Daniel Widlöcher : L’imaginaire,
les religions, la sublimation
Je
remercie les organisateurs de ce Jubilé, et tout particulièrement le Professeur
.J.-F.Allilaire de m’avoir invitée à rappeler cette expérience innovante et, je
crois, encore unique par son caractère interdisciplinaire tout autant que par
l’esprit de collégialité et de recherche aussi audacieuse qu’authentique que
nous avons réussi à y mener pendant 9 ans : de 1986-7 à 1994-5, et qui délivrait un DRAPS (Diplôme de
recherche approfondie en psychopathologie
et sémiologie) dont voici quelques thèmes annuels : Langage, mémoire,
affect ; Autisme et pensée ;Les défenses obsessionnelles ; Hystérie
et angoisse ;Le transfert ; Inconscient et représentations ;
Sujet, subjectivité, subjectivation : approches cliniques ; Approches
des psychoses…. Il s’agit d’un séminaire au carrefour des neurosciences, de la bio-pharmacologie, de la
psychiatrie, de la psychologie, de la psychanalyse, de la linguistique, la
théorie de la littérature, la philosophie, l’histoire de l’art…La seule
énumération des thèmes et des disciplines qui se sont croisées à ce carrefour indique combien ma mission « de
vous restituer ses enjeux » est impossible.
Je
renonce donc à l’accomplir, autrement qu’en évoquant d’abord le
souvenir de deux anecdotes : ou plutôt de deux propos qui ne sont pas si anecdotiques,
réflexion faite. Pour aborder ensuite un domaine qui n’apparaît pas explicitement dans les thèmes du
séminaire, mais que nous avons balisé sans le synthétiser, et sur
lequel je voudrais m’arrêter aujourd’hui parce qu’il me parait fondamental dans
la pensée de DW, d’une autre manière, dans les écrits de Pierre Fedida et aussi
- narcissisme oblige- parce que
j’y reconnais une part essentielle de ma propre recherche : l’imaginaire, les religions et la sublimation. Tel sera le titre de
mon intervention.
Le pouvoir et le langage
Voici
les propos « anecdotiques ».
Le
séminaire s’est consacré à des thèmes toujours liés à la clinique psychiatrique et psychanalytique, avec des
résonances aussi bien biologiques que culturelles. Nos publications
pendant ces années en font parfois échos, comme certains articles et
publications collectives de la Revue
internationale de psychopathologie (notamment les IIes journées scientifiques
de cette revue, sous le titre « Actualité
des modèles freudiens : langage, image, pensée »).
Comment
avons-nous pu tenir dans la durée, face à cette diversité mais aussi avec des personnalités « directrices » aussi diverses elles aussi – Daniel
Widlöcher, Pierre Fedida, Julia Kristeva- et dont les travaux se font
mutuellement écho, mais ne se recouvrent guère et même sur certains plans divergent
voire se contredisent ? ça aurait
dû « éclater ». Pourquoi nos différences n’ont-elles pas donné lieu à
des conflits et des ruptures, si fréquentes dans les sociétés, notamment
psychanalytiques ? J’ai
formulé un jour la réponse suivante : « Parce qu’aucun de nous ne
veut le pouvoir. » Aussi bien Daniel Widlöcher que Pierre Fedida, qui
pourtant sont hommes à ne pas se désintéresser du pouvoir (je le savais, vous
le savez, ils le savaient), et qui ne s’attendaient pas du tout à ce qui, de ma
formule, pouvait paraître comme une simplification naïve, l’ont approuvé avec une complicité aussi amicale que lucide. Je pense que ce « ne
pas vouloir le pouvoir »
s’enracine - chez chacun de nous et différemment- dans notre conviction que la psychanalyse n’est pas une
« discipline » comme les autres. Ni science, ni art, ni religion
retrouvée/recrée. Mais une expérience de cet objet inouï appelé
« l’inconscient », qui n’est autre qu’un ACTE IMAGINAIRE. Et de ce
fait, un acte infiniment constructible/déconstructible.
Si c’est le cas- et j’y reviendrai dans la deuxième partie de mon intervention- être dans la vérité de cet acte imaginaire infiniment constructible/déconstructible conduit ses protagonistes à
s’affronter à la réalité de l’illusion,
jusqu’à la considérer comme co-substantielle à l’être parlant, et donc à considérer le
prétendu « pouvoir » lui-même comme un acte imaginaire. Avouez que ce n’est pas si courant, de ne
pas vouloir le pouvoir, mais d’en savourer l’inde porteuse :
l’imaginaire.
