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UNE FELICITE NOMMEE ROUSSEAU

  Jean-Jacques Rousseau

« Nous ne vivons pas, nous attendons à vivre»

(Pascal)

 

« L’objet de la vie humaine est la félicité de l’homme/…/

mais qui de nous sait comment y parvenir ? »

(Jean-Jacques Rousseau)



La faute à qui ?

Qui êtes-vous, Jean-Jacques Rousseau ? Une star inamovible de la constellation des Lumières : « Voltaire-Diderot- Rousseau » ? Le fondateur de la philosophie politique des temps modernes globalisés, « souveraineté du peuple » et « intérêt général » à la clé ? Le théologien de la religion républicaine : « Liberté-Egalité-Fraternité » ? Ou bien, à en croire Voltaire, un « fou », un « garçon horloger », un « énergumène » qui a « franchi les bornes de la folie ordinaire » ? « Le premier homme moderne, un idéaliste et une canaille », un « avorton, campé sur le seuil des temps modernes », qui voulait selon Nietzsche « le retour à la nature » ? Un « errant désolé » qui « a épousé la démarche de la vie », comme disait Hölderlin ? Un « déserteur du Contrat social », pour reprendre Sollers ?

Après vos deux discours de Dijon, la polémique « Lettre à d’Alembert », La Nouvelle Héloïse et Emile, voici le livre phare : le Contrat social (1762). L’idéologie prérévolutionnaire est en gestation sous votre plume ! Débats, critique, enthousiasme, conflits en tout genre ne font que commencer ; les Encyclopédistes eux-mêmes se déchirent. Mais une nouvelle époque est en route, et vous en êtes le prophète, dans l’œil du cyclone. L’ouvrage est interdit en France, aux Pays-Bas, à Genève, à Berne. Pourtant, vous avez entendu certaines objections à vos deux discours : votre Contrat social ne stigmatise pas le lien social lui-même, mais propose de refonder le pacte en ajustant le progrès aux valeurs naturelles. Votre « état de nature » n’est pas l’état sauvage, mais une hypothèse philosophique basée sur une critique implacable et préventive des abus sociaux. Une nouvelle convention politique peut-elle garantir la justice ? Les citoyens peuvent-ils être justes ? Vous proposez de fonder l’entente sociale sur une seule et unique « souveraineté » : exit celle du Prince, vive celle du peuple ! Sans qu’aucun intérêt particulier – privilèges, « associations partielles » égoïsme ou communautarisme – ne vienne dénaturer l’« intérêt : général ». « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ». L’effort que vous demandez aux législateurs de cet état idéal paraît insurmontable, vous en informez le lecteur : « Il faudra des Dieux pour donner des lois aux hommes ! » Et seule l’advenue d’une nouvelle humanité pourra réaliser votre paradis sur terre : « Pour éclairer la volonté générale, il faudra changer les hommes, et faire d’eux des parties indivisibles du tout. » A-t-on réellement entendu l’exorbitante ambition d’une telle vision, pour le meilleur, comme pour le pire ?

Seriez-vous un saint républicain ? Lecteur de saint Augustin, sûrement : « socialis est vita sanctorum », écrivait l’évêque d’ Hippone. Mais vous n’êtes pas encore au chapitre des Confessions. D’emblée, cependant, votre foi politique est imprégnée d’ascèse, et ce souffle vertueux, pour certains puritain, agite votre aspiration au bonheur social. En parcourant La Nouvelle Héloïse, Voltaire le comprend et ne vous rate pas. Non content de relever les nombreuses contradictions voire inexactitudes qui émaillent votre pensée (vous préconisez la République pour les états petits et pauvres, en oubliant les républiques romaine, vénitienne et même la démocratie d’Athènes !), le sage de Ferney juge votre ouvrage « puéril », pire : dangereux. Pensait-il déjà que cet « intérêt général » si généreux risquait, s’il était mal interprété, d’étouffer le droit et les libertés, et de semer la Terreur ? « Une assemblée du peuple qui suspend toute juridiction et toute puissance exécutive, prophétise-t-il, serait une invitation solennelle au crime. »

A s’en tenir à la lettre de vos préconisations, et si l’on ne lit pas ce que vous écrivez et continuerez à écrire sur ces hommes qu’il importe de changer – et qui ne sont autres que l’homme que vous êtes- - Voltaire n’a pas tort, la Terreur, le Goulag, la Shoa et j’en passe lui donneront bientôt raison, hélas. Mais ceux qui vous réduisent à n’être que le précurseur de ces crimes, se condamnent à ignorer le paysage polychrome, le mobile cubiste, le fluide musical en osmose avec le génie de la langue française qu’est la pensée de l’écrivain Rousseau. Car avant le décisif Contrat social, que les politologues réinterprètent encore, le romancier qui ne cessera d’écrire le roman de son « Moi Seul » avait déjà publié en 1761 Julie ou la Nouvelle Héloïse, faisant plus d’un jaloux. « Meilleure vente » du XVIIIe siècle, cette histoire d’amour épistolaire s’arrache dans les librairies ; en rupture de stock, on la loue à la semaine ou à l’heure, et vous êtes submergé de lettres de lecteurs demandant des nouvelles de ces personnages que vous dites issus de votre seule imagination !

L’ouvrage met en scène un puzzle de passions ardentes et frustrées qui parviennent à se réconcilier cependant, dans une société autrement plus idyllique que le bonheur promis par le Contrat social. Mais les plis de leurs affects sublimés cachent quelques clés entrouvrant les portes des singularités humaines inavouables, brûlants désirs et douloureux aveux sexuels. Le jardin secret de Rousseau lui-même ?

