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Le monde

JK BenvenisteLire la double page dans Le Monde des Livres

 

 

Emile Benveniste

«Il me lisait le “Rigveda”directement en Sanskrit dans le texte»

  Le Monde des livres du 20 avril 2012

Propos recueillis par Julie Clarini

 

Julia Kristeva est linguiste et psychanalyste. Elle a connu le grand savant quelques années avant qu’il ne soit terrassé par une attaque cérébrale. Elle évoque ses souvenirs d’un homme pour qui «la langue sert à vivre».

 

Dans quelles circonstances rencontrez-vous Emile Benveniste?

 

Nous sommes actuellement dans une époque de «com» accélérée, hyperconnectée et virtuelle ; on ne se rend pas compte que le langage n’est pas seulement un moment de communication, mais un lieu de vie et de mort. Cette dimension-là était au contraire au coeur des préoccupations intellectuelles des années 1960-1970, quand l’exploration linguistique est devenue centrale dans les sciences humaines et en philosophie.

L’être humain n’apparaissait plus comme étant formaté par sa place dans la production et la reproduction (même si Marx et Freud continuaient d’être très importants): sa manière de parler et les lois du langage nous apparaissaient les plus décisives.

C’était aussi Mai 68 («L’imagination au pouvoir»), et dans la foulée, les expériences de libertés, notamment dans les pays du bloc communiste. Justement parce que la production ne suffit pas à définir l’homme mais qu’il faut prendre en compte sa manière de parler, la sémiologie (la science des signes) opérait un démantèlement de la philosophie marxiste dogmatique. Le climat d’effervescence intellectuelle à Paris autour du langage a attiré des dissidents de l’Est, logiciens, linguistes, théoriciens de la littérature. Au bout de deux ou trois ans, l’idée est venue de créer l’association internationale de sémiotique à Varsovie, inaugurée par un colloque qui s’est réuni en août 1968. Benveniste en est devenu le président, le coeur discret et innovant de toute cette dynamique. Or ce petit monde cherchait une jeune personne pour faire le secrétaire scientifique de l’association; j’ai donc été amenée à fréquenter Benveniste, de 1967 à 1969. C’était une amitié magnifique. J’allais l’après midi chez lui dans un appartement qui sentait les vieux parchemins.  On parlait des problèmes de l’association, il me lisait les textes sacrés hindous, le Rigveda, directement en sanskrit dans le texte.

 

Quel lien entretenait-il avec les courants intellectuels du XXe siècle ?

 

Pour ses travaux, il emprunte à la phénoménologie de Husserl et de Heidegger. Et il est le premier, à ma connaissance le seul, linguiste qui prend au sérieux la psychanalyse.  Auparavant, dans les années 1920, il avait fréquenté les surréalistes et, dans les années 1960, s’intéressait à l’avant-garde littéraire et au groupe Tel Quel. A ce colloque de Varsovie, en1968, je me suis approchée de lui pendant l’une des pauses; encouragée par son intérêt pour Antonin Artaud dont il m’avait emprunté les Lettres de Rodez, je lui ai dit que j’avais découvert son nom parmi la liste des signataires du manifeste surréaliste «La Révolution, d’abord et toujours» (1925). Il m’a jeté un regard incendiaire et répondu: «Madame, c’est une fâcheuse coïncidence. » J’étais très mal à l’aise d’être ainsi rabrouée devant tout le monde. Mais quelques heures plus tard, il m’a prise à part et a confirmé que c’était bien lui, ajoutant: «Vous comprenez, maintenant je suis au Collège de France!» C’est tout Benveniste: le côté pudique, austère, méticuleux, et la grande force éruptive de la pensée accompagnant la délicatesse du lien humain. Après cette période de proximité avec les surréalistes, il donne le sentiment de s’être retiré et consacré uniquement à la langue.

 

Quelle en est, justement, sa conception?