Le
deuxième propos concerne un débat que nous avions avec les biochimistes de la
Salpêtrière qui avaient inventé les premiers anti-dépresseurs. Supposés experts en « sciences
humaines », nous exprimions des craintes concernant les carences voire les
traumatismes que produisent les
interventions chimiques sur la substance neuronales et par conséquent à long
terme sur les capacités cognitives et plus largement psychologiques. Et c’est
de la part des biochimistes qu’est venue cette réplique : « Bien plus
qu’une molécule, c’est la parole qui est plus traumatisante, en profondeur et dans la
durée. » Je n’oublierai jamais cet échange qui, en réalité, ne faisait que
confirmer ce que nous pensions, mais peut-être sans trop y croire, comme si
nous attendions une confirmation de la part des « autres », de ceux qui étaient de l’autre côté, des experts
du « hors-langage ». Leur réponse nous rassurait, en fait, qu’il n’y a pas de hors-langage chez le parlêtre
que nous soignons. Si et seulement si on se donne la peine de penser l’inconscient
dans son hétérogénéite (c’était et
c’est toujours mon souci : entendre et analyser le langage au carrefour
entre pulsion et sens, biologie et représentation, ou « chora sémiotique »
et « intentionalité symbolique » selon ma terminologie) et comme une « réalité psychique » : autre, que Daniel Widlöcher a défini comme une « action fictive »
Ces
deux événements discursifs de notre séminaire s’éclairent mieux à la lecture de
quelques textes de DW sur lesquels repose la suite de mon intervention et qui
conduisent, vous l’avez compris, à l’inconscient dans son apport à l’imaginaire,
aux religions et à la sublimation : « Pour une épistémologie psychanalytique
de l’imaginaire (IM, 2009) ; « Psychanalyse de l’instant »
(INST, 1994), « Croire à l’inconscient » (CR,1993) et une
communication personnelle de DW pour laquelle je le remercie très
vivement : « Sous les mots…l’inconscient » (REL, sans date)
L’imaginaire
Il
nous manque une théorie cohérente de l’imaginaire : on ne le dira jamais
assez, bien que le rêve et le fantasme soient les objets centraux de la découverte freudienne, ainsi que la référence
constante du docteur viennois aux œuvres d’art et à la littérature comme
« voie royale » vers l’inconscient. Chez Lacan lui-même, l’imaginaire semble déconsidéré parce
que extérieur à l’élucidation de la vérité qui serait de l’ordre du symbolique. On peut se demander si ce
n’est pas cette position
paradoxalement scientiste, qui non seulement oriente le discours psychanalytique
vers l’université (ce qui est indispensable) et vers le mathème (ce qui le
réduit à un métalangage), mais insidieusement freine l’écoute de l’inconscient. Au contraire, parce qu’il
est une action érotique et
thanatique, l’inconscient peut et doit non seulement être « connu » (le titre de la
revue Scilicet signifie « tu
peux savoir »), il induit aussi, sinon surtout, de la jouissance. Et je rejoins ici Daniel Widlöcher :
seule une connaissance de l’inconscient porteuse de jouissance, peut permettre
au discours analytique d’exercer un
impact dans le temps, et dans les temps qui viennent.
En
lecteur de l’imaginaire selon Sartre, Lacan, mais aussi la phénoménologie, Daniel Widlöcher
propose une conception de « l’événement imaginaire comme acte
mental ».(I.M.,41) Pour ce faire, il commence par réhabiliter la notion freudienne de « réalité psychique » : distincte
non seulement de la réalité matérielle externe, mais surtout distincte de l’image tout autant que du mot-signe (entendons : du « signifiant »
avec son référent-chose ou objet, isolés du texte et du contexte). Ce faisant, il définit la réalité psychique comme « acte de pensée qui ne peut être assimilé à un comportement (je souligne) » et
« ne peut être décrit que par un énoncé (je
souligne) » (I.M.,40). Retenez : la psychanalyse entend l’acte mental
comme un « acte » et non comme un « comportement ». La
différence ?- Le « comportement réel » échappe à toute description exhaustive, tandis
que l’action- comme acte de pensée avec son énoncé qui en
fait partie- « ne vise pas à trouver sa référence dans la réalité
extérieure, « mais se satisfait de
son accomplissement-même »(I.M.,40). C’est dire que l’action
spécifique de cette réalité psychique comprenant l’inconscient « se satisfait » - s’accomplit
et jouit - du processus de dire et de penser annonçant son accomplissement : elle
s’accomplit et jouit du dire pensant, de penser en disant. En ce sens, la
réalité psychique de l’inconscient est « une action immédiatement
transposable en acte de langage », et c’est « satisfaisant ».
