« Une éthique au-delà du commandement » (Lacan)

Giotto

Giotto, Saint François, fresques de la basilique d'Assise

 

Qu’il me soit permis, en schématisant, de faire remonter la longue marche de l’esprit laïque en Europe, bien en deçà de la Révolution française et à sa guillotine,    à l’interprétation médiévale de  l’injonction de Jésus (Matthieu, 12 :21) : «  Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».

La séparation du politique et du religieux structure aujourd’hui  les états démocratiques et les institutions internationales, en évitant maints abus obscurantistes. Avec le temps et par les luttes « César » devint le monarque souverain (voire absolu : « L’Etat c’est moi »), puis céda la place à l’Etat souverain  qui est, au mieux, un Etat de droit, avec des différences notables d’un pays à l’autre. A regarder de près,  l’esprit des lois s’efforce de traduire  les codes biblique et évangélique (la monarchie parlementaire en Angleterre), tandis que d’autres les adaptent davantage aux normes coutumières et de l’égalité (la laïcité républicaine en France, cf. les remarquables  travaux de Blandine Kriegel). Mais aujourd’hui le juridique, et l’Etat avec lui, semblent peiner, quand ils ne se découvrent pas impuissants devant ces nouveaux décideurs que deviennent  la toxicité du spectacle, l’emprise de la finance virtuelle  et la séduction de l’hyperconnexion, impossibles à « moraliser »

A côté de l’Etat de droit, c’est le politique qui a cru pouvoir résorber le théologique: mais la raison politique et sa  ferveur ont dégénéré en totalitarisme au XXe siècle, et l’idéologie ainsi que la pratique démocratique qui lui succèdent à l’aube du troisième millénaire semblent dépourvues de vision et de promesse, réduites à gérer le surendettement endémique, la misère des exclus et la vulnérabilité.

  L’éthique qui hérite, en dernière instance, du Dieu de Spinoza « s’aimant lui-même d’un amour infini », et du « corpus mysticum » de Kant où le libre arbitre  cherche à «  s’unir avec soi-même et avec le tout autre », ne trouve à se refugier- en se fragmentant sans fin-  dans l’expérience intérieure. Ses manifestations esthétiques, en littérature et arts, en réalisent les formes sensibles ; tandis que les sciences humaines  en détaillent les logiques anthropologiques et les variantes historiques. Jusqu’à la dernières parmi elles, la psychanalyse qui se fait forte de transvaluer (après Nietzsche et avec  Freud)  l’économie psycho-sexuelle de l’homo sapiens qui apparut en docteur viennois comme l’alter ego de l'homo religiosus: l’incroyable « besoin de  croire » étant reconnue désormais comme une dimension anthropologique universelle, inséparable du « désir de savoir ».

    Ces repousses sur le démantèlement du continent théologique, procèdent par un déni plus ou moins sournois de la mémoire de la foi et de la théologie. Ce déni dont se soutient aussi la philosophie politique a conduit dernièrement à une controverse philosophique symptomatique.  Certains, plus exigeants car attentifs  à la violence de la pulsion de mort qui  gouverne l’inconscient de l’être parlant et ses pactes sociaux,  prophétisent avec Jérémie la permanence de la guerre comme vérité indépassable  du socius lui-même : « La paix la paix, il n’y a pas de paix ».Ils consacrent le guerrier dans le sujet politique, et justifient l’Etat comme un état de guerre. Nostalgiques de l’ « hypothèse communiste », d’autres  misent sur un accordages des multiplicités hétérogènes qui constituent désormais ce qui fut autrefois un individu, une personne, une religion, une ethnie, une nation…

  Que faire de ces débris du théologico-politique, qui nous assaillent avec  menaces  prophétiques communautaires  ou utopies communistes universelles? Je réponds : Oser l’humanisme (Conférence au Parvis des Gentils, Paris, Sorbonne, 25 mars 2011)

Lequel ? Celui de Sartre s’adresse à  la liberté des hommes et des femmes, et contourne le désir de mort. Heidegger en rejette les prétentions, sans pour autant en écarter l’acheminement dans  l’Etre de la parole elle-même, par le délaissement avec la proximité du tout proche et jusqu’au pas du paysan en lui. C’est à une refondation de l’humanisme, issu de l’humanisme chrétien, que nous sommes appelés, pour sortir du déni qui s’est instauré avec la séparation sécularisée du théologico-politique, en définitive.

 Je dis « appelés », et j’entends le mot en un sens bien plus radical que  celui d’une alliance nécessaire conjecturelle entre hommes et femmes de bonne volontés, contraints à bricoler des passerelles dans l’espoir de freiner les menaces apocalyptiques  qui pèsent sur le globe terrestre et sur l’humain lui-même.  Je dis que nous sommes « appelés » par la transvaluation  en cours de l’humanisme universel qui se cherche, de rupture en rupture,  depuis la philosophie grecque, le message biblique, la révélation christique et l’éclosion problématisante et problématique des Lumière. Cette transvaluation est en route, elle aspire à une « éthique au-delà du commandement » et s’étaie d’une expérience psychanalytique qui  n’a pas peur de se définir comme un « très singulier christocentrisme » (Lacan). Et je reviens à ma flânerie à Rome, avec en mémoire les écrits de Thérèse d’Avila, cette femme dont le génie baroque fait trait d’union entre la mystique et les Lumières.

     La refondation de l’humanisme  dont il s’agit est soucieuse de sa dette envers les codes religieux qui la précèdent, car sans la transvaluation desquels les principes éthiques sont lettre morte, écrasés entre le politique de l’assistanat social et d’un juridique réduit à gérer des comportements qui s’installent et dont on préfère ignorer le sens.

JULIA KRISTEVA, Collège des Bernardins, 12 janvier 2013

 

 

twitter rss

 

JK