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7 novembre 2016
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À quoi bon des poètes en temps de détresse
Mesdames
et Messieurs, chers amis,
Merci
beaucoup aux organisateurs de me donner ce temps, merci à vous tous de votre
présence.
« A
quoi bon des poètes en temps de détresse ? »
Que
pourrais-je vous dire– car il s’agit bien de la culture du dire,
du comment le dire – que vous ne sachiez pas déjà ? Peut-être
esquisser un voyage, à partir de cette élégie de Hölderlin, en m’appuyant sur
mon actualité qui, j’espère, croise la vôtre.
Le
poème « Pain et vin » rêve de dieux grecs, de cieux sacrés, de
compagnons absents, d’Eucharistie sans Jésus et même d’un Syrien qui arrive en
souriant... image radieuse bien loin des flux de migrants syriens actuels.
La
question mélancolique de Hölderlin date de 1800. Elle formule la désillusion de ceux qui voyaient les Lumières de la Révolution française s’éteindre
dans la Terreur, et l’Esprit absolu galopant à cheval sous
leur fenêtre disparaître dans la guerre des nations (Hegel).
Holderlin
ne s'adresse pas aux déçus de l'histoire, mais aux « abandonnés de
Dieu ». Il constate l'effondrement spirituel historial, l’éclipse de la transcendance, et il lui répond par
cette formule d'une simplicité sidérante : « Vivre c’est défendre une
forme » (1804) ; et, trois ans plus tard, il charge les poètes d’une
tache incommensurable : « Les poètes fondent ce qui demeure »
(cf. Souvenir/Andenken, 1803). La poésie, en guise de substitut aux
divinités grecques, à l’ivresse évangélique, à la percée du Coran ? Insoutenable exigence ! D'où
la tonalité anxieuse: pourquoi ? à quoi
bon ?
Plus grave et révolté, Th. W. Adorno nous invite au XXe siècle
à penser qu'on ne saurait écrire de poésie après Auschwitz. Les poètes /Dichter face à la détresse (le terme
allemand Dürftiger désigne l’indigence, la misère, le manque, plus couramment la détresse) :
le mot paraît faible s'agissant de la mort de Dieu, insoutenable devant les
crimes contre l'humanité. Pourtant la question se pose de nouveau aujourd'hui
dans une nouvelle phase de délitement des liens et des valeurs : nihilisme
entrepreunerial, illettrisme hyperconnecté dans l’empire des selfies, gansgétro-intégrisme islamiste, érotisation de la pulsion de mort
– avec son lot d'« human bombs », de décapitations – , et
démocraties en état d'exception... Pourquoi des poètes... Et d'ailleurs est-ce vraiment leur place, leuv
vocation ? Cette interrogation, cette angoisse me touche, et je vais
essayer d'y répondre… à ma façon.
***
D’origine bulgare, de nationalité française, citoyenne européenne et d’adoption
américaine, attirée par l'Inde et la Chine... j’ai appris votre langue, notre
langue, dans les textes des poètes et romanciers français. Ce fut un voyage
dans l’écriture qui m’a construite, et quelques-unes de ses stations
s’inscrivent sur l’écran.
« Mais les vrais voyageurs sont ceux qui partent pour partir /…/ Au
fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire)
« Je suis un inventeur autrement méritant
que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui a inventé quelque
chose comme la clé de l’amour » ( Rimbaud)
« La destruction fut ma Béatrice. »
(Mallarmé)
« En
étrange pays dans mon pays lui-même. » (Aragon)
« /…/
tenir, toujours dans l’ombre de la cicatrice en l’air. ») (Paul Celan)
« Renaître
n’a jamais été au-dessus de mes forces » (Colette)
Pour
ce soir, je préfère retenir Celan : « /…/ tenir, toujours dans
l’ombre de la cicatrice en l’air. » ;
Et
Colette : « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces » Il faut bien une femme dans cette fraternité !
Pour
moi, le poète est avant tout un musicien du langage, il bouleverse la langue
maternelle et/ou nationale parce qu'il s'empare de son nerf – la voix et
sens accordés, et il excelle dans ce que les premiers stoïciens appelaient le
« toucher intérieur » : l'oikeiois, cette impalpable sensation qui relie chacun au plus intime de soi-même et
de l'autre, constituant ainsi la première esquisse de ce qu'on appellera une
« conciliation », un « amor nostri » et plus
tard le « genre humain » et la « fraternité ». Le
poète est à la racine de ce « toucher intérieur », il est l'onde
porteuse de l'universalité incarnée. Pourquoi le poète ? Parce qu'en
réajustant le sens et le sensible, en auscultant d'innommables passions, le
poète traverse les identités, les frontières et les fondations, et il rend
partageable la coprésence à autrui. Je suis en train de vous dire que
l’alchimie du verbe poétique est une inséparable doublure de la fraternité qui a impulsé la rencontre de
ce soir. Il était donc inévitable, indispensable qu'on aille chercher le poète
quand l'humanité s'écroule, et qu'on lui demande à lui, et à lui en premier
lieu, non pas d'être ou de ne pas être, mais tout simplement de recommencer.