Pour DW, cet « acte de langage » (I.M.,41) est précisément ce que
nous livre « le travail interprétatif de l’analysant » : il n’est pas une « description » d’objet,
mais la « représentation » de cet objet, une « expérience
présente (hallucinatoire) »(I.M.,42) laquelle « découpe » dans
le monde extérieur et intérieur un « scenario ».
Cette
définition, qui extrait le discours
de l’analysant du langage réduit aux mots-signes et leurs référents-objets, et lui
confère la dramaturgie d’une action :
« scène », « scenario ». J’y ajouterais seulement deux paramètres qui me semblent éclairer
l’extension de cette « action fictive » (IM, p.
47) que Daniel Widlöcher développe dans des travaux évoqués ici par les divers
intervenants, mais qui ne sont pas discutés dans les trois articles sur
l’imaginaire et la croyance qui nourrissent ma réflexion aujourd’hui.
D’une
part, cet acte langagier qu’est le
travail introspectif langagier est tributaire du transfert et de l’interprétation formulée dans le transfert/contretransfert, et ne peut s’accomplir sans eux. L’analyste connait ces moments
de la cure où la parole du « comportement » - le parler pour ne rien
dire- se transforme en discours d’une « intention en
action », accomplissant le désir du sujet qui pense et se pense en
train de penser avec un autre : c’est ce que DW appelle une « présentation
d’action » (IM,p.42). « Il fait acte en le voulant /comme
Dieu ?/ ». (CR,p.110)« L’inconscient ne désire pas, il exprime
le désir sur le mode de son
accomplissement, en mimant la réalisation…/.Il/ fait exister ce qui cherche à l’être…il
procède comme Dieu…ou.. Dieu (ou les dieux, le divin) est fait à l’image de l’inconscient »
(IM,p.42) « L’inconscient comme Dieu ne pense rien que sur le mode de
l’accompli »(CR, p.110) ; « Dans cette perspective, l’inconscient
apparaît moins comme porteur de
vérité, que comme agent d’un pouvoir illusoire »( IM, p.42). J’ajoute donc
que cet accomplissement hallucinatoire
de l’action dans la cure de l’analysant (mais aussi dans le fantasme, dans
l’état amoureux, et aussi dans l’état d’écriture) partage et met en œuvre les latences hallucinatoire du désir et
du fantasme : seulement à condition que du transfert et du contre-transfert opère, - même si
« je » suis seul(e) et que le destinataire du transfert reste inconscient.
D’autre
part, je soutiendrai avec Daniel Widlöcher, et en débat avec lui, que
l’ « action fictive » qui constitue la réalité psychique sous-tendue par l’inconscient,
s’effectue dans une narration. Des
travaux récents sur la narration ont avancé l’hypothèse que ce n’est ni le mot seul, ni même la structure syntaxique (sujet-verbe-objet), mais les « enveloppes pré-narratives » comme
« représentations des événements » sous-jacent à tout énoncé, fut-il elliptique (Cf. Daniel N. Stern
et l’Ecole des cognitivistes de Genève). Le récit n’est-il pas la règle fondamentale de la
psychanalyse : racontez-moi …Mais quel récit ? Pas n’importe
quel « racontar ». Il s’agit d’un récit par lequel, à la fois, « je »
me construis dans le temps- à commencer par la temporalité du triangle oedipien, tout en traduisant (j’insiste sur cette « traduction »
des sensations en représentations) les représentants psychiques des pulsions
par des « processus primaires ». Comment ? Les mots de ce récit
qui devient une
« présentation d’action » parviennent à condenser les sensations, les affects et les signifiants verbaux :
l’inconscient est toujours « sous la domination du langage », écrit
Freud dans son modèle que
j’appelle un «modèle optimiste du langage » dans l’Interprétation des rêves. Même si
l’inconscient n’est pas un langage, il est nécessairement chez l’être parlant
une figurabilité trans-linguistique : puisqu’il traduit en langage les
énergies pulsionnelles. J’ai appelé « sémiotique » ces
« présentation de l’action » pulsionnelle, pour les distinguer du
« symboliques » où opère l’intentionalité prépositionnelle,
grammaticale et logiques et ses modalités psychiques ( exposer, supposer
,douter, désirer, croire, savoir, etc.
