JULIA KRISTEVA

FACE AUX FÉMINISTES AMÉRICAINES

 

par Fanny Sodërbäk

 

 

 

L'Infini 111 - Du Diable

La réflexion des féministes a souvent contesté, voire rejeté la maternité, stigmati­sant son rôle aliénant pour l'identité et le destin féminins. Malgré les méthodes contraceptives (quand elles leur sont accessibles) libérant les femmes des grossesses indésirables, la maternité demeure un âpre objet de discussion politique, théorique et pratique, notamment outre-Atlantique : Judith Butler s'insurge contre « l'obligation de procréer » imposée aux corps des femmes dans toutes les sociétés. Aussi, lorsque Julia Kristeva consacre une partie importante de son travail à une analyse de la passion maternelle, son œuvre devient-elle la cible de malentendus et de critiques non moins passionnelles, certaines féministes craignant une assimilation de la maternité et de la féminité, quand ce n'est pas une réduction pure et simple de la femme à sa fonction biologique de mère. Je m'attacherai à démontrer qu'il n'en est rien. À juste titre, Kristeva remarque « qu'il semble — contre toute évidence — difficile de parler aujourd'hui de la maternité sans être accusé de normativisme ». Mais les enjeux de sa réflexion analytique vont bien au-delà de la polémique conjoncturelle.

 

En rappelant l'importance de la figure de la mère, Kristeva fournit aux femmes à la fois un passé — c'est-à-dire une généalogie propre, une communauté, une histoire jusqu'alors refoulée — et un avenir qui les libère de certains rôles et de positions sociales prédéfinis, et en particulier de la maternité comme seule forme de subjectivité possible. Plus précisément, Kristeva renouvelle la pensée sur la mater­nité en théorisant et en analysant dans cette expérience spécifique ce qu'on pourrait appeler la possibilité même d'un changement temporel, d'un renouvellement. Le corps maternel doit, me semble-t-il, s'entendre comme temporalisation : penser et vivre la maternité est une expérience qui confronte les femmes à ce qui temporalise, meut, déplace et renouvelle. Ni nostalgique, ni conservatrice d'un quelconque essentialisme de la maternité, voire d'un « éternel féminin » préculturel, Kristeva attire l'attention sur le fait que la maternité rend simplement possibles de nouveaux commencements et qu'elle ouvre un avenir riche en changements et en transformations.

 

D'une part, Kristeva s'inscrit ainsi au cœur d'une tradition matérialiste en s'appropriant un vaste héritage morphologico-phénoménologique du corps, de la maté­rialité du corps, à l'encontre des conceptions constructionnistes de l'identité. D'autre part, elle repense le temps comme étant inséparable de l'espace, et par conséquent elle remet en question la tradition métaphysique qui sépare le temps et l'espace, sur le modèle de la séparation du corps et de l'esprit. Pour ce faire, il semble paradoxal qu'elle s'appuie sur le philosophe grec qui, pour de nombreux chercheurs féministes, incarne par excellence la pensée dualiste, forcément hiérarchique, et contre laquelle elles luttent : Platon. Néanmoins, en lisant scrupuleusement le travail de Kristeva sur Platon, force est de constater que la mise en cause de la distinction espace/temps est centrale dans l'œuvre de Kristeva. Si le corps maternel doit être compris non seulement comme principe corporel, mais encore comme principe temporel, alors nous sommes conduits à examiner le rapport intime entre temporalité et matérialité selon des modalités qui interrogent et renouvellent la tra­dition matérialiste dont se réclame Kristeva, mais qu'elle revisite en relisant le Timée de Platon. Suivons ce cheminement.

 

La première approche du maternel par Kristeva apparaît dans La Révolution du langage poétique. Elle y développe sa notion de chôra sémiotique, en lui associant le corps maternel ainsi que les échanges pulsionnels et sensoriels précoces entre mère et enfant. Kristeva emprunte le terme grec de chôra au Timée de Platon, un dialogue qui traite des commencements, en proposant un récit de la création du monde et des êtres vivants. En relisant Platon, d'une part, et son commentaire par Kristeva, de l'autre, je signalerai le sens et l'importance de la notion chôra, et les difficultés qu'elle soulève. Ma lecture de la chôra sémiotique permettra de clarifier ce que Kristeva entend exactement par le maternel, de montrer en quoi le maternel est lié à la question de la temporalité, et de rejeter ainsi l'accusation d'essentialisme qui a été portée sur cette problématique.

La représentation plus que simple, voire simpliste, que certaines féministes ont retenue de la chôra selon Kristeva, la réduit à une articulation de processus et de pulsions primaires qui seraient le matériau d'où émerge le langage. Ce contresens initial mérite que nous nous y arrêtions. Peut-on soutenir que Platon et Kristeva pensent la chôra en termes matériels ? Cette seule caractérisation « matérielle » est problématique et imprécise. Dans le dialogue platonicien, Timée l'associe à une «mère», et à une «nourrice», s'appuyant sur des connotations féminines qui contrastent avec celles, paternelles, du démiurge et créateur, présent depuis le début du récit. Pour Kristeva, le corps maternel est « le principe d'ordonnancement de là chôra sémiotique ». Elle explique que tout discours « chemine contre elle [chôra], c'est-à-dire s'appuie sur elle en même temps qu'il la repousse » (La Révolution du langage poétique 23). C'est une «fonctionnalité pré-verbale, qui ordonne les rapports entre le corps (en voie de se constituer comme corps propre), les objets, et les protagonistes de la structure fami­liale» (La Révolution du langage poétique 26). Elle souligne que le sujet impliqué dans un tel processus n'est pas simplement un sujet de l'entendement, mais un sujet habité par des pulsions pré-symboliques ou plutôt trans symboliques, et, de manière significative, un sujet lié à la mère et orienté vers elle (pas encore différencié d'elle).

 

On pourrait objecter qu'une telle conception procède d'une division problématique entre d'un côté, un réceptacle maternel, pré-symbolique, instinctif, naturel et passif, et de l'autre, une force de création paternelle, logico-symbolique, culturelle et active : une opposition qui, en effet, impliquerait qu'on « essentialise » les catégories du « sémiotique » et du « symbolique » selon un « partage » entre « genres » (féminin versus masculin). II s'agit là ni plus ni moins que d'une erreur d'interpréta­tion qui, à mon sens, ne se donne pas la peine de relever ce que Kristeva entend très exactement par chôra, ni de cerner l'ambiguïté du sens et de la fonction de ce concept tel qu'il apparaît chez Platon.

 

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Fanny Sodërbäk

--> lire le texte entier dans L'Infini n°111, Été 2010

 

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