Inassouvis par la morale – dite depuis bourgeoise –, les désirs des quatre protagonistes survivent à leur passion, soit par le truchement des « constellations triangulaires » (Saint-Preux-Claire-Julie ; Julie-Saint-Preux-Wolmar) qui compense la dégénitalisation des rapports sexuels éventuels, soit par l’intense érotisation des liens entre eux et avec le monde, dont l’expression extrême sera la musique, terre d’élection et refuge de Jean-Jacques. Le lecteur moderne a vite fait de condamner le sacrifice des femmes, qui se dévouent à leur devoir au détriment du plaisir, et dont la vertu ne devrait pas autoriser une mère à survivre à la mort de son fils. On note aussi la moralité louable des mâles : Saint-Preux découvrant des nouveaux continents, refusant la guerre ; Wolmar en époux exemplaire. Ainsi tempérée, la volupté ne disparaît pas pour autant. L’épisode du Milord Edouard et du castrat Regianino introduit une subtile digression sur la différence entre les sexes : en contrepoint de Julie revendiquant son irréductible féminité, Rousseau introduit les charmes du chanteur italien, bien loin des normes canoniques de ladite différence ! Mais c’est bien sa séduction qui excite les souvenirs érotiques des protagonistes, contribuant ainsi seulement à installer le petit cénacle idéal de ses hôtes dans une sacrée effervescence des désirs, mais en retrait de l’amour physique. La musique, la sublimation seraient-elles les garants du lien conjugal ? Peut-être même du Contrat social ?

On cherche en vain Abélard, dans cette nouvelle Héloïse. Et si la séduction du castrat Regianino n’en prenait pas le relais ? Pour dire que la famille bourgeoise, comme l’Etat, ont besoin d’une certaine castration : à condition qu’elle puisse se sublimer dans l’innovation continue de nouveaux langages séduisants, comme les arts, la musique et la littérature. La volupté tempérée offre un étayage fragile mais irremplaçable au devoir moral, et la sublimation sera la spiritualité républicaine. Le romancier, Rousseau lui-même, précède le législateur dans sa tâche divine, quand les âmes s’effondrent.

Rousseau semble viser explicitement cette stratégie socio-politique à deux vitesses, l’une législative, l’autre psycho-sexuelle et sublimatoire, lorsqu’il écrit en ouverture de la Nouvelle Héloïse : « Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. Que n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu ! » Nous n’en somme pas encore là. « Ce recueil avec son gothique ton convient mieux aux femmes que les livres de philosophes. » Là, les choses ne sont plus tout à fait les mêmes.

Ici, Voltaire, qui suspecte la vertu de son philosophe et n’ignore pas son « anomalie sexuelle », attaque : « Il est assez étrange qu’un homme qui s’avoue publiquement un corrupteur ait voulu faire ensuite le législateur : mais il instruit les hommes comme il dirige les filles./…/ Jamais catin ne prêcha plus, et jamais valet suborneur de filles ne fut plus philosophe. »

La faute est-elle à Voltaire ou à Rousseau ? On avait déjà réconcilié  leurs deux cercueils au Panthéon, quand Victor Hugo les bénira du haut de ses Misérables, non sans avoir salué en Jean-Jacques le « solitaire » et le « solidaire ».

Les coups de sonde de Rousseau dans les abîmes de l’humanité dénaturée ne sont certes pas des plus audacieux. Il faut attendre le Marquis de Sade pour que les désirs à mort se déchaînent en une philosophie dans le boudoir et éclairent d’une lumière sarcastique les malheurs de la vertu. Fiévreux et pudique, Rousseau a eu le génie d’associer la rigueur du citoyen genevois à la sensibilité écorchée de l’orphelin entouré de femmes, pour à la fois rêver d’une humanité pacifiée et s’avouer ses propres bassesses. Il s’est astreint à les écrire dans une prose ductile et contagieuse, comme seul remède à la criminalité qui habite l’animal social. Avec et au-delà de sa solitude revendiquée, c’est la singularité de l’expérience humaine - ses excès et ses défaillances - qu’il propose aux chercheurs d’une pensée politique, d’une pensée tout court. Non pas en remplacement de l’« intérêt général » et de ses risques de dérive vers l’automatisation de notre espèce. Mais, comme une nouvelle terre promise, entre l’« état de nature » et le « peuple souverain », il érige le culte de l’imaginaire où se protège et s’élucide la singularité des êtres parlant, musiquant, mélodiant, harmonisant, inventant, recommençant, renaissant.

 

Moi, le singulier

« Je fais la même entreprise que Montaigne », proclame-t-il dans sa Première Rêverie. A cette différence près que le Moi de Rousseau n’est pas la voie royale vers la sagesse qui éclaire Montaigne. Ni cet « amabam amare » qui conduit Augustin à son Dieu, ni la soustraction quiétiste qui anéantit l’enfant chez Fénelon. « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vu ; j’ose croire que je ne suis fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre » : tout n’est pas dit, mais tout commence dès les premières lignes des Confessions (1770). Une singularité impétueuse et souveraine, « inégale et naturelle », « succession d’affections », « chaîne de sentiments », flux de métamorphoses. Du Montaigne, en effet, quand l’auteur des Essais écrit : « Nous sommes tous des lopins d’une texture si uniforme et diverse, que chaque pièce, chaque mouvement, fait son jeu. »

Il est impossible d’en faire le portrait à la façon de La Bruyère, car il n’a aucun rapport avec ces statues de parole instaurées par la poétique de Scaliger, à la Renaissance, dans les « caractères » de l’art classique. Le « Moi seul » de Rousseau ne se statufie pas. D’emblée il se cherche unique et autre. De renversement en renversement, instable et versatile, il semble glisser la mobilité de l’homme baroque dans les projets libertaires des Lumières ; mais, épris de bonheur, il résorbe les « obstacles » ainsi que les « crimes » eux-mêmes qu’il s’attribue, dans son irrésistible élan de dire, de signifier, d’écrire « vite et bien, deux fois bien », comme avait dit Baltasar Gracian. Ecoutez ce galop des mots captant la pulsion du voleur : « Ce ruban seul me tenta, je l’ai volé ». C’est tout. C’est moi et moi seul.

