Dostoïevski face à la mort ou le sexe hanté du langage
de Julia Kristeva
par Jean-Louis Backès
Revue
Esprit, JUIN 2022
Si le lecteur comprend tout de suite « face à la
mort », il a plus de difficulté avec « le sexe hanté du
langage ». Il peut entendre que le langage a un sexe et que ce sexe,
hanté, met en scène des personnages. Il peut aussi, s’il a du goût pour
l’archaïsme, suggérer : le sexe est hanté par le langage.
De toute façon, le langage est essentiel. Il permet en effet
l’expression « idée sentie », que Stavroguine prononce dans Les Démons (1872) et dont Kirillov relève
l’étrangeté : « Vous avez senti une idée ? » Il
la reprend pour faire entendre qu’elle a quelque chose de choquant, qu’une idée
ne peut pas être sentie, de même que deux et deux ne peuvent faire cinq. Le
langage de Dostoïevski est « polyphonique », comme le
disait Bakhtine, qui doit à Kristeva sa notoriété en France. Il accueille une
multitude de voix, non seulement parce que les personnages sont pris dans des
conflits non résolus, mais parce que chacun d’eux est un chaos. On a longtemps
cherché à définir la pensée de Dostoïevski. Kristeva répond
tranquillement : « Le romancier a dévoré le penseur. »
Que pourrait être une « idée sentie » ?
Le senti reste attaché au singulier. Quelle est la relation entre le singulier
et ce qui s’éprouve ? Ce que vous dites éprouver, je n’y ai accès que si
je l’éprouve moi-même. Stavroguine sent une idée
nouvelle : la mort nous délivre de tous nos souvenirs « honteux ».
L’idée invite au suicide. Presque banale, Stavroguine l’a, un beau jour, « sentie ». Il l’a vécue, comme un
comédien qui s’assimile soudain un détail de son rôle – on change
d’espace. La vision est concrète : « Un coup de feu dans la
tempe, et il n’y a plus rien. » L’idée est devenue spectacle,
avec un acteur et un spectateur. Stavrogine est à la
fois l’un et l’autre. Le lecteur aussi.
Kristeva, dans ce nouveau livre, comme déjà dans Soleil
noir1,
parle d’orthodoxie. Pas de religion en général, mais de la façon dont les
croyants russes vivent la leur. Que veut dire « orthodoxie » ?
La juste doxa, l’opinion juste. Mais le mot a aussi un autre sens, que le
français conserve dans « doxologie » : gloire. Le russe a
choisi : pravoslavié – non
pas juste pensée, mais juste gloire. La liturgie prend le pas sur la théologie.
Kristeva écrit : « L’inconnaissable du Père
conduit à une théologie du vécu – et non pas de la connaissance. » Le
Père est inconnaissable. Et l’être humain est inintelligible à qui ne veut pas
savoir sur quel chaos il se fonde. Parce que le Père est inconnaissable, le
Fils, visible, profère la Parole. Dostoïevski sait combien peut être
hétérogène, voire contradictoire, le champ sémantique qui environne cette
combinaison fortuite de phonèmes que nous appelons un mot. Il sait que le mot « croire »
n’est pas loin du mot « douter ». Malgré ceux qui lui disent que
douter est un péché à bannir, il ose écrire que l’hosanna passe par le « creuset
des doutes ». Il sait que l’amour n’est pas loin de la haine et que
Sodome menace la Madone. Ce savoir anime le texte de Kristeva, qui est amenée à
fabriquer des mots nouveaux : hainamour, désêtre. Savoir de linguiste, savoir d’analyste.
Elle écrivait, dans la préface à un recueil de textes qui
s’appelle simplement Dostoïevski : « On appellera
ce lieu où la névrose s’effrite et où les démons dostoïevskiens
affluent : “clivage”, “coupure” ou “refente du sujet”. Le sous-sol n’est
pas en dehors de nous, il est en nous2. » À
ce texte fait écho, dans Dostoïevski face à la mort : « Masochisme
ou sadisme ? Homosexualité recouverte par l’objet-fillette ? […] Les
catégories sont trop tranchantes pour cette trouble zone d’excitation-répulsion
où l’agresseur aspiré par l’agressée se venge sur elle de ne pas être elle. ?» Cette
trouble zone fait proliférer le langage. Un langage qui cherche à lui échapper
en définissant les catégories tranchantes, qui devraient assurer un ordre.
La tradition orthodoxe, plus que toute autre, est marquée par
la gnose. Kristeva s’appuie sur saint Irénée et sur Valentin. Ce qui surprend,
c’est que son livre propose une lecture de Valentin beaucoup plus profonde que
celle des platoniciens obsédés par leur volonté de découvrir une unité
primitive. Il montre que « l’absolu » est « originairement
pluralisé ». L’ancêtre porte le nom d’Abîme (Bythos),
qui l’apparente au Chaos d’Hésiode. Mais ce n’est pas un milieu indifférencié,
c’est un personnage. Irénée donne à l’Abîme une compagne, qui s’appelle Pensée.
Abîme émet une semence et la dépose dans la matrice de Pensée. Irénée se
rend-il compte que son petit récit matrimonial introduit la pluralité dans
l’histoire des commencements ? Valentin en était-il conscient ? À
l’origine est le sexe avec ses fantasmagories. La pensée d’un ancien
hérésiarque n’est pas sans analogie avec celle de Freud, quand il découvre la
seconde topique et la pulsion de mort. Pour suivre dans leur labyrinthe Raskolnikov ou Ivan Karamazov, il faut aller plus loin que
l’idée de refoulement, qui inspire certain article sur le parricide.
« Face à la mort » : allusion évidente à
l’exécution simulée. Mais il faut dépasser l’anecdote : la mort est là dès
le début, inséparable de la jouissance.
- 1. Julia
Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris,
Gallimard, 1987.
- 2. J. Kristeva, Dostoïevski,
Paris, Buchet-Chastel, 2020, p. 21.
https://esprit.presse.fr/actualite-des-livres/jean-louis-backes/dostoievski-face-a-la-mort-ou-le-sexe-hante-du-langage-de-julia-kristeva-44084
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