COMMENT PEUT-ON
ÊTRE HEUREUX ?
Le Figaro Magazine, 28 août 2015
. Que faut-il penser des
recettes de bonheur distillées aujourd’hui à travers magazines, sites internet,
livres… ?
Rien, laissez dire et « don’t buy it ». Les
« produits » de bonheur que proposent les marchands de la
santé publique sont aussi efficaces que les produits de beauté qui les
côtoient dans les grandes surfaces : un peu, pas vraiment. Je
ne renvoie pas le bonheur au néant. Ni recette ni droit universel,
le bonheur est une expérience, il donne « le goût de la vie », et
se conjugue au singulier.
Aussi loin que je me
souvienne, mon bonheur est un deuil éclatant du malheur. S’il n’en porte pas la
cicatrice, le bonheur se complaît dans une fadeur puérile. Au contraire,
les brûlures traversées, l’enfance revient, vivace mais lucide. Un vrai
bonheur !
-
Le bonheur
gagne-t-il du terrain sur cette planète ou faut-il toujours l’envisager comme
une exception ?
C’est l’ennui et l’ignorance qui gagnent du terrain. La
globalisation est ennuyeuse quand elle tend à l’uniformité, l’Internet y
participe, il dissémine l’ennui.
Il fallait s’y attendre, puisque les idéologies providentielles disparaissent,
la « positive attitude » des politiques ne fait pas baisser la
courbe du chômage, les narcotrafiquants dirigent la planète, et seules les
religions emballent les internautes radicalisés,- mais ils se
paient le paradis en s’explosant et à force de décapitations, ecstasy
suprême. Les recettes étant globalisées, et les chercheurs « en
manque » ne voulant pas savoir que l’expérience est à chaque
fois unique, le bonheur reste en souffrance : peu de frustrés
trouvent le trésor. Comme toujours? Certainement. Et un peu plus, car les addicts aux réseaux sociaux revendiquent
désormais plutôt qu’ils ne recherchent.
Freud qui était un pessimiste, mais énergique, n’évacuait pas le bonheur,
comme on l’en accuse facilement. Bien sûr, pour traverser la dépression et
autres catastrophes psychiques, la rencontre psychanalytique s’engage
dans le long défilé des malheurs. Mais le transfert et le contre-transfert sont
des actes- voire des états de grâce- tissés de confiance, de passion et de
compréhension, et la fin de la cure suppose la capacité de créer de
nouveaux liens, de renaître. Autant d’ingrédients d’un certain bonheur.
-
Est-ce que le
bonheur doit passer forcément par des renoncements ?
Sans renoncer, je préfère composer avec les limites, les interdits, l’impossible. Lorsque le Président Chirac
m’a chargée du Conseil National du Handicap, le responsable du
« chantier » était direct : « Madame, avec le handicap, il
n’y a rien à faire ». Ma réponse aussi : « Evidemment. Qu’est-ce
qu’on fait ? » Nous avons organisé les Etats généraux, une loi
importante a suivi. Il y a du bonheur à pousser les limites de cet
impossible.
- 4. Le mariage est-il un vraiment un
bon moyen d’être heureux ?
Comme le
bonheur, chaque mariage est singulier. Le nôtre, avec Philippe Sollers, traduit
l’intensité de la rencontre entre nos deux étrangetés, deux
enfances, deux projets de vie, qui fut immédiate. C’est sur l’évidence de ce
« goût mutuel », une sorte de « sixième sens », que
repose la durée de l’entente, depuis cinquante ans déjà. Aucun
besoin de les garantir par l’employé de la mairie ou d’une religion. Mais
puisque, étudiante étrangère, j’étais « sans papiers », il
fallait s’inscrire dans la loi. Le goût mutuel se renouvelle chaque jour,
maintenant avec notre fils David dont la fragilité participe de
cette ardeur partagée. Et rend possible le précepte de Colette :
« renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces. »
Qu’est-ce qui vous rend heureux ou vous apporte de la
joie ?
Un lieu : L’ile de Ré, la véranda devant les marais
salants, le clocher d’Ars à l’horizon et le cygne blanc, mon visiteur amoureux,
dans le bras de l’océan longeant la maison.
Un livre : A la recherche du temps perdu, pour
retrouver Marcel Proust dont « l’imagination est le seul
organe pour jouir de la beauté ».
Une œuvre d’art : Versailles, les
jardins géométriques et baroques, et dans ses entrailles, la fameuse
pendule astronomique de Claude Siméon Passement, qui trône dans le
cabinet de Louis XV. Programmée à donner l’heure jusqu’en 9999, elle m’y
conduit.
Une musique : « Some men like me ‘cause I’m happy », de Billie Holiday. Et en plus “snappy”,
la Partita n°2 de Bach par Glen Gould: le bonheur en cyclotron.
Une activité physique ou un jeu : La natation. La peau devient
fluide et le cœur rattrape le rythme des vagues.
Une personne ou une personnalité : Émilie du Châtelet, qui a écrit un
« Discours sur le bonheur », l’héroïne que je préfère dans mon
dernier roman L’Horloge enchantée. Émilie pense comme moi que pour être
heureux il ne suffit pas de fabriquer des illusions : le bonheur
réside dans l’art de jouir de l’illusion, qui est nécessaire et
indestructible. Il faudrait l’inventer si elle n’existait pas. Ces gens des
Lumières ne remplaçaient pas Dieu par le marché du bonheur. Déistes ou athées,
ils jouissaient de partager l’illusion du partage elle-même, en la discutant,
en la pensant. Un « bonheur égal dans la jouissance et dans la
privation. » Le malheur n’étant que ce qui nous fait perdre la capacité de
penser.