C’est là, dans l’écriture de la mémoire sensible, que Rousseau se déprend de l’« égarement », de l’« inquiétude » et de la « volonté » elle-même. Pour s’adonner au seul « vagabondage » jouissif : la rêverie saisie dans cette onde porteuse du langage que Freud appellera « association libre », à laquelle le promeneur solitaire imprime la marque d’une oreille musicienne, d’une précision souvent absolue.

« Qui suis-je ? » La question aimante déjà Saint-Preux : « Tourmenté d’une passion criminelle que je ne puis ni supporter ni vaincre, suis-je celui que je pense être ? » La quête se poursuit dans les fugues des Confessions, fabuleuses échappées des persécutions « barbares ». Leur moi solitaire, qui parait exalté, voire égotiste, déjà romantique, ne cesse de chercher sa vérité fuyante, infiniment rebondissante sur la vague de ses culpabilités disparues aussitôt que confessées, par la magie verbale de son incessante auto-analyse. Rousseau le maillon manquant entre Augustin et Freud avec son cas Dora et son Président Schreber. Et de poursuivre, jusqu’à la fin de sa vie, cette recherche pour laquelle « il me suffit de rentrer au-dedans de moi », mais ouverte à jamais, toujours à accomplir en marchant à travers lacs, montagnes et prairies, fleurs, vents et étoiles. Car ces Rêveries sont la vraie démarche de sa vie : « Mais moi… qui suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. », écrit-il, malade, deux ans avant sa mort.

La révélation de ce moi instable, conflictuel et d’une véritable processivité qu’on ne trouve que chez le sage taoïste, procède par un retour à l’enfance, par un culte de la mémoire et par un pari sur le pouvoir de l’imaginaire.

Enfance traumatique et recomposée, indéfiniment retrouvée dans des liens eux aussi instables, saturants et frustrants, incestueux. La sensitivité paroxystique de l’auteur, toujours prompt à « sentir son cœur » et soucieux d’améliorer ses semblables en théorie davantage qu’en pratique, semble s’être construite moins par une autorité parentale ou institutionnelle qu’à partir d’un trauma, un abandon, un « vide » dont il se plaint souvent. Jean-Jacques perd en effet sa mère à l’âge de neuf mois. Son père, horloger colérique et bagarreur, s’en sépare lorsqu’il n’a que dix ans. La tendresse érotisée que lui prodiguent des femmes plus mûres, assouvissant avec lui les vicissitudes de leur maternité déplacée, supplée cependant à ces carences. Mme de Warens, qu’il appelle « Maman », le surnomme « Petit ». Nourri à cette permissivité maternante, effusive et fantasque, l’orphelin recouvre sa détresse abandonnique par l’éprouvé d’un bonheur sans frontières. Prototype de l’ « état naturel » ? Ou moteur d’un fabuleux enthousiasme vital ? Le « Moi seul » plonge ses racines dans cette félicité continûment recréée : c’est là qu’est sa famille, sa mère, sa patrie, sa Nature, son élan. Son génie en fera un projet politique, pour tous les hommes, tandis que l’enfance, les sensations, la mémoire et l’imagination deviennent les pierres angulaires de cet univers que l’écrivain ne cessera de recomposer et de moduler.

« Saisir la vie par ses commencements », ce beau thème augustinien, devient chez Rousseau une thérapie : « le grand remède aux misères de la vie » consistera dans la capacité à se mettre « dans l’état d’un homme qui commence à vivre ». L’état du bébé, la « vie oiseuse », ou le perpétuel retour aux débuts ? Ce n’est pas le but à atteindre, mais l’aptitude de se tenir dans l’ouverture - celle des idées, des situations – qui coïncide avec le bonheur. « Hors l’Etre existant par lui-même, il n’y a de beau que ce qui n’est pas. » Mélancolique sans l’être réellement, Rousseau préfigure la suite au-delà du vide et du néant, jouit de ce qui manque, du désirable, mieux que du consommé. Il prophétise le désir projeté par la grâce de sa construction imaginaire.

La permanence du passé place la mémoire au centre de ce « cœur percé ». « C’est l’histoire de mon âme que j’ai promise, et pour l’écrire fidèlement je n’ai pas besoin d’autres mémoires : il me suffit de rentrer au-dedans de moi-même », écrit-il dans les Confessions, laissant transparaître une nostalgie sensorielle, vibrant sur l’onde porteuse du bonheur. C’est par la grâce du perçu et du senti que l’énigmatique « Moi seul » s’installe à l’interface entre la « nature » et ces « pagodes » fermées et froides que sont les autres, pour se sentir « vivant » : à cette condition seulement, « je goûtais une douceur intense à penser que je n’étais pas seul, que je ne conversais pas avec un être insensible et mort, que mes maux étaient comptés/…/ et que toutes les misères de ma vie n’étaient que/…/ jouissances pour un meilleur état » ( Ier Dialogue) ; et encore : « Nous décrivons bien plus ce que nous sentons que ce qui est » (Lettre, 1763) ; « Je sens mon cœur », « Je ne puis me tromper sur ce que j’ai senti ? » ; « Je dirai chaque chose comme je la sens, comme je la vis, sans recherche, sans gêne, sans m’embarrasser de bigarrure. »

