de sa peau et de
                  sa chair, et jusque dans la soie de son chemisier qui lui colle au corps. Il ne
                  passe toutefois pas dans sa vie mentale, il fuit sa parole, ou plutôt : la
                  parole d’Anne a abandonné le chagrin et sa Chose pour construire sa logique et
                  sa cohérence désaffectée, clivée. Comme on fuit une souffrance en se jetant à
  « corps perdu » dans une occupation aussi réussie qu’insatisfaisante.
  
                 
                  
                
                            Aussi
                  le dépressif est-il un observateur lucide, veillant nuit et jour sur ses
                  malheurs et malaises, et cette obsession inspectrice le
                    laisse perpétuellement dissocié de sa vie affective au cours des
                  périodes « normales » séparant les accès mélancoliques. Il donne
                  cependant l’impression que son armure symbolique n’est pas intégrée, que sa
                  carapace défensive et le langage dans sa fonction défensive - n’est pas introjectée. La parole du dépressif est un masque
  – belle façade taillée dans une « langue étrangère ».
  
                 
                  
                
                Le ton qui fait la chanson.
                  
                
                 
                  
                
                            Cependant,
                  si la parole dépressive évite la signification phrastique, son sens (sémiotique) n’est
                  pas complètement tari. Il se dérobe parfois (comme on le verra dans l’exemple
                  qui suit) dans le ton de la voix qu’il faut savoir entendre pour y déchiffrer
                  le sens de l’affect. Des travaux sur
                  la modulation tonale de la parole déprimée nous en apprennent et nous en
                  apprendront long sur certains dépressifs qui, dans le discours, se montrent
                  désaffectés mais qui, au contraire, gardent une forte et variée émotivité
                  cachée dans l’intonation ; ou bien sur d’autres dont
                  l’ « émoussement affectif » est conduit jusqu’au registre tonal
                  qui demeure (parallèlement à la séquence phrastique brisée en « ellipses
                  non recouvrables ») plat et grevé de silences.
  
                            En
                  cure analytique, cette importance du registre supra-segmental de la parole (intonation, rythme) devrait conduire l’analyste, d’une part, à
                  interpréter la voix et, d’autre part, à désarticuler la chaîne signifiante
                  banalisée et dévitalisée, pour en extraire le sens caché inconscient, qui se
                  dérobe dans les plis des intonations, des morphèmes et des phonèmes, ce sens
                  que j’appellerai infrasignifiants du discours
                  dépressif qui se dissimule dans les fragments de lexèmes, dans des syllabes ou
                  groupes phoniques cependant étrangement sémantisés,
                  mais seulement dans l’écoute contre-transferentielle.
  
                 
                  
                
                            Anne se plaint en analyse d’états
                  d’abattement, de désespoir, de perte de goût de la vie, qui la conduisent
                  fréquemment à se retirer des jours entiers dans son lit, refusant de parler et
                  de manger (l’anorexie pouvant alterner avec la boulimie), prête, souvent, à
                  avaler le tube de somnifères sans avoir cependant jamais franchi le seuil
                  fatidique. Cette intellectuelle, parfaitement insérée dans une équipe
                  d’anthropologues, dévalorise cependant toujours son métier et ses réalisations,
                  se disant « incapable », « nulle », « indigne »,
                  etc. Nous avons analysé, au tout début de la cure, le rapport conflictuel
                  qu’elle entretient avec sa mère, pour constater que la patiente a opéré un
                  véritable avalement de l’objet maternel haï, mais conservé ainsi au fond
                  d’elle-même et devenu source de rage contre elle-même et de sentiment de vide
                  intérieur. Toutefois, j’avais l’impression, évidemment la conviction contretransférentielle,
                    que l’échange verbal conduisait à une rationalisation des symptômes mais non
                    pas à leur élaboration (Durcharbeitung). Anne me
                    confirmait dans cette conviction : « Je parle, disait-elle souvent, comme
                  au bord des mots et j’ai le sentiment d’être au bord de ma peau, mais le fond
                  de mon chagrin demeure intouchable. »
  
