Céline
ou le pouvoir de l’horreur
Étrange état
que celui dans lequel nous plonge la lecture de Céline. Au-delà des contenus
des romans, du style de l'écriture, de la biographie de l'auteur ou de ses
positions politiques (fascistes antisémites) insoutenables, c'est l'effet de la
lecture — fascinant, mystérieux, intimement nocturne et libérateur d'un
rire sans complaisance mais néanmoins complice — qui constitue le
véritable « miracle » Céline. Presque vingt ans après sa mort, près d'un
demi-siècle après la publication du Voyage au bout de la nuit, comment,
où, pourquoi cet univers célinien nous interpelle-t-il aussi vigoureusement ?
[...]
Il appelle ce qui, en nous, échappe aux défenses, aux apprentissages,
aux paroles, ou qui lutte contre. Une nudité, un abandon, un ras-le-bol, le
malaise, une déchéance, une blessure. Ce qu'on n'avoue pas mais qu'on sait
commun : une communauté basse, populaire ou anthropologique, le lieu secret
auquel sont destinés tous les masques. Céline nous fait croire qu'il est vrai,
qu'il est le seul authentique, et nous sommes prêts à le suivre, enfoncés dans
ce bout de nuit où il vient nous chercher, et oubliant que s'il nous le montre,
c'est qu'il se tient, lui, ailleurs : dans l'écrit. Comédien ou martyr ? Ni
l'un ni l'autre, ou les deux à la fois, comme un véritable écrivain qui croit à
sa ruse. Il croit que la mort, l'horreur, c'est l'être. Mais brusquement, et
sans crier gare, voilà que la plaie nue, de sa douleur même et par l'artifice
d'un mot, s'auréole, comme il dit, d'un « ridicule petit infini », aussi tendre, gorgé d'amour et de
rire gai que d'amertume, de dérision implacable et de lendemain impossible.
Même votre abjection chérie est une affaire de guignol's band, et la féerie sera pour une autre fois... Pour la jouissance, du verbe,
des sens ou de la transcendance prise de l'intérieur, dans le pur style littéraire,
vous repasserez... Il ne reste que l'air sans notes... Même pas le culte de la Mort... Les trois
points... Moins que rien, ou plus... Autre chose... La consumation de Tout, de
Rien, dans le style... À la charnière du social et de
l'asocial, du familial et du délinquant, du féminin et du masculin, de la tendresse
et du meurtre.
[...]
La
fascination haineuse et soutenue jusqu'à la fin de sa vie envers les Juifs, cet
antisémitisme primaire qui enivre les pages tumultueuses des pamphlets, ne sont
pas un accident : ils contrecarrent la dissolution d'identité coextensive à
cette écriture qui touche aux distinctions les plus archaïques, qui jette
des ponts sur les séparations assurant la vie et le sens. L'antisémitisme
célinien, comme l'engagement politique chez d'autres - comme, en fait, tout
engagement politique, pour autant qu'il assoit le sujet dans une illusion socialement
justifiée —, est un garde-fou. Un délire, si l'on veut, mais dont on
connaît le déploiement social et les rationalisations multiples : un délire qui
empêche, littéralement, de devenir fou, car il diffère l'abîme insensé
qui menace cette traversée de l'identique qu'est l'écriture...
[...]
L'écrivain
de ce type, Céline, cette exclamation catastrophique qu'est son style, ne
trouvent pas d'appui extérieur où se soutenir. Leur seul appui, c'est la
beauté du geste qui, ici, sur la page, contraint la langue à s'approcher au
plus près de l'énigme humaine, là où ça tue, pense et jouit en même temps.
Parole d'abjection dont l'écrivain est le sujet et la victime, le témoin et la
bascule... Bascule dans quoi ? Dans rien d'autre que cette effervescence de
passion et de langage qu'est le style, où se noient toute idéologie, thèse,
interprétation, manie, collectivité, menace ou espoir... Une beauté brillante
et dangereuse, envers fragile d'un nihilisme radical qui ne peut
s'évanouir que dans « ces profondeurs pétillantes que plus rien existe »... Musique, rythme, rigodon, sans fin, pour rien.
Julia Kristeva
Pouvoirs de l’horreur, Éditions du Seuil, coll. “Tel Quel”, 1980