Cette mémoire ainsi captée et transmissible se trouve dans et par son imagination, que Rousseau demande de ne pas confondre avec la fiction de « ceux qui philosophent dans leur cabinet. » Les confrères apprécieront. « Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant et qui maintenant rétrograde, compense par les doux souvenirs l’espoir que j’ai pour jamais perdu » (Confessions). Mais si cette « compensation imaginaire » trahit un renoncement aux plaisirs légèrement dits physiques, elle réalise surtout une expérience exquise de langage : entre les choses et les mots, l’imaginaire de Rousseau se veut consubstantiel au senti, aux affects et aux pulsions, il est incarné. Aussi fait-il jouir et, pour cela même, vaut la peine d’être vécu autant sinon plus que l’éprouvé lui-même : « Pourquoi m’ôter le charme actuel de la jouissance pour dire à d’autres que j’avais joui ? » C’est parce qu’en le disant, le jouir s’accomplit. « Mais comment dire ce qui n’est ni dit, ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, mais sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même./…/le bonheur me suivait partout ; il n’était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant. » (Confessions).

 

« Je ne puis induire en erreur »

En transformant ainsi le trauma infantile en une réviviscence jubilatoire dans la mémoire refaite langage, « dire » et écriture, Rousseau acquiert la certitude qu’il détient la vérité : si et seulement si il parvient à contacter avec les mots les choses éprouvées. Rendant ainsi son « âme transparente », il ne peut qu’être dans le vrai : SA vérité peut être revendiquée comme LA vérité, à la face de ceux qui sont inaptes à partager l’alchimie de son dire incarné. Celle-ci reste vraie même si l’homme a commis des erreurs, puisque les plis de son errance que l’écrivain-analysant a su et saura restituer sont autant de vérités, potentiellement universelles dans leur singularité même, à verser à la connaissance de l’âme humaine. En termes freudiens, c’est le droit à la « réalité psychique » dont le psychanalyste respecte la vérité que Rousseau revendique, contre les adeptes de la « réalité objectale », « extérieure », dans laquelle les « barbares » enferment l’homme ou la femme susceptibles de commettre ou pas des erreurs passibles de jugements. Souveraineté de l’imaginaire, s’il parvient à rendre la mélodie sensible, et à ne pas se figer, aventurier défricheur de l’indicible : « En détaillant avec simplicité ce qui m’est arrivé, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai senti, je ne puis l’induire /le lecteur/ en erreur, à moins que je ne le veuille, encore même en le voulant n’y parviendrais-je pas aisément de cette façon .» (Confessions) Ainsi comprise, la « vérité morale » est « cent fois plus respectable que celle des faits ».

Il ne suffit pas de « tout dire ». « J’ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j’ai rarement dit le bien dans tout ce qu’il eut d’aimable. » (4e Rêverie). Il importe d’adhérer aux fluctuations « atmosphériques » du Moi pour que, sous l’empire d’une « réforme morale », l’œuvre devienne un « baromètre » des pressions pulsionnelles qui le sous-tendent jusqu’aux crimes. « Extravagances », « folies », « délires », « anéantissements », mais aussi « ardeurs brèves » : « qu’on se rappelle les moments de ma vie où je devenais un autre. (…) Dès lors mon âme en branle n’a plus fait que passer par la ligne du repos, et ces oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester. » (Confessions)

Seul le mouvement de cet effort, ou plutôt de cette joie dans l’imagination incarnée, fidèle au senti, grâce au contact avec la nature, et aux « oscillations » de la morale elle-même, peut prétendre à la vérité du Moi singulier, devenu synonyme de l’« état naturel » de l’homme. Le style lui-même « fait partie de mon histoire », de telle sorte que les « idées » ne me précèdent pas, mais viennent « comme il me plaît », et les « faits » ne sont que des « causes occasionnelles » pour la mise en mouvement de ses vérités morales. L’imaginaire disant ainsi la vérité de celui qui le construit, ne peut pas ne pas dire vrai. Qu’il se trompe ou mente, l’écrivain « est toujours bien peint lorsqu’il se peint soi-même, quand bien même le portrait ne ressemblerait point. » (Confessions). Filtre des angoisses et des désirs plutôt qu’imitation de la réalité externe, « fond » et « forme » réconciliés et intrinsèquement entremêlés – comme la musique ! – l’écriture ainsi comprise construit et diffuse la singularité. Et se donne une chance de distiller le vrai dans le Contrat social.

Ce plaidoyer pour la puissance et le droit de l’imaginaire à rendre « mon âme transparente » est-il un extravagant monument de narcissisme ? Ultime prétention mégalo de ce « moi seul » que Diderot repousse d’un mot cinglant : « Il n’y a que le méchant qui soit seul » (Le Fils naturel) ? Elle peut conduire l’accusateur de la société à se crisper dans le rôle du paranoïaque paniqué d’être accusé à son tour par le complot de ses persécuteurs. Rousseau n’échappe pas à ces démons. Mais par la puissance toujours recommencée de son imaginaire incarné, il apprivoise ses fantasmes et ses passages à l’acte les plus insoutenables. Et parvient à déjouer le vieux couple, hérité des siècles précédents, de l’« amour de soi » et de l’« amour propre ». Ni amour propre qui évite les obstacles mais se perd, ni amour de soi qui les annule sans remords sans dévier de son chemin et, bien que plus proche de ce dernier, c’est un Soi singulier et néanmoins partageable que vise l’expérience de Rousseau.