                            J’ai pu
                  interpréter ces propos comme un refus hystérique de l’échange castrateur avec
                  moi. Cette interprétation ne semblait toutefois pas suffisante, compte tenu de
                  l’intensité de la plainte dépressive et de l’importance du silence qui soit
                  s’installait, soit morcelait le discours de manière « poétique »,
                  indéchiffrable par moments. Je dis : « Au bord des mots, mais au sein
                  de la voix, car votre voix se trouble quand vous me parlez de cette tristesse
                  incommunicable. » Cette interprétation, dont on entend bien la valeur
                  séductrice, peut avoir, dans le cas d’un patient dépressif, le sens de
                  traverser l’apparence défensive et vide du signifiant linguistique et de
                  chercher l’emprise (Bemächtigung) sur l’objet
                  archaïque (le pré-objet, la Chose) dans le registre des inscriptions vocales.
                  Or, il se trouve que cette patiente a souffert dans les premières années de sa
                  vie de graves maladies de peau et qu’elle a été sans doute privée et du contact
                  avec la peau de sa mère, et de l’identification à l’image du visage maternel
                  dans le miroir. J’enchaîne : « Ne
                    pouvant pas toucher votre mère, vous vous cachiez au-dessous de votre peau,
  « au bord de la peau » ; et dans cette cachette, vous enfermiez
                    votre désir et votre haine contre elle dans le son de votre voix, puisque vous
                    entendiez la sienne au loin. »
  
                            Nous
                  sommes ici dans les régions du narcissisme primaire, où se constitue l’image du
                  moi et où, précisément, l’image du futur dépressif n’arrive pas à se consolider
                  dans la représentation verbale. La raison en est que le deuil de l’objet n’est
                  pas fait dans cette représentation verbale. Au contraire, l’objet est comme
                  enterré – et dominé – par des affects jalousement gardés et,
  éventuellement, dans des vocalises qui traduisent les affects de manière quasi
                  immanente, en tout cas plus proche que la traduction produite par le langage
                  (dit «langue maternelle » mais de fait acquise par  l’investissement du « père de la
                  préhistoire individuelle » d’ abord, et dans le conflit oedipien en définitive) .  Je pense que l’analyste peut et doit
                  pénétrer jusqu’à ce niveau vocal du discours par son interprétation, sans
                  craindre d’être intrusif. En donnant un sens aux affects tenus secrets à cause
                  de l’emprise sur le pré-objet archaïque, l’interprétation à la fois reconnaît
                  cet affect, mais aussi le langage secret que le dépressif lui donne (ici, la
                  modulation vocale), lui ouvrant aussi une voie de passage au niveau des mots et
                  des processus secondaires. Ceux-ci – donc le langage – jusqu’à
                  présent considérés vides, parce que coupés des inscriptions affectives et
                  vocales, se revitalisent du fait de cette reconnaissance du « code
                  secret » du dépressif qu’est la dimension sémiotique (musicale-et-affective) ;
                  et peuvent devenir un espace de désir, c’est-à-dire de sens pour le sujet.
  
                  Un autre exemple extrait du discours de la même patiente montrera combien une destruction
                  apparente de la chaîne signifiante (et non plus la mélodie) la soustrait au déni
                  où la déprimée s’est bloquée, et lui confère les inscriptions affectives que la
                  dépressive meurt de tenir secrètes.
  
                De
                  retour de vacances d’Italie, Anne me raconte un rêve. Il y a un procès, comme
                  le procès de Barbie : je fais l'accusation, tout le monde est convaincu, Barbie
                  est condamné. Elle se sent soulagée, comme si on l'avait libérée elle-même
                  d'une torture possible de la part d'un quelconque tortionnaire, mais elle n'est
                  pas là, elle est ailleurs, tout cela lui semble creux, elle préfère dormir,
                  sombrer, mourir, ne jamais se réveiller, dans un rêve de douleur qui cependant
                  l'attire irrésistiblement, « sans aucune image »... J’entends l'excitation
                  maniaque autour de la torture qui saisit Anne dans ses relations avec sa mère
                  et, parfois, avec ses partenaires, dans les intervalles de ses « déprimes ».
                  Mais j'entends aussi : « Je suis ailleurs, rêve de douleur-douceur sans image
  », et je pense à sa plainte dépressive d'être malade, d'être stérile. Je dis :
  « A la surface : des tortionnaires. Mais plus loin, ou ailleurs, là où est
                  votre peine, il y a peut-être : torse-io-naître/pas naître. »
  
