L’action culturelle des Alliances
françaises
Quelle culture française de nos jours
Mesdames et Messieurs, Chers collègues,
« L’enseignement de la langue française, est
inséparable de l’action culturelle de l’Alliance », avais-je dit, dans une
réunion du Conseil d’administration. Bernard Cerquiglini l’avait noté ; en me faisant l’honneur d’ouvrir ce séminaire sur l’Action
culturelle des Alliances françaises, il m’a proposé un titre : « Quelle
culture française de nos jours ? – en 5 minutes, 10 maximum. »
Tu veux rire, cher Bernard, infatigable animateur que tu
es, aussi et entre autres, de l’Oulipo, cette fameuse et joyeuse
confrérie littéraire, qui a pour but de découvrir de nouvelles potentialités du
langage. Mission immense, donc impossible ! Je ne saurais que l’approcher
seulement, en trois temps :
—
Remonter,
brièvement, aux origines de l’Alliance.
—
Insister,
ensuite, sur la nécessité de concilier « exception française » et « diversité
culturelle ».
—
Suggérer,
enfin, trois enjeux culturels pour les Alliances aujourd’hui : le
multilinguisme, l’identité nationale et le féminin.
***
Nous sommes donc dans les dernières décennies du XIXe
siècle : élargissement des espaces coloniaux français ; défaite française en
1870 ; la IIIe République vote plusieurs lois de laïcisation des institutions,
qui vont mener à la séparation de l’Église et de l’État en 1905, la République
française devenant définitivement laïque. Une dizaine de personnalités célèbres
(parmi lesquels Ferdinand de Lesseps, Louis Pasteur, Jules Verne),
impressionnées par l’Alliance juive universelle (1860), créent en 1883 une
association qui a pour but de soutenir l’enseignement de la langue française,
sur la base des valeurs universelles, droits de l’homme et laïcité. Ce sera l’Alliance
française. Les pères fondateurs veulent faire rayonner la civilisation
française, mieux, l’esprit des Lumières ! Prévoyaient-ils les potentiels,
mais aussi les fragilités de la langue, ferment et moteur de leur vision ? Leur
association s’appuiera sur un « objet » qui n’est ni divin, ni
politique, ni moral, mais autrement souverain. Il s’agit d’une réalité construite
et élucidée par l’histoire culturelle de la France, expérience en elle-même
essentielle et universelle : la langue française, le français. On apprécie
la grandeur et l’héroïsme de cette création.
Permettez-moi de reprendre quelques lignes de mes
plaidoyers, disséminés dans mes romans, pour le français, cette langue devenue
pour moi souveraine, reçue par l’Alliance à Sofia, approfondie par la
psychanalyse et pratiquée couramment désormais.
« La clarté logique du français, l’impeccable
précision du vocabulaire, la netteté de la grammaire séduisent mon esprit par
la rigueur et dans la frappe latine du concept. J’aime l’obligation de choisir
pour tracer la chute classique d’un argument, ainsi que le jugement qui se
révèle, en français, plus politique en définitive que moral.
Les ellipses de Mallarmé me
séduisent : tant de contractions dans l’apparente blancheur d’un contenu
fuyant, confèrent à chaque mot la densité d’un diamant, les surprises d’un coup
de dés. Mais je préfère l’abondance métaphorique et l’hyperbole syntaxique de
Proust, je goûte les saveurs païennes de la prolixe Colette. Je me suis à tel
point transférée dans cette autre langue, que je parle depuis bientôt soixante
ans, que je suis presque prête à croire les Américains, qui me prennent pour
une intellectuelle et écrivaine française. Il m’arrive cependant, quand je
reviens en France d’un voyage à l’Est, à l’Ouest, au Nord ou au Sud, de ne pas
me reconnaître dans certains discours français qui exaltent le nationalisme, – pour
tout remède contre les malheurs de notre siècle.
Et pourtant, j’aime retrouver la
France. J’y insiste, car à force de se focaliser sur la « communauté » ou l’« union » européenne, certains oublient trop vite la saveur
et l’attraction des cultures, et notamment des langues nationales
: ces véritables antidépresseurs en cas de mal être identitaires.