Car, sans lui, il n'y aura plus de « toucher intérieur » partageable,
il n'y aura plus d'humanité.
Mais, vous le savez (Wajdi Mouawad a travaillé sur le sujet) : pour
sonder ce « toucher intérieur » et le faire exister socialement,
c'est le hors-temps de la solitude qui est requis, à la verticale du temps
social, celui de la production des biens et de la reproduction sexuelle.
Explosion des désirs et de la violence, liaisons et déliaisons, destructivité
agie et subie, la mort vécue et esquivée. Et ce voyage permanent du hors-temps
au temps, d'insurrection et de résurrection en soi et hors de soi, n'est
possible que si et seulement si je suis capable d’investir (retenez ce mot) l’acte et le médium d’expression lui-même (parole, son, geste, image, espace
scénique et nouvelles technologies car il y a du « poète » en tout
artiste), et de me tenir ainsi dans le maintenant du dire poétique.
Faisons
un pas de plus dans la mémoire des mots qui va nous mener aux brûlures de la
modernité. « Investir » se dit en sanskrit *kred, et désigne
un don en réciprocité, vous l’entendez dans le credo latin (« je
crois ») et jusqu’au « crédit » financier. Une sorte d’amour qui
fleurit dans l’ombre même de l’amour : n'est-ce pas ce que Rimbaud
appelait « la clé de l’amour » ? Vous le savez, c'est seulement
quand on a cru en lui et quand il a cru en quelqu'un, que l'enfant éclate en
questions : il cherche « la clé » pour ouvrir le sens, la mort
et l'amour, et il les ré-invente : « Je suis l'inventeur autrement
méritant que ceux qui m'ont précédé »...
Je
vous propose de penser que le dire poétique surgit à l'aube de ce
« toucher intérieur » mutuel, de ce besoin de croire anthropologique pré-religieux et pré-politique, et en ce sens il est antérieur aux religions
qui l'ont exalté ou censuré.
Mais
seul le musicien du « toucher intérieur » s’autorise à varier son
médium et les médias ; et à signifier aux croyants ou aux athées que nous
sommes, qu’il ne s'en remet à aucun
Sens Absolu ni à quelque fondation souveraine que ce soit : puisque le
poète en est « l’inventeur », avec SA « mesure merveilleuse et
imprévue ». Et que vous allez être des inventeurs, avec lui.
La
solitude du poète (au sens large du terme) est un voyage qui précède et excède le religieux, car ce voyage me
persuade que, pour vivre, il ne suffit pas seulement de « défendre une
forme » : car être en vie c’est recommencer l'imprévu et le
merveilleux, pour transmettre ce « toucher intérieur » qui spécifie
les êtres parlants : pour donner ainsi du temps à la seule liberté
universelle qui vaille, l'audace qui s'impose d'innover.
Je m'éloigne des citations de Hölderlin, mais la polyphonie de ses textes
m'accompagne toujours. Et je dis que, depuis deux siècles, le Pourquoi du Poète (les 2 P en
majuscules) a cédé au Comment de l’écriture (au sens générique que la
modernité lui donne dans tous les arts) : bateau ivre du dérèglement des
sens, illumination du sens et non-sens. L'écriture poétique ne nous fournit
aucune fondation, tout juste nous éveille-t-elle pour refonder les fondations,
y compris les fondations des Lumières et des Droits de l’homme. Elle nous
révèle le multivers (comme disent les cosmologistes) des expériences
intérieures qu’elle rénove sans fin. Alors, l'effectivité des Droits de l’homme aboutissant à
l’épanouissement de singularités, et par delà le heurt des religions,
l'écriture poétique serait-elle le langage des singularités partageables ?
C'est mon pari. Il nous revient, par conséquent, de mieux saisir la dynamique
psycho-sociale de la poésie et surtout d'encourager sa dissémination dans
les multiples formes que propose la modernité notamment numérique. Ce sera un
engagement hardi et de longue haleine. Mais si nous en sommes incapables, le
transhumanisme ne sera qu’un outil de banalisation et d’automatisation de
l’espèce humaine.
***
Des exemples de ces multivers poétiques, de la puissance vivifiante ?
Il y en a chez les personnes fragiles : mon fils David Joyaux m’en
donne la preuve ; il publie certains de ses poèmes dans
le journal Le Papotin, ouvert aux personnes en situation de
handicap. Voici comment il confie et confirme sa sur-vie (avec un tiret) après
un long coma à l'hôpital.
L’écriture
Du point blanc au point/ noir où
s'écrit/ sans/ le jour, sans la nuit, l'attrait/ des mots pour le retrait/ des
mers... Les objets cachés/ sont des phrases/ Où je me cache pour / ne pas
oublier l'amour. /L'enveloppe,/ c'est le silence. Pour performer/ ton écriture/
écoute le silence des livres. L’écriture permet /de penser. C’est la/ mémoire
de la vie./ Elle permet d’oublier/ la souffrance, elle permet/ d’aimer, elle
permet/ d’être ensemble/ entouré/, dans la/ solitude./ L’écriture fait voyager/
Quand on veut/ ou ne veut pas/…/ L'écriture...