                Je décompose le mot «
                  tortionnaire » : je le torture en somme, je lui inflige cette violence que
                  j'entends enterrée dans la parole souvent dévitalisée, neutre, d'Anne
                  elle-même. Cependant, cette torture que je fais apparaître au grand jour des
                  mots provient de ma complicité avec sa douleur : de ce que je crois être
                  mon écoute attentive, reconstituante, gratifiante de ses malaises innommés, de
                  ces trous noirs de douleur, dont Anne connaît le sens affectif mais dont elle
                  ignore la signification. Tortionnaire : Le torse, le sien sans doute, mais
                  lové à celui de sa mère dans la passion du fantasme inconscient; deux torses
                  qui ne se sont pas touchés quand Anne était bébé, et qui s'éclatent maintenant,
                  dans la rage des paroles au moment des disputes des deux femmes. Elle — io — veut naître par l'analyse, se
                  faire un autre corps. Mais accolée sans représentation verbale au torse de sa
                  mère, elle ne parvient pas à nommer ce désir, elle n’a pas la signification
                    de ce désir (le symbolique). Or, ne pas avoir la signification du désir,
                  c'est ne pas avoir le désir lui-même. C'est être prisonnier de l'affect, de la
                  Chose archaïque, des inscriptions primaires des affects et des émotions dans le
                  sémiotique. C'est là précisément que règne l'ambivalence, et que la haine pour
                  la Chose-mère se transforme immédiatement en dévalorisation de soi... Anne enchaîne en confirmant mon
                    interprétation : elle abandonne la problématique maniaque de la torture et
                  de la persécution pour me parler de sa source dépressive. En ce moment, elle
                  est envahie par la peur d'être
                  stérile et par l'envie sous-jacente de donner
                    naissance à une fille: « J'ai rêvé
                      que de mon corps sortait une petite fille, le portrait craché de ma mère, alors
                      que je vous ai souvent dit que lorsque je ferme les yeux je n'arrive pas à me
                      représenter son visage, comme si elle était morte avant que je naisse et
                      qu'elle m'entraînait dans cette mort. Voilà maintenant que j'accouche et c'est elle
                      qui revit... »
  
                 D’un côté : la Mère Chose,
                  morte/mourante/mortifère. De l’autre : la Mère Objet passionnel,
                  tortionnaire/persécutrice/maniaque. Telle apparait, à l’écoute de sa parole, la
                  structure bipolaire d’Anne.
  
                 
                  
                
                La tristesse retient la haine
                  
                
                Une construction
                  symbolique ainsi acquise sur une telle adhésion sémiotique à la Chose, une
                  subjectivité bâtie sur une telle base peuvent s’effondrer facilement lorsque
                  l’expérience de nouvelles séparations, ou de nouvelles pertes, ravive l’objet
                  du déni primaire du symbolique et bouscule l’omnipotence qui s’était préservée
                  au prix de ce déni. Le signifiant langagier qui était un semblant, est emporté
                  alors par les émois, comme une digue par une houle océanique. Telle une
                  inscription primaire de la perte qui perdure en deçà du déni, l’affect de
                  tristesse submerge le sujet. Mon affect de tristesse est l’ultime témoin
                  cependant muet que j’ai, malgré tout,
                  perdu la Chose archaïque de l’emprise omnipotente. Cette tristesse est le
                  filtre ultime de l’agressivité, la retenue narcissique de la haine qui ne
                  s’avoue pas, non par simple pudeur morale ou surmoïque, mais parce que dans la
                  tristesse le moi est encore confondu avec l’autre/Chose, il la porte en soi, il
                  introjecte sa propre projection omnipotente et en jouit. Le chagrin serait
                  ainsi le négatif de l’omnipotence, l’indice premier et primaire que
                  l’autre/Chose m’échappe, mais que le moi, cependant, ne s’accepte pas
                  abandonné. – En ce sens, le chagrin lui-même, fut-ce dans le silence, comme le silence lui-même et la plainte sont déjà en un sens « bi-polaires »,
                  potentiellement maniaques. L’interprétation se doit alors d’être
                  délicate : de respecter leur refuge dans le havre sémiotique en symbiose
                  possessive avec la Chose, tout en pointant l’agressivité maniaque qui s’y
                  protège ; et qu’une interprétation délicate, évitant d’être explicative
                  mais en empathie  avec la dimension
                  sémiologique du langage, peut autoriser à se faire entendre, pour ainsi
                  seulement s’élaborer.
  