Je sais bien qu’il y a France et France. Pourtant, quand on revient de Santa
Barbara, une vision s’impose. Pas un millimètre de paysage français qui ne
réfléchisse ; l’être est ici immédiatement logique. Tout effort se dissout dans
argumentation, cependant permanente, et s’allège en séduction, en ironie. »
Notre fierté à diffuser la francophonie, qui se heurte, entre autres, à
l’expansion de l’anglais, tient-elle compte de ces délices et de ces douleurs ?
Pour transmettre le goût de la langue française, de sa tradition littéraire et
de ses mutations actuelles, nous devrions commencer par élucider et rendre
partageable l’actualité française, sa pensée, ses arts, ses débats…
{Alors}
2. Diversité culturelle et exception française :
est-ce possible ?
La Convention de l’Unesco sur la protection et la
promotion de la diversité (2005) n’a pas seulement stimulé
l’interculturalité. Elle a pu être dénaturée pour couvrir le « pas de vague »,
quand elle n’a pas été poussée à l’extrême jusqu’au « séparatisme ». En
contrepoint, je proposerai d’inclure dans les prérogatives de l’Alliance
française, la création d’un Diplôme de langue, de culture et d’histoire
française, obligatoire pour l’obtention de la nationalité française. Et si
cette certification existait déjà, ne devrions-nous pas la rendre plus
exigeante, mieux connue et largement appliquée ?
Dans ce contexte, une nouvelle espèce émerge peu à peu :
le citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il
un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue,
quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ? Je constate plutôt
pour l’heure une heureuse polyphonie linguistique et/ou culturelle, à laquelle
les jeunes Européens, mes étudiants, s’essaient progressivement : peut-être
plus couramment, plus naturellement que ceux venant d’autres pays et
continents.
Bâtie sur une langue et justifiée par sa culture,
l’Alliance se doit nécessairement de réinventer ses actions au regard des
modifications que l’accélération technique impose aux relations des humains
avec leur langage. J’en vois deux : la traduction et l’image (Je
m’explique).
—
Miltilingue en même temps que
traducteur, l’Européen a inventé un nouveau langage : la traduction.
L’Alliance française pourrait-elle ajouter à son programme l’étude les
processus linguistiques, cognitifs et culturels, inhérents à la faculté de
traduire ; pour orienter en conséquence vers les divers types et métiers
de la traduction ?
—
L’emprise
de l’image est en train d’éclipser la langue comme code souverain,
formateur de la subjectivité humaine. L’Alliance française pourrait ouvrir une
série de conférences sur « Image et langage », avec la participation de
cinéastes, vidéastes, artistes, philosophes, psychanalystes français (ou
autres) qui travaillent déjà sur ces sujets.
3. L’inquiétante identité nationale
Mais revenons sur l’identité.
Mélange du miracle grec avec les trois monothéismes (le
christianisme avec son substrat juif et sa greffe musulmane), l’histoire
politique et culturelle de la France a construit son identité nationale comme
un organisme vivant, qui met en question les certitudes identitaires, jusqu’à
conduire à la sécularisation. Celle-ci culminant dans la laïcité,
passionnante exception française que le monde ne comprend pas et que l’Alliance
française se doit d’élucider inlassablement, autre devoir indispensable.
Nulle part ailleurs « le fil de la Tradition » n’a été
rompu, comme en France, et, grâce à elle, en Europe. Pour ouvrir à une
extraordinaire liberté, inconnue ailleurs. Mais aussi grosse de risques, eux aussi
inouïs, qui ont accouché des totalitarismes nazi et stalinien. Après avoir
succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, et peut-être aussi parce
qu’elle a succombé et en a fait l’analyse mieux que tant d’autres, une
conception et une pratique de l’identité comme inquiétude questionnante est en train d’émerger.
Pourtant, quelle qu’en soit sa pérennité, le caractère
national peut traverser une véritable dépression, comme il en existe
chez les individus. La France a perdu l’image de grande puissance que de Gaulle
avait reconquise. Les flux migratoires ayant créé les difficultés que l’on
sait, une situation d’insécurité, voire de « remplacement »
s’installe. La voix de la France a du mal à s’imposer dans les négociations
européennes et davantage encore dans la compétition réouverte avec l’Amérique.