Après la dénonciation de Voltaire et la froide réception des Confessions, la solitude aggravée prend conscience de sa déchirure dans Rousseau juge de Jean-Jacques et les Dialogues : « L’Auteur des Livres et celui des crimes vous paraît la même personne ; je me crois fondé d’en faire deux ». Le cyclothymique s’ausculte et cadre sa dualité : « Qu’on se rappelle les moments de ma vie où je devenais un autre. » (Rêveries). Arthur Rimbaud n’est pas loin, autre rêveur en marche.  Et, furtif rebond, le philosophe se repliant dans son havre de copiste de musique et de compositeur, trouvera dans l’analyse de soi ce « sentiment d’existence » qui acquiesce à sa nouvelle félicité. La dualité explorée se dépasse ici en ipséité. Mais le bonheur se dit désormais en termes négatifs : « sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber l’avenir » (7e Promenade). Hors temps, dépouillé de volonté et d’objets, le promeneur solitaire se fait peintre abstrait pour tracer les espaces brisés du réceptacle naturel-maternel retrouvé dans un nouvel état, désormais ex-tatique, « satisfait, parfait et plein ».

Une autre philosophie de la subjectivité créatrice se profile en cette finale de l’œuvre que sont Les Rêveries : celle d’une ecceitas irréductible et cependant reliée à la Providence avec son écosystème terrestre, plus proche de Duns Scot que de Montaigne ou de Vauvenargues.

Dans le creuset de cette nouvelle recomposition subjective, le Moi lui-même s’abolit : « Je puis bien dire que je ne commencerai à vivre que quand je regarderai comme un mort » anticipaient les Confessions. « Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieusement que quand je m’oublie moi-même » (Rêveries). Ce vagabondage spirituel peut-il encore être appelé littérature ? « Il faudra un langage aussi nouveau que mon propre projet » (Confessions). Dans son Essai sur l’origine des langues (1781, posthume), Rousseau rêve d’un idiome capable de compacter les choses et les mots, fabuleux relais des pulsions aux signes : lui seul aurait rendu possible la première rencontre des deux sexes auprès des sources. « Du pur cristal des fontaines sortent les premiers feux de l’amour ». Ultime rêverie sur le thème du paradis originaire ?

C’est toute son œuvre qui fut ainsi un cheminement intérieur vers cette félicité du langage, vers cette anti-littérature. Les siècles à venir la reprennent et la développent : les « Correspondances » de Baudelaire, les métamorphoses chez les « hachischins » et les grands poètes ; la recherche de l’enfance sensible dans la mémoire involontaire et les races maudites selon Proust ; la botanique comme expérience spirituelle chez Colette….

Sur la route de Vincennes

Dans l’Eloge de la folie, Erasme (1469-1536) avait marqué l’humanisme de la Renaissance. Partie intégrante de lui-même et de tous les humains, Dame Folie prend enfin la parole en philosophie. L’imaginaire de Rousseau la prolonge et la transmue en un Eloge de l’illumination.

Sur la route de Vincennes, l’homme ausculte son « état d’égarement ». Mais de cette « agitation qui tenait du délire » et qui lui revient souvent par rafales, il tire aujourd’hui un enthousiasme qu’il va partager avec Diderot et les Encyclopédistes. Pour le meilleur et pour le pire, leurs complicités fraternelles et les sinistres démolissages vont opposer trois décennies durant le clan des déistes, des matérialistes et les athées à J.-J. Rousseau. Qui, du protestantisme au catholicisme et vice versa mais toujours dans son vagabondage intérieur, confesse : « J’avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je n’avais jamais été sans religion. »

Pour l’instant, nous sommes en 1749. L’auteur neurasthénique et encore obscur s’enflamme pour Diderot. Avec sa « Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient » - cité aujourd’hui  encore quand il s’agit de dynamiser le fameux « chantier républicain » pour les personnes handicapées – le grand Diderot qui se disait déiste est devenu athée, ce qui lui vaut d’être « embastillé » à Vincennes. L’incarcération met Rousseau en état de crise pathétique : palpitations, incontinence de larmes, « trouble inexprimable », qui s’écluse cependant dans une poussée d’enthousiasme verbal et créatif. Déprimé, maniaque, instable, Rousseau compose un hymne au bonheur de rendre son âme transparente, et transmue la fièvre amoureuse en une « illumination » qui engendre les Discours sur les sciences et les arts : « /…/ arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçût ; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius écrite au crayon sous un Chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. / Mes sentiments se montèrent avec la plus inconcevable rapidité au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la vertu, et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cœur durant plus de quatre ou cinq ans à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun autre homme .» (Confessions.)

Les pervenches

La « petite madeleine » de Proust serait-elle un signe de reconnaissance envoyé aux « pervenches » de Rousseau? En quelques lignes bleu clair et mauve, Jean-Jacques célèbre sa communion avec « Maman » qui ne cessera de hanter sa plume jusqu’à la dernière Rêverie publiée après la mort de l’écrivain : « J’ai demeuré soixante-seize ans sur la terre, et j’en ai vécu sept », écrit-il en évoquant les années 1729-1737, auprès de Mme de Warens, « la meilleure des femmes », transfigurée en fleur.

« Le premier jour que nous allâmes aux Charmettes, Maman […] en marchant vit quelque chose de bleu dans la haie et me dit : voilà de la pervenche encore en fleur. Je n’avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissais pas pour l’examiner, et j’ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes à ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d’œil sur celle-là, et près de trente ans ce sont passées sans que j’aie revu de la pervenche, ou que j’y ai fait attention. En 1764 […] je commençais alors à herboriser un peu. En montant et en regardant parmi le buisson je pousse un cri de joie : ah voilà de la pervenche ; et c’en était en effet. Du Peyrou s’aperçut du transport, mais il en ignorait la cause. » (Confessions).

La « cause », comme chez le petit Marcel, c’est Maman : serait-ce cette pervenche, repérée par Maman et adorée avec elle, qui destine « son petit » à devenir herboriste ? Voyons, le véritable objet du bonheur a toujours été « au-dedans de moi-même ». L’écrivain analysant son âme le sait : il n’y a rien d’extérieur dans ce paradis couleur de ciel et d’eau. Ni la fleur, ni son adolescence et sa jeunesse amoureuses, ni même Maman. Rien que le « sentiment de bonheur » gravé en lui, induit certainement par maman-pervenche, par pervenche-maman, mais recréé en style. Explosive « affection secrète » qu’il doit dire, lui et lui seul, pour faire exister le bonheur : « mais comment dire ce qui/…/ était senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même » (Confessions).