                 
                  
                
                Destin occidental de la traduction
                  
                
                 
                  
                
                            Ainsi
                  donc, si la tristesse retient la haine, c’est bien ma capacité de la nommer et
                  de l’élucider –de nommer et d’élucider mes ambivalences amour/haine, mes
                  latences dépressives – qui fait de cette transposition des affects dans
                  le langage un contre-dépresseur. 
  
                            Je
                  dis « transposition » des affects dans le langage et je dois ajouter
                  qu’il existe des modalités de cette transposition qui varient non seulement
                  d’une structure psychique à l’autre, d’une personne à l’autre, mais aussi d’une
                  culture à l’autre et même d’une époque historique à l’autre. La civilisation
                  occidentale (greco-judéo-chrétienne) fait le pari sur
                  la traductibilité. « Je peux nommer vrai » ainsi peut se résumer
                  notre ambition qui, en cheminant par l’onto-théologie, ouvre la voie aux
                  sciences de l’homme et à l’aventure si singulière de la psychanalyse. Que
                  disons-nous, par nos interprétations-traductions ?
  
                 Nous
                  disons que l’Etre qui me déborde – y compris l’être de l’affect –
                  peut trouver son expression adéquate ou quasi adéquate. Le pari de la traductibilité
                  est aussi un pari de maîtriser l’objet originaire et, en ce sens, une tentative
                  de combattre la dépression (due à un pré-objet envahissant dont je ne peux
                  faire le deuil) par une cascade de signes destinée précisément à capter l’objet
                  de joie, de peur, de douleur. La métaphysique grecque-juive-chrétienne, avec
                  son obsession de traductibilité, est un discours de la douleur dite et soulagée
                  par cette nomination même : elle fait le pari que les troubles bipolaires
                  sont dépassables. D’autres cultures, comme la
                  chinoise, semblent être moins des cultures de la traduction que de la
                  transcription, qui peuvent ignorer, dénier la Chose originaire, pour disséminer
                  la douleur au profit de la légèreté des signes recopiés ou enjoués, mais sans
                  dedans et sans vérité. L’avantage de ces civilisations qui opèrent sur ce
                  modèle de l’écriture (et non du langage ou du verbe) consiste à les rendre
                  aptes à marquer l’immersion (et non la séparation) du sujet dans le cosmos, son
                  immanence mystique avec le monde : comme le fait l’écriture chinoise
                  mimant la « processivité » (selon François
                  Jullien)  du Tao, où se résorbent et
                  se ressourcent l’homme et la femme. Mais, comme me l’avoue un ami chinois, une
                  telle culture est sans moyens devant l’irruption de la douleur. « Il me
                  manque quelqu’un à investir, un objet à croire en lui », confie cet ami.
                  Ce manque est-il un avantage ou une défaillance ?   J’entends que, sous l’emprise de
                  cette douleur sans échappatoire, mon ami  est tenté de s’adresser soit à la religion du salut ; soit à la
                  psychanalyse pour apprendre le transfert, grâce auquel la séparation mais aussi
                  la perte deviennent traductibles - donc tolérables.  Voilà qui  présage d’un avenir pour la
                  psychanalyse  chez  le géant chinois qui fascine quand il ne
                  panique pas  l’Occident.
  
                L’homme et la femme occidental(e), au contraire, est persuadé de pouvoir traduire sa mère. Il y croit, certes, à son emprise et à sa
                  possession : mais pour la traduire, c’est-à-dire la trahir, la transposer,
                  s’en libérer. Ce mélancolique que nous sommes triomphe sur sa tristesse d’être
                  séparé de l’objet aimé, par un incroyable effort à maîtriser les signes de
                  sorte à les faire correspondre à des vécus originaires, innommables,
                  traumatiques. Est-ce dire que le déprimé endolori se fait maniaque  en se prenant pour un Créateur, à force
                  de sublimations, de personnalisations- individuations- créations ? 
  
