Une actualité de la pulsion : l’érotisme maternel
L’« état d’urgence » de la vie, la libido, le
refoulement originaire, le cycle sublimatoire
Je me propose de ne pas affronter la Pulsion (Tribe en all.) mais de procéder à son appropriation (Verwendung) pour reprendre le terme de
Heidegger dans une de ses tournures (Zuwendungen :
distanciation et don) de la subjectivité parlante que j’appelle l’érotisme
maternel.
1. J’entends par reliance une expérience au double sens que la langue allemande possède pour cette
notion. L’Expérience (au sens d’Erlebnis) fait
jaillir un nouveau pré- objet : surgissement, fulgurance, saisie immédiate.
Progressivement, dans un second temps, l’expérience devient connaissance,
patient savoir (Erfahrung). Qu’elle
soit préparée ou non par un désir de maternité, chaque future mère est saisie
d’emblée par ces événe-ments biopsychiques que sont
la gestation, l’accouchement et l’allaitement, de telle sorte que la reliance maternelle est non seulement irréductible à une «
fonction symbolique », définitivement sociale, comme l’est la « fonction
paternelle », mais elle est une passion. La biologie moderne emploie le
terme « passion » pour désigner la transformation des émotions (d’attachement
et d’agressivité) en amour et en son corrélat, la haine.
Narcissisme et/ou relation d’objet, tendresse et dépersonnalisation, voire
catastrophe psychique, « pâtie » et « subie » mais nullement « passive », la
passion finit par s’intégrer dans les logiques de l’inconscient, mais pour
mieux les trouer1. Telles les « énergies noires » des théories cosmologiques en
astrophysique moderne qui morcellent l’Univers en Multivers, la reliance maternelle comporte naturellement le vide et
l’effondrement passionnel. Le « Je » qui se construit dans la passion
maternelle devient dès lors un « multivers ».
Pourtant, cette passion est aussi une vocation.
Jamais dépourvue de signifiance chez l’être parlant qu’est la mère, elle
s’inscrit dans l’héritage culturel et dans les capacités imaginaires et
symboliques de chaque mère singulière, qui donnent sens et signification aux
pulsions et à la gestation qui les transforme.
Passion-vocation. Cette zone du biopsychique qui
borde la reliance maternelle défie la rationalité,
elle hante la philosophie et la littérature. Platon l’évoque dans le Timée,
en s’excusant d’utiliser « un raisonnement bâtard ». Espace avant l’espace, chora, dit-il, nourricier- et- broyeur à la fois, antérieur
à l’Un, au Père, au mot et même à la syllabe : une modalité du sens antérieure à la signification, et que j’appelle « sémiotique ».
2. Avant qu’il ne devienne un « contenant » dont se
détachera la création des liens psychiques,
l’érotisme maternel (passion/vocation) avec son horizon biopsychique est un état : « état d’urgence de la vie », ce « Not des Lebens » dont parlent
Heidegger et Lacan,
une qualité d’énergie toujours déjà psychosomatique chez l’être parlant, donnée
et reçue pour « être à la mesure nécessaire à la conservation de la vie ».
Appelée « Das Ding », la Chose, cet
état serait « étranger », parfois hostile (entendons : au sens d’une
extériorité absolue au sujet), hors signifié ; un «
intervalle » entre moi et le monde, le sujet et l’objet, un entre- deux : ni «
je » ni « tu », mais « derrière nous » et « par- delà l’objet », « en direction
de », « rapport pathétique » que le sujet éprouve comme un « affect primaire
antérieur à tout refoulement ».
Cet éprouvé accessible en hallucinations et fantasmes place-
t-il le sujet qui en témoigne à l’aurore du refoulement originaire ? L’analyse des liens précoces mère- enfant y conduit parfois l’analysant,
redevenu psyché- soma dans sa dépendance de la Chose dont il va se séparer :
jouissance mélancolique au bord de la route du refoulement. Mais qu’en est- il,
si « je » fait l’expérience de la Chose- même, de cette étrangeté, « affect
primaire fixé » dans le « refoulement originaire » et en « direction de »
l’autre refoulement, le « secondaire », qui installe la chaîne signifiante du
langage ? Qu’en est- il si « je » s’éclipse, « se barre » dans la « Chose » : quid de ce sujet- femme/mère qui point à la frontière du refoulement originaire et acte son destin ?