Cette
narrativité spécifique de la « présentation d’action » se construit
en définitive par et dans l’Œdipe : autant dire qu’elle n’est jamais
définitive, mais aussi qu’elle possède des variantes qui non seulement dérogent au récit classique canonique,
mais que ces variantes se modulent
selon les structures des sujets
parlants (la narration hystérique n’est pas celle de l’obsessionnel, du border-line
ou du paranoïaque). Ces structures subjectives modulent aussi la narration des personnalités créatrices et par
conséquent elles se laissent déchiffrer dans le style et dans les caractères
littéraires, qui n’offrent pas la même « présentation d’action »,
s’il s’agit de Proust, de Colette ou de V.Woolf (INST). Proust par exemple
parvient à capter les potentialités perverses, sado-masochistes, du désir dans
les abondances de ses métaphores surchargées de sensations, ou dans les
interminables accumulations de subordonnées dans ses phrases et « paperoles ».
Tandis que Woolf, tant prisée par DW, procède par dissociation et suggestion
elliptique de l’intimité sensorielle, repliée dans l’instant mélancolique
voire dans le hors temps autistique, plutôt que les liaison-déliaison des
conflits oedipiens.
Ainsi
constitué, par le transfert et dans une narration chargée
d’indices sensoriels révélateurs de la structure psychique, la réalité psychique de l’analysant- ou de manière codée et exemplaire celle de l’écrivain- est une action imaginaire : non parce
qu’elle décrit des images, mais parce que la « parole inconsciente fait exister ce qui cherche à être »
(IM, p.42) : autrement dit, les métaphores de ces récits-là sont des métamorphises,
et des « illusions » une « autre scène », voire
l’ « univers » d’un écrivain, distincts de la réalité.
Nous
touchons ici à l’omnipotence de la
pensée, et à cette propriété fondamentale de l’inconscient qui est de créer une nouvelle réalité. Il s’agit de la réalité psychique
désirante, parce que accomplissant le désir. Mais aussi d’une réalité
psychique destructrice, quand elle accomplit, par sa propriété compulsive,
le fantasme de destruction : « le mal s’accomplit dans le ça au même
titre que l’objet de désir. » (I.M., p.44).
Vous
l’avez entendu : l’hallucination et
la croyance sont inhérentes à cette « présentation d’action »
qu’est la réalité psychique sous-tendue par l’inconscient. Je les ai référées,
pour ma part, au développement de l’infanile, dans l’Einfühulung selon Freud- l’osmose empathique,
l’unification dans l’ « attente
croyante » (Gläubige Erwartung) avec ce Père que
Freud appelle, dans le Moi et le ça, un
« Père de la préhistoire individuelle » : celui qui me
reconnaît, et que je reconnaît, et qui – aurore de la tiércité - m’écarte
de la dyade mère/bébé. Hallucination et
croyance aussi, que l’on retrouve dans le meurtre du père : fantasme
oedipien ou mythe originaire, constante compulsionnelle de la désirance oedipienne.
Cet incroyable besoin de croire
Cette manière d’entendre l’inconscient comme un imaginaire
en l’acte, confère un sens nouveau à l’acte même de « croire », ainsi qu’à
l’ « illusion », et jusqu’à l’ Avenir d’une illusion de Freud. Loin d’être une simple faiblesse
de la croyance rationnelle, il existe une croyance inhérente à la réalité psychique - celle qui constitue
le sujet paradoxal de la réalité psychique, depuis le sentiment océanique avec
maman et l’Einfühlung avec papa, et
jusqu’à l’Œdipe et ses accidents, comme la croyance qui me fait entreprendre une analyse parce que je cherche la vérité de ma
réalité psychique, donc je reconnais que cet « autre réel » existe.
En d’autres termes : la réalité psychique inconsciente est « le modèle
de la pensée imaginaire de l’illusion » (I.M.,p.45). C’est pourquoi l’illusion a bien plus qu’un avenir, elle est inhérente à la réalité
psychique.