                            Pas
                  vraiment. Car cette croyance dans la traductibilité (« maman est nommable,
                  Dieu est nommable fut-ce à l’infini ») conduit  certes à un discours fortement
                  individualisé, évitant la stéréotypie et le cliché, aussi bien qu’à la
                  profusion des styles personnels. Mais par là-même, et malgré la tentation en
                  effet maniaque  d’une  Oeuvre-Fétiche
                  ou d’une  Méta-théorie totalisante que risque de nous imposer  cet enthousiasme interprétatif, ce
  « voyage au bout de la nuit » qu’est l’écriture devrait  aboutir à la trahison par excellence de la Chose unique et en soi (de la Res divina) :
                  si toutes les manières de la nommer sont permises, la Chose postulée en soi ne
                  se dissout-elle pas dans les mille et une manières de la nommer ? La
                  traductibilité postulée à l’origine aboutit en la multiplicité des traductions
                  possibles. Le mélancolique potentiel qu’est le sujet occidental, devenu
                  traducteur acharné, s’achève en joueur affirmé ou en athée potentiel. La
                  croyance initiale en la traduction se transforme en une croyance dans la
                  performance stylistique pour laquelle l’en-deçà du texte, son autre, fût-il
                  originaire, compte moins que le jeu lui-même, qui éclate de et dans son
                  inconsistance.
  
                            Il
                  nous reste par conséquent une seule croyance : non plus celle en un objet
                  absolu à traduire (Mère, Père ou Divin), mais la croyance dans la traduction
                  comme expérience : Freud dit, « analyse interminable ». Une
                  seule manière de traverser la dépression : la traduction ? Mais de la
                  traverser à fond, par-delà la peau
                  morte des éléments de langage : par cette expérience où signification et
                  affect sont réunis et redécomposés dans la chair des
                  mots. Par la traduction comme acte imaginaire, comme écriture  au sens
                  proustien du mot : aucun « message », mais de fugaces « narratèmes » qui comme les idées sont « des
                  succédanées du chagrin », « transsubstantiations »,  « écrites dans une langue
  étrangères ». De l’association libre, antichambre de l’écriture, à
                  l’écriture : la psychanalyse  nous fait découvrir, dans le langage, le  plus séduisant, le plus subtil des
                  contre-dépresseurs. Qui pulvérise l’oscillation bipolaire  elle-même, et jusque la sagesse du  sage renoncement, en éclats d’ironie.
                  Pour finir remarques, je vous ferai résonner quelques propos d’un bipolaire
                  célèbre, Marcel Proust encore : 
                  
                « Les
                  beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. (CSB, 305) ;
  « le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas à l’inventer, puisqu’il
                  existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un
  écrivain sont ceux d’un traducteur » (TR, RTP IV., 46°).  
  
                L’imagination,
                  mon seul organe pour jouir de la beauté, ne serait-ce pas cela, l’exquise
                  sagesse du créateur bipolaire, si et seulement si il a su nommer ses troubles?
  
                 
                  
                
                Julia Kristeva
                  
                
                1.3.2012
                  
                
                Journées d'études d'Espace analytique - Ces troubles qu'on appelle bipolaires et la psychanalyse, 10 mars 2012
                  
                    
                  
                
                  
                
                 [1] Cf. « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Payot, 1968,
                  p.147-177.
  
                 [2] Gérard de Nerval, Aurélia dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade »,
                  1952, tome I, p. 377.
  
                [3] Sigmund Freud, « Le moi et le ça » (1923) dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
                  1976, p. 200 ; S.E., t. XIX, p.
                  31 ; G.W., t. XIII, p. 258.
  
                 [4] Voir notre Révolution du langage poétique, Paris,
                  Seuil, 1974, chap. A. I., p. 22-23 et p. 41-42.
  
                 [5] Rappelons les progrès de la
                  pharmacologie dans ce domaine : découverte en 1952 par Delaye et Deniker
                  de l’action des neuroleptiques sur les états d’excitation ; emploi en 1957
                  par Kuhn et Kline des premiers antidépresseurs majeurs ; maîtrise, au
                  début des années 60, par Schou de l’utilisation des sels de lithium.