« Succédanée du chagrin », l’excellence proustienne dans ses variations à la manière de l’épisode des pervenches restera toujours aigre-douce. Seule Colette, fidèle aux plaisirs vécus avec Sido, arrive à cette jouissance innocente, infantile et solaire, qu’on dit présocratique. Mais c’est Proust tout de même, gardien de la « mémoire involontaire », qui saura sacrer l’imaginaire comme le « seul organe pour jouir de la beauté ». En écho à Rousseau : « En disant je jouis, je jouis encore ».

Le Complot : Rousseau parano ? 

D’où vient le mal qui s’abat sur nos philosophes éclairés ? Leurs complicités fraternelles tournent en brouilles, ostracismes et persécutions. Ces psychodrames des amours à mort entre hommes, par femmes interposées si besoin en est, les Français ont souvent poussé la vérité jusqu’à les vivre en plein jour, sans passer nécessairement à l’acte homosexuel. Fallait-il pour cela que Rousseau soit atteint d’une malformation congénitale de l’urètre ou d’un trouble du métabolisme qu’on appelle « porphyrie aiguë intermittente », comme si le trauma infantile colmaté en effusions incestuelles ne suffisaient pas à déclencher des effervescences délirantes ? Les combats politiques dans lesquels sont engagés ces hommes des Lumières ne peuvent qu’exacerber ses fragilités intimes. Suspicieux, angoissés, en guerre contre les « barbares » et s’égratignant eux-mêmes dans des batailles épistolaires, les Encyclopédistes blessent, et même tuent, avec leur art de la formule. Est-ce suffisant pour crier au complot ? Rousseau le fait, mais les enquêteurs modernes découvrent sans mal que c’est lui qui a rompu et attaqué le premier. Les choses s’enveniment pour de bon en 1764, lorsque les Sentiments des citoyens dénoncent un Rousseau immoral, ennemi de la religion, fraudeur et surtout père indigne qui a abandonné « ses enfants à la porte d’un hôpital ». La plume anonyme est celle de Voltaire, qui avait déjà écrit à d’Alembert en 1762 : « Ce monstre ose parler d’éducation, lui qui n’a voulu aucun de ses fils et qui les a mis tous aux enfants trouvés ». Mais la dénonciation est désormais publique, et même si Rousseau s’obstine à croire que Voltaire n’en est pas l’auteur, il sait que le père de Candide lui voue une haine farouche.

Rousseau avait pressenti le complot avant même de pouvoir l’identifier. « C’est dans  les entretiens particuliers, dans les cercles, dans les petits comtés secrets, dans tous ces petits tribunaux littéraires dont les femmes sont les présidents, que  s’affilent les poignards dont on le cible sous le manteau » (Dialogues) Sitôt tirées, les flèches vont droit au cœur de celui qui, entre abattements et exaltations, est persuadé de « disposer en maître de la nature entière ». Que Diderot, Grimm, d’Alembert, Mme du Deffand, Choiseul et Voltaire l’aient dénoncé ou qu’ils aient enquêté auprès des autorités sur lui, ne justifie ni n’explique l’évidence qui le submerge : un complot se trame contre lui, et la foule anonyme elle-même y participe. Il se reconnaît dans le mannequin en paille qu’une fête populaire fait brûler rue de la Plâtrière, aujourd’hui rue Rousseau.

La violence des ses ex-amis philosophes, en résonance avec ses exaltations de « censeur» se sentant « censuré », l’emprise inconscient d’une faute, débordant ce qu’il en dit sobrement dans les Confessions, fixe le Moi seul dans la panique d’un persécuté. Plus qu’un « univers de la faute », on note chez Rousseau un climat de la faute, comme le laissent entendre ses métaphores météorologiques, au « dedans » de son Moi à tendance bipolaire. Loin d’être fixé en un inexorable « univers », cette « atmosphère » trouve cependant son « remède » dans l’auto-analyse de sa déchirure, qu’entreprennent les Dialogues dans Rousseau juge de Jean-Jacques. « Il fallait que je dise de quel œil, si j’étais un autre, je verrais un homme tel que je suis ». « L’auteur des livres et celui des crimes ne sont pas le même homme. »

Avec distance et ironie, mélangeant méditation et innocence, sans nier la faute mais sans remords ni repentir non plus, l’écrivain aspire l’« obstacle », la culpabilité et les persécutions concernant son refus de paternité. En se limitant à rectifier a minima les faits reprochés – les enfants ont été confiés à l’Assistance publique en toute légalité, et non à la porte d’une église – et en justifiant son refus de la paternité comme le meilleur choix pour ses enfants, compte tenu du contexte familial. Ceci fait, et face à l’absurdité de l’injustice sociale, Rousseau plaide l’innocence de l’homme naturel, qui consiste selon lui à rester fidèle à sa singulière complexité : les débats intérieurs de son Moi clivé, qui l’exposent aux lecteurs, seront sa seule et véritable défense. Et de prédire des temps nouveaux où les humains cesseront de se « mutiner » contre leur conscience.