 

 

Il rend hommage à Saussure, qui est le fondateur de la sémiologie mais, pour lui, l’essentiel de la langue, c’est le fait de signifier. Il a d’ailleurs cette phrase magnifique: «Bien avant de servir à communiquer, la langue sert à vivre.» En s’écartant des grands courants de la linguistique de son temps (structuralisme, grammaire générative), il soutient que c’est dans la logique de l’énonciation, entre deux subjectivités et selon des stratégies diverses (la différence entre parole et écriture sera l’apport original de ses Dernières Leçons) que s’élabore cette capacité humaine énigmatique qu’est la signification.

Il déplace la grande question métaphysique de l’« origine du sens» et la transforme en «comment ça signifie?»Comment s’engendre la capacité de penser dans l’appareil même du langage?

 

Comment développait-il ses intuitions sur la langue?

 

Il y a pour lui deux niveaux: le sémiotique et le sémantique. Le sémiotique, ce sont les signes pris dans un pacte conventionnel (selon lequel, par exemple, la forme sonore du mot «arbre» est associée au concept d’arbre); ces signes obéissent à un certain nombre de règles d’agencement. Le sémantique, c’est le discours qui, lui, est pris dans le contexte, dans le dialogue, dans toute la dynamique profonde de l’expérience subjective. Ce qui me frappe, d’ailleurs, c’est que, pendant ces années, nous n’avons jamais parlé de son origine juive et de son existence comme juif dans la République française. On peut pourtant se demander si ce qu’il développe plus tard comme modèle linguistique avec ces deux niveaux, le sémiotique et la sémantique, ne s’inspire pas du fonctionnement de l’hébreu: le sémiotique renvoie au message divin, et le sémantique est l’actualisation, dans l’histoire et par le récit, de la polysémie de ces termes divins dont les mille et une interprétations occupent les rabbins depuis la nuit des temps. Son judaïsme, je crois qu’il ne l’a pas revendiqué, mais qu’il l’a réalisé dans ses travaux.

 

Pourquoi est-il aujourd’hui moins connu que d’autres savants de sa génération?

 

Par rapport aux grands noms du XXe siècle comme Mauss, Dumézil, Lévi-Strauss, Lévy-Bruhl, etc., il subit en effet une certaine marginalisation. C’est peut-être lié au fait que la linguistique demande un effort d’abstraction, loin des impasses sociales et des saveurs mythiques qu’étudient l’histoire ou l’anthropologie, et qui fascinent plus. Mais dans la mesure où Benveniste relie sans cesse cet ascétisme à une expérience, il offre au contraire une grande ouverture qui, moi, m’a beaucoup impressionnée, jusqu’à ce dernier événement: son accident cérébral l’avait plongé dans une aphasie irrémédiable que nous étions quelques-uns à accompagner. Après une absence, il me fait demander par sa soeur. Je viens le voir à l’hôpital et, là, le professeur se met à tracer avec son doigt des signes sur le chemisier couvrant ma poitrine.  J’étais stupéfaite, très gênée, d’un geste si surprenant et intime.  Que voulait-il? Je finis par lui donner un papier sur lequel il écrit : «THEO», dieu, d’une écriture tremblante. Hasard ou détresse?  En relisant ses derniers cours, ainsi que ses notes sur Baudelaire de la même période, il me semble que c’était une façon de me dire ce qu’il avait déjà écrit et enseigné: le transcendental s’écrit déjà dans le langage intérieur, et jusque dans le silence entre deux corps sensibles, que la parole exprime ou pas, mais que l’écriture complète et prolonge. L’écriture, avec sa double valeur d’auto-interprétation du langage et de transfert affectif, installe «THEO» entre nous. En définitive, il n’y a de transcendance que par et dans la «signifiance» du langage, et ce «signifier» s’écrit dans l’« entre nous» des corps».

 

JULIA KRISTEVA

 

 

JK Benveniste Benveniste
Cliquer pour agrandir  

Table Ronde Jean-Claude Coquet et Irène Fenoglio, qui ont établi le texte des Dernières leçons,
organisent une table ronde en hommage à Emile Benveniste. Avec Pierre Nora, Julia Kristeva, Tzvetan Todorov, Jean-Claude Coquet, Jacqueline Authier-Revuz.
A l'ENS, 45, rue d'Ulm, Paris 5e,
le 7juin à 18heures.

Lire aussi la préface de Julia Kristeva aux Dernières Leçons de Benveniste, Seuil 2012

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