Plus qu’une frontière, c’est bien un « clivage originel »
que Freud postule avec cet énigmatique « refoulement originaire » qu’on pourra
développer aussi comme un ancrage de la perception dans le monde symbolique.
Je fais l’hypothèse que l’érotisme maternel habite ce clivage. Ou plutôt, il
est une victoire sur le clivage maintenu qui lui confère cet aspect de « folie
naturelle » tout autant que de « maturité naturelle ». Comment serait- ce
possible ?
Sous l’effet de la « métaphore paternelle » (hypothèse de
Lacan) ou de la « révolution psychique de la matière » (selon Freud, plus
biologique et social). L’inconscient qui se cristalliserait au seuil du
refoulement originaire, précise Freud, n’est pas encore verbal, mais se
compose d’éléments empruntés à l’imaginaire, disons qu’il véhicule des imagos,
des fantasmes inconscients, des complexes susceptibles d’être
traduits dans la langue maternelle, ou, au contraire, rebelles à toute
traduction.
3. L’expulsion sera la deuxième composante que j’ai choisie
de rappeler dans ce qui nous apparaîtra comme le multivers de l’érotisme
maternel. C’est par l’expulsion (Ausstossung et Verwerfung, Rejet et Négativité) que la
Chose se délivre de son état de Chose, et livre au monde un autre sujet vivant.
Freud les repère dans le développement de la représentation psychique,
l’acquisition de la pensée et du langage chez l’enfant. Mais c’est l’érotisme
maternel qui les porte dès le début, depuis la violence de l’accouchement dans
laquelle la mère risque sa propre intégrité, psychique et physique, non moins
que celle de l’enfant.
4. La violence toujours biopsychique, pulsionnelle, se
prolonge dans ce destin de la pulsion de mort que j’appelle l’ab-jection : inévitable processus de fascination-
répulsion où il n’y a encore ni sujet ni objet, ni même des « objeux » (F. Ponge anticipant Winnicott), mais des « abjets ».
L’enfant me « perd » (me « tue ») pour me quitter : Oreste avant Œdipe. De mon
côté, pour m’en séparer et en redevenant « je », je le quitte en l’« abectant », en même temps que
j’abjecte la Chose dans laquelle nous étions confondus, le continuum biopsychique que j’étais devenue aussi. Pour que la psychisation parvienne à se finaliser et que la négativité biopsychique assure la création
de liens, l’érotisme maternel lâche la pulsion de mort elle- même dans le
processus vital, tout en la reliant à lui : le maternel transforme les abjets, rejetés par la pulsion de mort dans le non-
encore espace mère- infans, en objets de soin,
de survie, de vie.
Toujours dedans et dehors, moi et autre, ni moi ni autre,
entre- deux : l’érotisme maternel sépare et relie : hiatus et jonction.
La « folie maternelle normale », mais aussi l’emprise maternelle qui entrave la vie psychique et sexuelle de
sa progéniture et souvent explose en haine : les symptômes sont multiples qui
manifestent les catastrophes paroxystiques de cette abjection qui est
une composante psycho- sexuelle « normale » de l’érotisme maternel.
5. Est- ce en raison de cette prégnance de l’abjection dans
l’érotisme maternel qu’on ne relève pas suffisamment son rôle structurant dans
la constitution de l’idéal du moi ? Le Père de l’identification primaire (Einfülung) est une imago idéale du partenaire sexuel reconnu et
recomposé par l’érotisme maternel qui l’aura investi comme le père
aimé/aimant de leur enfant. Le « je » du futur sujet n’advient que par
l’investissement/reconnaissance que me signifie ce « Père de la préhistoire
individuelle », à condition que j’y soit relié par l’investissement maternel
sur lui.
Investissement : Besetzung (all.), cathexis (angl.), de la racine sanscrite °kred- , °srad- : credo, crédit. Investissement de la
paternité du père aimant, ici l’érotisme maternel élit le père de l’élection.
Parce qu’elle répète ou répare l’élection que lui a signifiée (ou pas) son
propre père, la Chose maternelle ajoute à son aptitude à l’abjection une
nouvelle capacité : celle d’élire le Tiers pour son/leur enfant. Une vocation
en réponse à l’Autre (au père).