La
gravité de cette conclusion ne vous échappe pas. Est-ce que nous disons
désormais que l’illusion –au titre de la croyance et donc la religion-
est indépassable à l’infini ? Oui. Mais, puisque c’est ainsi, la psychanalyse justifie-t-elle la
religion ? Ou, au contraire, avec un peu de recul, se « réduit-elle»
(CR,p.112) à « croire seulement » à l’inconscient, tout simplement pour l’interpréter sobrement et sans fin ?
DW pense que même cette attitude prudente
demeure sourdement religieuse, bien qu’elle prétende déconstruire la religiosité. Il s’en distancie, en formulant ce que je considère comme un athéisme aussi radicale
que subtile et que je partage, en essayant de le pratiquer par des travaux précis sur des expériences littéraires et mystique ,-
et avance la possibilité d’une
« croyance irréligieuse ». De quoi s’agit-il ? Ni plus ni moins
que de dépasser position freudienne dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901), selon laquelle le divin est
une « projection de l’inconscient dans le monde extérieur »(CR,
p.99). « Appliqué ou projeté », « l’inconscient n’est pas pour
autant dépossédé de sa toute-puissance d’illusion. C’est le moi, dans son
« obscure connaissance » de l’inconscient-ça, qui construit le divin
à l’image de l’inconscient. » (CR,p.111). De telle sorte que
l’inconscient, on a pu le soutenir, possède les qualités mêmes de Dieu :
intemporalité, infinité, absence de contradiction, déplacement et condensation,
réalité psychique (spirituelle) (cf.R.Bomford, CR,p.111).
Qu’il
me soit permis cependant de rappeler deux différences majeures qui écartent
l’expérience analytique de cette identification de l’inconscient avec le divin. D’abord, l’’expérience
analytique n’idéalise pas l’inconscient ni ne l’érige en modèle : elle l’interprète.
Par ses interprétations des logiques du désir et de sa destructivité, l’analyste
déplace et désacralise l’inconscient
à l’infini, et ceci en dévoilant le caractère illusoire des vérités inconscientes. De surcroît, ces
dernières elles mêmes se distinguent de l’éternité immuable du
divin en ceci qu’elles sont
mobiles. L’inconscient procède peut-être comme Dieu parce qu’il « pense le
monde sous le mode de l’accompli » ; mais « l’inconscient (comme
le rêve) ne pense ni ne calcule,
il se contente de transformer », souligne Freud dans l’Interprétation des rêves. J’entends par
là qu’avant même l’interprétation analytique, l’inconscient n’érige pas l’illusion en dogme ni en « vérité » , -
tout en reconnaissant la part toujours
indéfiniment résiduelle et indispensable de la « croyance » au sens d’un investissement dans
l’autre, qui caractérise l’être parlant comme agissant, certes : mais un agissant avec
quelqu’un d’autre . Credo :
du sanscrit + kred, +sradha, signifie « j’investis » ma force vitale en attendant
rétribution. Dans l’attente croyante, j’investis le tiers (l’autre) pour
m’autonomiser du holding maternel, sans fin, par le truchement par…l’investissement/croyance : en
latin credo, en français croyance ou investisement/crédit, en anglais cathexis, en freudien : inversissement.
Trois
mouvements s’esquissent ainsi. 1. Le besoin de croire (acte hallucinatoire) est
une composante universelle de la réalité psychique englobant l’inconscient 2. Débusquer ce besoin de croire comme inhérent à a
réalité psychique n’implique pas forcément qu’on transforme le thérapeute en un
militant contre ou pour le retour
du religieux. 3. Mais, DW y
insiste, débusquer le besoin de croire comme inhérent à la réalité psychique
invite le psychanalyste à « jouir du travail de la découverte du
sens ». DW appelle cette
jouissance « un nouveau pouvoir, de nature esthétique » (CR,p ;
113) ? Est-ce un pouvoir ? Ou bien encore un acte imaginaire, une illusion ?