L’ennemi du dehors ne disparaît pas pour autant, mais l’écriture de l’angoisse parvient à rencontrer l’autre au dedans de soi-même : « L’essence de mon être est-il dans leur regard ? » (Confessions). « Notre vrai moi n’est pas tout à fait en nous » (Dialogues) et « J’ai besoin de me recueillir pour aimer » (Rêveries). Un nouveau tournant s’amorce ici. Au fur et à mesure que la conscience de sa singularité s’accroît, Rousseau cherche une autre façon d’être au monde. En auscultant ses diverses facettes, les Dialogues repèrent et consolident une « constante manière d’être » : affranchie de l’existence sociale - moins sociale, plus musicale - au sens d’un recueillement partageable, épris de botanique et en vagabondage infatigable à travers ses paysages intérieurs. Et c’est par un élan extrême de sublimation que sa singularité une fois de plus reconquise trouve sa place dans un puzzle désormais indistinctement spirituel, esthétique et naturel, innocentant de ce fait ses déchirures psychologiques, sociales et politiques. Sans « inquiétude » et sans « espoir » mondains par conséquent, Rousseau clame une sérénité qui se veut déliée de la liberté elle-même.

Se ment-il ? Le 24 février 1776 le philosophe écrivain essaie en vain de déposer un manuscrit des Dialogues à l’autel de Notre-Dame de Paris, dont la grille est fermée. Pour se protéger de quelle culpabilité, de quelle faute originelle tient-il à faire ce geste ? Celle d’avoir perdu sa mère, de l’avoir innocemment tuée, d’être né malade ? Ou celle d’être resté l’éternel enfant, irrémédiablement innocent, incapable de mal, sans objet, seul, abandonné, orphelin ? Juste bon à rêver un monde meilleur à la place de ce qu’il n’a pas, au lieu de ce qui n’est pas. Le meilleur des contrats sociaux, ou plutôt asociaux, pour les orphelins que nous sommes, d’une manière ou d’une autre, un jour ou l’autre.

L’île de Saint-Pierre

A la fin de sa vie, Rousseau se « nourrit de sa propre substance », distillée dans la chair du monde. Et comme le sage taoïste qui ne songe qu’à « nourrir la vie » (養生 yăng shēng ), son Moi s’est déjà oublié. C’est l’ipséité du promeneur singulier qui lui succède, réunie avec lui-même dans la processivité de l’élan vital, apaisé ou au bord de l’extinction, toujours inséparable de son écriture. Sans temps, sans succès, pur présent sans durée. « De rien d’extérieur de soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu », peut-on lire dans la Cinquième Rêverie.

Le peintre de l’élan vital est maintenant un minimaliste. Lové dans le rythme de l’univers, il écrit ses extases, telle Thérèse d’Avila réintégrant sa Septième et dernière demeure, au plus intérieur de ses châteaux intérieurs et extérieurs. Et c’est l’enfant Rousseau qui revient, avec son inaltérable goût du printemps, du recommencement, de la renaissance. « Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée ». « Je naissais en cet instant à la vie ». « Il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Je n’avais nulle notion distincte de mon individu. »

Revient, cette fois-ci, le souvenir de son refuge dans l’île Saint Pierre, au milieu du lac de Bienne, en 1765, après la lapidation de Motiers. L’extase aquatique, vécue à cet endroit aimé (« de toutes les habitations/…/ aucune ne m’a rendu si véritablement heureux »), restitue avec profusion et justesse physique et verbale le simple laisser-aller d’une existence impersonnelle, confondue avec la mère et/ou la nature, en deçà et au-delà de la peine de penser, esquissée dans les Confessions : « O nature, ô ma mère, me voici sous ta seule garde… » Désormais, disséminé dans le flux perpétuel, le Moi seul suspend son auto-analyse par le geste d’un calligraphe, tantôt impressionniste, tantôt abstrait.

Défiant en tout cas et toujours l’austère retenue de Pascal, Rousseau « n’attend pas à vivre »: il continue à goûter la félicité ici et maintenant, encore « occupé de /son/ bonheur, au point de jouir derechef quand /il/ veut » : « Le flux et le reflux de cette eau, sans bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléait aux mouvements internes que la rêverie éteignaient et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence. […] mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité d’un mouvement continu qui me berçait et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort » (5e Promenade).

 

En nous invitant à ce concert de mots et de sensations, Rousseau réalise ce pari qui semble conclure son œuvre : éviter le jugement qui étaie le Contrat social et le remplacer par une expérience singulière. Mélange de méditation et de rêverie, ajout du particulier au général, cette expérience s’enracine dans les sensations dont la plus singulière est le goût et s’y laisse aller comme à un devoir sans effort. Une expérience qui annonce le « jugement esthétique » de Kant, repris par Hannah Arendt, pour essayer d’y fonder une philosophie politique susceptible d’échapper à la « banalité du mal », dans un « Contrat social » qui ressemblerait au public d’un concert. Chaque citoyen apprécierait l’œuvre selon son goût singulier, et pourtant une communauté de singuliers existerait lorsque, à la sortie du concert, le public partage l’attention mutuelle que nous aurons portée à la création et à nos expériences extrêmes. Des « nous» sans uniformité autre que celle du mouvement continu.

Rousseau n’a certainement pas songé à reformuler son Contrat social dans la foulée des Confessions, des Dialogues, des Rêveries. C’est à nous que le dilemme se pose : solitaires et partageant, comment être justes ?

Si elle veut éviter l’automatisation de l’espèce sous la toile virtuelle des éléments de langage, la globalisation se doit de méditer les voies de la félicité selon Rousseau. Et de nous laisser la chance d’en goûter les risques et les sérénités.

 

Rousseau globalisé

Sofia, Bulgarie, mon pays natal. Le rideau de fer se déchire déjà, mais personne ne prévoit la chute du Mur de Berlin. Étudiants, universitaires, intellectuels, nous lisons l’auteur du Contrat social en français, en allemand, en anglais, quelques morceaux choisis en russe, ou plus rarement en bulgare.