Face à un patient déprimé, la psychanalyse commence par
rétablir la confiance en soi, à partir de laquelle il est possible d’établir
une relation féconde entre les deux protagonistes de la cure. De même, la
nation déprimée a besoin d’une image optimale d’elle-même, avant d’être capable
d’efforts pour entreprendre, par exemple, une intégration européenne, une
expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. «
Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses »,
écrivait Giraudoux. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale
ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques à commettre,
souvent sous couvert de cosmopolitisme, de telles « imperceptibles impolitesses
» – voire des mépris arrogants – à l’égard de la Nation. Ils contribuent à
aggraver la dépression nationale, avant de la jeter dans l’exaltation maniaque,
nationaliste et xénophobe.
L’histoire de l’Alliance française et l’expansion de son
réseau aujourd’hui lui permettent de chercher le juste équilibre entre les
différentes images identitaires, pour accompagner la renaissance des nations
dans les ensembles économiques et politiques supérieurs.
4. Une culture des droits des femmes
Quid de l’identité
féminine ?
Mon expérience
clinique m’a permis de comprendre que l’« identité »
féminine se construit comme un voyage complexe, structurellement transformateur
de l’amante et de la mère. Cette « identité » traverse le féminin
réprimé, maltraité, en proie à la violence, ou instrumentalisé par la
religiosité intégriste. Quand il est lucide et assumé dans sa complexité, ce
féminin surprend par sa maturité vivace, multiforme, en formation continue. Un
féminin qui se construit différemment dans la bisexualité psychique de l’homme
et de la femme, autrement que ne fait le genre. Tandis que les femmes
s’imposent comme un facteur majeur dans les mutations en cours.
L’émancipation des femmes par la créativité et la lutte
pour les droits politiques, économiques et sociaux offre un terrain fédérateur
aux diversités nationales, religieuses et politiques. Ce trait distinctif de la
culture française et européenne inspire les femmes du monde entier, comme la
jeune Pakistanaise Malala Yousafzai, lauréate du Prix Simone de Beauvoir (2013),
blessée par les talibans pour avoir défendu le droit des jeunes filles à l’éducation.
Je me suis personnellement impliquée dans le soutien international aux femmes
afghanes lorsque, en 2006, j’ai offert mon prix Hannah-Arendt pour la
pensée politique aux Afghanes s’immolant par le feu contre l’obscurantisme,
soutenues par l’ONG Humani-Terra.
Contre la déclinologie ambiante, le réseau de l’Alliance française
pourrait ouvrir son espace aux droits des femmes. Suis-je trop optimiste
? Pour mettre en évidence les caractères, l’histoire, les difficultés et les
potentialités des différentes cultures, organiser des séminaires et un Forum
annuel des Alliances françaises, sous le titre « Droits des femmes ».
***
Pour conclure, je reprends la
question de Bernard Cerquiglini « Quelle culture européenne ? »
Sur la crête entre les pièges du nationalisme d’un côté
et l’idéalisme humaniste de l’autre, le réseau des Alliances françaises a
brillamment traversé les deux guerres mondiales, mais aussi la Guerre froide.
Et il s’apprête à affronter le troisième millénaire, quand l’image, l’hyperconnexion et l’intelligence artificielle menacent
d’éclipser le langage lui-même comme capacité fondatrice de l’être parlant.
Est-ce encore possible de « se parler » ? Certains esprits revanchards, qui se
dressent contre l’Europe et le « Zapad »,
c’est-à-dire l’Occident, préfèrent « dealer » ou « se mettre en état de guerre
permanente ». Enfant de l’Alliance française moi-même, je fais le pari que
c’est encore possible (de « se parler »), si nous pouvons transmettre et
partager - mieux que « nos valeurs universelles » - leurs mutations sans
précédent dans l’accélération anthropologique en cours. Les travaux de ce
séminaire se doivent d’assumer cette responsabilité, cette chance.
Julia Kristeva
18 juin 2025, Villers-Cotterêts