Nous
voilà ramenés à notre séminaire. « Personne de nous 3 ne veut le
pouvoir. ». Parce que la toute puissance de la pensée qui, dans notre culture, se manifeste
de manière codée dans l’art, se donne explicitement, franchement, et s’élucide
aussi dans cette joie unique qu’est l’expérience analytique. Une joie
qui advient quand on a fait le deuil des frustrations-séparations-castrations-dépressions :
la joie de traverser le « manque à être », aussi bien que la « toute puissance ». Une sorte
de dépassement, en effet, que la
fin de la cure nous les signifie
comme autant d’illusions traversées. Comment appeler cette
construction-déconstruction des illusions, en connaissance de leur cause et de
leur indispensable immanence à la vie psychique ? La perlaboration
analytique (Dürcharbeitung, Working through) seule peut-elle faire cette
traversée de l’illusion : sans « obsessionnaliser » ou
« scientifiser » la cure, sans verser dans la religiosité non
plus ? A cet endroit précis, Freud avance un mot : sublimation. Il écrit à Jung : « Je
ne pense pas à un substitut de la religion : ce besoin-là doit être sublimé »
(13 ;2.1910). DW est sur la même voie.
Il
nous reste donc à construire une théorie de la sublimation et un
discours psychanalytique capable de la mettre en acte. Pas seulement,
pas forcément une épistémologie métapsychologique, métalangage ou mathesis en
quête de vérité qui ferait fi, une fois de vie, de la « présentation d’action ».
Mais en mettant en évidence cette latence sublimatoire de la réalité
psychique où l’on jouit du travail
de la découverte du sens. Est-ce une jouissance esthétique ?
mystique ? analytique ?
C’est
en tout cas en cherchant un
discours psychanalytique au carrefour de la perlaboration et de la sublimation
que nous pourrons avoir la chance de trouver une réponse au fameux
« retour du religieux, bien plus complexe et satisfaisante que la « laïcité
positive » ou le « heurt des religions ». Les psychanalystes s’y intéressent de plus en plus. Je rentre de Vienne où
le célèbre Musée Freud de Bergasse commence une série d’événements sur « Les forces du
monothéisme » que j’ai été invitée à inaugurer. A Jérusalem, nous a avons
créé avec le Département de psychologie de la Hebrew University et la Société
psychanalytique d’Israël un Forum interdisciplinaire permanent qui a commencé en 2008 sur le
« besoin de croire » et qui se continuera l’année prochaine sur l ’Origine,
l’originel et le maternel ». Pace que la religion interpelle l’actualité ? Ou parce que
l’illusion est inhérente à la réalité psychique ?
A
l’encontre de la croyance moralisante, DW cherche ce discours psychanalytique
qui nous manque, et il définit ce
dépassement de la croyance dans ce que Freud appellerait une
« sublimation », comme une
« promenade dans la vie de l’esprit ». Je le cite, dans ce texte non
daté qu’il m’a fait parvenir : « Une psychanalyse réussie serait-elle
une façon d’aller, pour l’analysant,
au-delà de soi-même ? En fait, elle permet un dépassement du
« moi » justement, de ce « je » qui se prend pour un
« moi ». Elle nous permet de dépasser nos croyances naïves, mais elle
est surtout un enrichissement, une extension. On se promène plus
largement dans la vie de l’esprit : c’est davantage cela qu’un épanouissement.
Le dépassement se placerait plutôt du coté du mystique. »
Merci
à Daniel Widlöcher d’avoir contribué à élucider que, parce que la réalité
psychique de l’inconscient a le pouvoir d’une action fictive, tout autre pouvoir est une illusion
dont l’analyste ne peut se satisfaire. Notre séminaire était basé sur ce savoir
inconscient, et nous l’avons arrêté quand ce savoir nous devint conscient, pour
continuer à nous promener plus largement dans la vie de l’esprit- en écrivant,
dépossédés de tout séminaire et de quelques séminaristes que ce soit. Le moment
est venu de réunir, -dans ce que j’appellerai une « politique de la
psychanalyse »- ces deux démarches que je viens d’évoquer :
-essayons
d’insuffler à notre discours psychanalytique, ce «nouveau pouvoir, de nature
esthétique » ;
-et
ceci, sans oublier que ce discours psychanalytique, d’une nouvelle teneur, se
construit patiemment ; et qu’il s’accompagne de ce travail de recherche
audacieux et authentique que fut le travail du DRAPS,– de sorte
qu’il convient de reprendre et d’actualiser l’expérience de notre séminaire.
Julia Kristeva
Jubilé Widlöcher
3 décembre 2009
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