Nous ne sommes pas d’accord. Les uns voient en lui l’inspirateur des droits de l’homme –et de la femme –, l’inventeur de la théorie de l’aliénation avant Marx. Il est, pour reprendre Kant, « le Newton du monde moral », le fondateur de la social-démocratie qui nous manque tant alors, et même, selon Lévi-Strauss, l’«inventeur des sciences de l’homme ».

« Erreur », objectent les autres : il s’agit d’un doux rêveur qui sape la discipline morale de l’individu et se rachète en prophétisant l’Etat totalitaire, en visualisant un « peuple en corps » mûr pour la Terreur jacobine et le goulag soviétique ! Comment « donner l’homme tout entier à l’État », cet hyperorganisme supposé faire notre bonheur citoyen à coups de sécurité et d’ordre moral, sous la « suprême direction de la volonté générale » ? Votre promeneur rêve comme un bolchevique !

Pas du tout, rétorquent les premiers, l’Etat protecteur n’est qu’un moyen d’assurer la liberté de l’homme seul, du singulier, de l’incommensurable étranger. La preuve : la convention sociale est dissoute s’il demeure dans l’Etat « un seul citoyen qu’on n’eût pu secourir », « un seul prisonnier » retenu à tort, « un seul procès » inique. J’entends les uns et j’approuve les autres.

 

Un ami journaliste de passage à Sofia m’apporte un jour de Paris le premier volume de la Pléiade (Les Confessions, les Dialogues, Les Rêveries du Promeneur solitaire). Tout comme il naît à nouveau sur la route de Versailles, Rousseau vient de « renaître » à mes yeux.

« Tout se tient », disait-il, et dans mon esprit les écrits intimes n’ont pas amoindri les écrits politiques. En rendant son « âme transparente », c’est un anti-virus qu’il a produit, le contrepoids à la tyrannie – démocratique ou spectaculaire. Ce berger extravagant, ce « forcené », comme l’appelait Diderot, ce « dévoré du besoin d’aimer » invite chacun à « rentrer au-dedans de soi », à « sentir son cœur ». C’est plus difficile que de voter, comme en témoignent la littérature et la psychanalyse. Mais « le repos et la liberté sont incompatibles ; il faut opter », écrivait Rousseau aux Polonais.

Dénoncé en Sorbonne, condamné par l’archevêque de Paris et « pris de corps » à Genève, lapidé à Motiers, expulsé de Bâle, exilé à Wotton, Rousseau a été opprimé, offensé, exilé. La voix de cet humilié a traversé les siècles pour venir au secours des victimes des inégalités sociales : « Quant à la richesse, que nul citoyen ne soit opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être content de se vendre. » « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions », prophétisait-il avec l’éloquence d’un Mahomet. « Je vois tous les Etats d’Europe courir à leur perte », un diagnostic qui nous menace encore.

Mais le bonheur demeure toujours une idée renouvelable, en Europe comme ailleurs, pour ce mélancolique menacé de complot. Est-ce l’herboriste consolé par les corolles et les calices qui nous y mène, préfigurant l’écologiste moderne ? Est-ce la « religion morale » de ce « champion de Dieu » ? Un dieu qui ne fut ni Yahvé ni Jésus, mais s’inspirant des deux, et qui s’éloignait aussi de ce « jus de pomme » qu’était selon Freud le dieu des philosophes ? J’aime à penser que c’est l’infatigable spirale de la pensée écrite à la manière paradoxale et impliquée de Rousseau, niant la faute cependant éprouvée, résorbant le manque et les obstacles dans l’inlassable recherche d’une mémoire à la rencontre du choc sensible, qui lui tient lieu de religion personnelle. Derrida et Starobinski ont finement repéré les retournements des transparences et des compléments de cette vision de l’humanité moderne: « Je t’aide » - l’homme du besoin - devient « Je t’aime » - l’homme de la passion morale -, avant d’échouer dans « Je t’achète » - l’homme de la médiation technique et de la corruption généralisée. Le troisième millénaire ajoute « Je t’informatise » : tu communiques, mais sais-tu signifier ? Ici encore, Rousseau nous rejoint.

En imaginant les fondements de la démocratie moderne, il a diagnostiqué qu’elle ne saurait survivre qu’à condition de trouver son langage. Rousseau l’intime devient alors un exemple pour Goethe, Châteaubriand, Nerval, Musset, Hölderlin, Flaubert, Balzac, Stendhal, Byron, Tolstoï, Gide, Proust, Colette… Et même pour les postmodernes qui se livrent, sous couvert d’autofictions, à des déluges de confidences. Bergson avait raison contre Benjamin Constant et les « libéraux » français du XIXe siècle : aucune œuvre d’aucune autre littérature n’aura exercé une influence comparable à celle de Rousseau l’illuminé.

Pourtant, il nous manque toujours un langage politique pour sonder et déplacer les « obstacles » des « dénaturations » actuelles. La rhétorique antique ayant échoué dans l’emphase révolutionnaire et ses variantes totalitaires ou intégristes, le verdict de Rousseau n’a jamais été aussi cinglant : « Il y a des langues (vraiment ? des langages plutôt, des paroles : bien sûr !) favorables à la liberté… Les nôtres sont faites pour le bourdonnement des Divans. » Il désignait alors les salons, les boudoirs, le confort idéologique et politique. Aujourd’hui, le bourdonnement des écrans, les sonneries des portables et les bips des SMS sont plus bruyants que jamais. Défavorables, même, à la liberté.

Solitaire et invisible, l’expérience imaginaire de Rousseau demeure une de ces révolutions du langage qui ouvrent des chemins pour la liberté, quand le Contrat social en est incapable et que le public semble s’abstenir de la cacophonie politique.

 

Julia Kristeva

25.04.212

Le Monde Hors série Rousseau, mai-juillet 2012

 

 

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