D'habitude plus à l'aise dans la musique que dans les mots, David nous a
donné son premier signe de vie à la sortie du coma par cet écho intitulé Écriture. La sur-vivance de l'écriture, je la perçois aussi dans les blogs et autres
forums des internautes globalisés qui se réapproprient aujourd’hui la mémoire
de la diversité culturelle, et à contre-courant des nostalgies stériles comme
des surenchères politiciennes d'austérités –, ils habitent l'infinitude
du langage par leurs nouvelles et incalculables créativités.
Est-ce que le politique peut entendre ce « toucher intérieur »,
s'inscrire dans cette temporalité du recommencement ? Il manque de vision,
voire d’incarnation, dit-on. Et si le remède pour nos élus était de se cultiver
et de rencontrer davantage de poètes et d’artistes ? Qu’est-ce qu’on
risque ? Qu’un Président de la République se mette à parler comme Paul
Claudel, Michel Deguy ici présent, Guyotat, ou Sollers ? Peu
probable ! Mais essayons, faisons le pari.
Les intellectuels, de leur côté, ont tendance à se blinder en idéologues,
et ces jeux avec le pouvoir les éloignent lourdement des potentialités du
langage poétique.
Pour ma part, c’est dans la psychanalyse que j’ai trouvé une sorte de
poïétique, quand j’entends et j’interprète le recommencement au singulier des
analysants qui me font confiance.
Un autre exemple : j’ai déplacé mon séminaire sur le « Besoin
de croire » de mon université Paris 7 à la Maison de Solenn de l’hôpital
Cochin. On y reçoit des adolescents déprimés, suicidaires, anorexiques,
toxicomanes. Ou en voie de radicalisation. Souad est une jeune fille de 14 ans,
de famille musulmane. Elle avait été suivie pour anorexie : lente mise à
mort du corps, tuer la femme et la mère en soi, abandonnées et incomprises.
Burqa, silence, et Internet où, avec des complices inconnus, elle taxe sa
famille d’ « apostats, pires que les mécréants », et prépare son
voyage « là-bas », pour se faire épouse occasionnelle de combattants
polygames, mère prolifique de martyrs ou kamikaze elle-même.
Souad a commencé les
entretiens avec l'équipe mutilculturelle mixte de psychothérapie analytique par
provoquer en disant qu’elle était un « esprit scientifique », forte
en maths et physique-chimie, mais que « seul Allah disait vrai et pouvait
la comprendre ». La littérature « ne lui disait rien » et elle
« détestait les cours de français et de philo » qu’elle « séchait
au possible ». Mais Souad a trouvé du plaisir à se raconter, à jouer avec
l’équipe comme avec une nouvelle famille recomposée, à rire avec les autres et
d’elle-même. À renouer avec le français ; à apprivoiser avec le langage
ses pulsions destructrices et ses sensations en souffrance. D’autres ados
accompagnés par l’équipe fréquentaient des ateliers d’écriture et de théâtre.
Souad leur a emprunté un livre de poèmes arabes traduits en français. Elle
sèche moins les cours de français. Et elle a remis son jean.
Roland Barthes écrivait que si vous retrouvez la signification dans la
plénitude d’une langue, « le vide divin ne peut plus menacer ». Et
j'ajoute : l'emprise totalitaire du divin ne menace pas non plus. Souad
n’en est pas encore là. Ce sera une longue marche. Mais combien de jeunes
filles n’auront pas sa chance de rencontrer la poésie de l’écoute ? Et de
renouer avec une identité en mouvement ?
***
Vous nous direz ce soir : comment peut-on être poète
aujourd’hui ? qui sont vos lecteurs, vos revues, leur diffusion, vos
trouvailles, vos limites ? Je voudrais, pour finir, ajouter au débat une
dernière question, inéluctable.
En
dépliant la langue maternelle et/ou nationale, le langage poétique ouvre et
refait l’identité, notamment nationale. Loin d’être un archaïsme réactionnaire,
l’identité est un antidépresseur (c’est peut-être ce que Hölderlin cherchait
dans une « forme » ?). Pour le poète, cependant, tel que je
l'entends, l'identité reste une cicatrice où il inscrit son souffle singulier
qui le fait tenir dans le temps des identités.
Quant
à l’identité européenne, cette mémoire poïétique nous rappelle que, malgré nos
impuissances actuelles et nos crimes passés ou présents, nous sommes une
civilisation, peut-être la seule, dans laquelle que l’identité n’est pas un
culte, mais un grand point d’interrogation. Et dans laquelle une soirée comme
celle-ci est possible, où la poésie affronte le nihilisme et la transcendance, la politique du « moins pire » et la barbarie sacrée. Quand ni
les tweets ni les réseaux sociaux ni la détresse elle-même ne vous disent rien,
quand vous n’avez plus rien à dire – vous cherchez de « grandes
voix » : poèmes, romans, théâtres, cinémas, concerts. Je fais comme vous. Et j’entends mieux le frêle tremblement de David et de
Souad.
JULIA KRISTEVA
7 novembre 2016