6. Deux facteurs internes à l’intersubjectivité maternelle
favorisent le métabolisme de la passion destructrice en dépassionnèrent
reliant : ce que j’appelle l’« Œdipe biface » de la femme, et le rapport maternel au langage. Je ne développerai pas les
potentialités auto- analytiques ou défensives de ces répétitions et
déplacements de l’Œdipe prime (homosexualité primaire avec la mère) et
de l’Œdipe bis (accès à la tiercéité par le
père) que l’érotisme maternel inscrit et perlabore dans le couple avec l’amant- père, ainsi que dans la préoccupation maternelle
primaire. Disons seulement quelques mots au sujet du rapport maternel au
langage.
L’apprentissage du langage par l’enfant est un
réapprentissage du langage par la mère. En parlant les écholalies et le langage
de son enfant (retrouvant ainsi les bases pulsionnelles de la phonation
qu’avaient découvertes Sabina Spielrein), chaque mère
accomplit à sa façon la recherche proustienne du « temps perdu », et remédie
pas à pas à la « non- congruence » qui sépare affect et cognition, dont se
plaint sans fin l’hystérique.
7. Sur ces deux piliers, que sont l’Œdipe biface et
l’apprentissage du langage, se bâtit un véritable cycle sublimatoire où la mère
se pose en se différenciant avec le nouveau-né. Reliance lui aussi, je voudrais le comparer au cycle sublimatoire que Freud
observe dans l’émission et la réception du mot d’esprit : émission de «
signifiants énigmatiques », préverbaux ou verbaux ; retrait pulsionnel de la
mère qui n’investit pas son propre message, mais reste attentive à la seule
réaction de l’enfant ; « prime d’incitation » à l’expérimentation, aux « pièges
», au « droit à l’erreur » ; enfin, de cette circulation non dépourvue d’une
certaine perversité, la mère obtient en retour une jouissance encore plus
grande à la suite de la réponse de l’enfant qu’elle magnifie et encourage.
8. En revanche, l’échec du dépassionnement installe en lieu et place de la reliance son envers :
la possession. Le néonaticide, l’infanticide
ne donnent pas la mort : ils sont l’œuvre de la possession.
Incapable de donner, la génitrice qui les commet a scotomisé la reliance. Elle a capté la vie pour en faire un non- objet,
hors- temps et hors- lieu, dans son narcissisme totalitaire renvoyé à son stade
ultime de « matière morte », de « nature morte », d’antimatière ; cadavre ou
congélation, aucun lien, hors- temps et hors- jeu. Plus couramment, lorsque la libido
de la femme fait de l’enfant le but ultime de ses pulsions, la reliance maternelle échoue dans l’emprise. En
revanche, la « suffisamment bonne mère » essaie d’inscrire la mortalité elle-
même, la sienne et celle de ses enfants, dans la reliance.
Une reliance dramatique en résulte, celle de la
naissance/renaissance/recommencement, et que Colette décrit ainsi : « C’est là
[dans l’éclosion] pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la
mort qui n’est qu’une banale défaite. »
Qu’il me soit donc permis de réhabiliter ce mot, reliance, dans le va- et- vient
entre le vieux français, le français et l’anglais. Reliance : relier, rassembler, joindre, mettre ensemble ; mais aussi adhérer
à, appartenir à, dépendre de ; et par conséquent : faire confiance à, se
confier en sécurité, faire reposer ses pensées et ses sentiments, se
rassembler, s’appartenir. Après avoir mis en valeur, avec Winnicott, la séparation et la transitionnalité, il me paraît important
d’insister aujourd’hui sur ce versant du maternel qui maintient l’investissement et le contre- investissement de la libido et de Thanatos lui-
même dans des liens psychosomatiques de plus en plus étendus, à recréer. Cet
érotisme spécifique qui maintient l’urgence de la vie jusqu’aux limites de
la vie, je l’appelle une reliance.
« La femme libre est seulement en train de naître »,
écrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe.
Il n’y aura pas de femme libre tant qu’il nous manquera une éthique du
maternel. Elle est en train de naître, et ce sera une éthique de la reliance.
Julia Kristeva