EUROPE-CHINA HIGH LEVEL CULTURAL FORUM

JK

Bruxelles, 6 - 7 octobre 2010

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DISCOURS DE JULIA KRISTEVA

 

Europe/Chine: les axes de l'échange

 

    En remerciant très chaleureusement  les organisateurs de ce prestigieux Forum de  m'avoir invitée, je vous dois un aveu : mes quatre années de licence de chinois ne font certainement pas de moi une sinologue (je ne suis donc pas une « spécialiste »); et, de surcroit,  je n'ai guère la compétence des éminents acteurs de la diplomatie culturelle ou économique qui se trouvent en cette salle. C'est la sémioticienne, la philosophe, la psychanalyste, et la femme qui vous parle, en se proposant d'aborder le thème de notre Forum sous deux angles:

-dans quelle actualité et dans quelle philosophie politique s'inscrit  cette rencontre;

- sur quels axes culturels et politiques cette rencontre peut elle avoir de sens aujourd'hui pour les deux partenaires, l'Europe et la Chine?

 

1.Réhabiliter la culture dans une nouvelle philosophie politique

 

Une quatrième crise se confirme, sous-jacente aux crises financières, économiques et sociales . Et l’évidence s’impose : la recherche de l’introuvable « autre modèle » est indissociable de la réhabilitation de l’expérience culturelle et de sa place dans la vie de chacun, comme dans le pacte communautaire.

Invités par les médias, les philosophes ne manquent pas de s’en préoccuper. Certains proposent de repenser la situation des humains dans l’écosystème, de changer de vie pour « changer la vie » (Sloterdijk). D’autres rêvent de  réinventer la « fraternité », comme si elle  ne s’était pas effondrée dans le goulag et la shoah !( Régis Debray), voire de se débarrasser de la démocratie pour réconcilier l'homme avec la mystique ou l’esthétique (J.L.Nancy). Autant de preuves, s’il en fallait, que la chouette de la philosophie esquive la bataille et se lève à la fin de la nuit, un peu trop tard à mon sens.

Les impasses de la philosophie face à la mondialisation impose, au contraire,  la nécessité d'inventer une nouvelle philosophie politique. Le modèle politique actuel, hérité de Hobbes et Locke, se contente   d’atténuer ou d’attiser le bipartisme  (droite/gauche) et les clivages sociaux. Sans déconsidérer la politique parce qu’elle serait inapte aux interrogations cruciales, il convient de constater qu'elle a atteint ses limites. Je dis: l’action politique a besoin de poumons nouveaux, capables de lui redonner un souffle nouveau, face aux impératifs des lois de la nature, aux expériences singulières, aux besoins de croire et aux  désirs de savoir. Ecologie, santé, civisme, frontières du vivant, vulnérabilités insurmontables, multitudes des expressions culturelles : entre le législatif et l’exécutif, l’espace politique est à rebâtir, pour que ces impératifs de la vie dans sa complexité, rendus désormais universellement accessibles par les avancées de la démocratie, puissent être interrogés, protégés et développés.

  Vue sous cet angle, l’action culturelle intérieure et extérieure est la pièce majeure d’un nouveau lien international qui se cherche, et que je définirais ainsi : comment fédérer  une humanité universelle dans et par la multiculturalité (la Convention de l’Unesco de 2005, qui amorce un  droit culturel international, s’en inspire). 

   

Permettez-moi ici d'attirer votre attention. Fédérer la multiculturalité ne veut pas dire: exposer côte à côte des cultures, dans cette  sorte de « foire des diversités » qu'est la gouvernance de la culture comprise comme un spectacle généralisé, où les culture sont « à portée de main » ( sur Internet ou à l'Exposition universelle de Shanghai) mais ne se comprennent pas. Car elles ne se pensent pas les unes les autres: ne s'analysent pas, ne cherchent pas à établir des passerelles entre elles, n'interpellent pas en profondeur la vie psychique de cet homme-ci, de cette femme-là. Et de ce fait, les cultures  risquent de se  banaliser à force de s'empiler les unes sur les autres dans une tolérance « politically correct » où se perdent aussi bien les spécificité de chaque civilisation que les passerelles entre elles. Prenons garde: une banalisation des diversités en résulte, qui est en train de devenir le nouveau « mal radical ». Plus sournois que le « heurt des religions », plus difficile à défaire parce qu'il réduit la pensée en  « produits » du marché, il facilite l'automatisation en cours de l'espèce humaine.

C'est à ce point précis que notre rencontre culturelle Europe/Chine prend tout son sens. Pourquoi? D'abord, parce que c'est dans le complexe continent de la culture européenne dont (soit dit en passant) nous ne sommes pas assez fiers,- que peut s'élaborer une mise en question de la « culture spectacle », de l' « animation culturelle » et de cette « culture- foire aux  diversités » qui tend à banaliser le fait culturel lui-même. Ensuite, et surtout,  parce la Chine comme l'Europe ont besoin d'affirmer leur autonomie politique  et économique, en l'appuyant sur le caractère spécifique  de leur culture: à décomplexer leur héritage civilisationnel  par une analyse approfondie de leur mémoire culturelle et sa « transvalulation » (Nietzsche).

 

Un exemple, avant d'esquisser un chantier possible de notre rencontre.

 

2.               Religions, femmes, langages

 

  J'ai effectué mon premier voyage en Chine en 1974, avec le groupe Tel Quel dirigé par Philippe Sollers et avec la participation notamment de Roland Barthes:  la première délégation intellectuelle, je crois, suite à l'adhésion de la République populaire de Chine à l'ONU. Loin d'une allégeance inconditionnelle à l'idéologie en vigueur, mais profondément intriguée par la civilisation chinoise, j’étais curieuse de trouver une réponse à deux questions (au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours d’actualité :
1. Si le communisme chinois est différent du communisme et du socialisme occidentaux, comment la tradition culturelle et l’histoire nationale ont-elles contribué à forger cette énigmatique « voie chinoise » ?
2. Les conceptions traditionnelles chinoises de la causalité, de la divinité, du féminin et du masculin, du langage et de l’écriture ne contribuent-elles pas à former une subjectivité humaine spécifique, différente de celle qui s’est constituée dans la tradition gréco-judéo-chrétienne ? Et si oui, comment ces expériences subjectives peuvent-elles rencontrer, s’opposer ou coexister avec les autres acteurs de notre humanité universelle et non moins différenciée ?
   Je maintiens ces interrogations  essentielles que l’actualité rend plus urgentes que jamais : la rencontre des civilisations (vous remarquerez que je ne dis pas « heurt » mais « rencontre »), aussi différentes, rendue désormais possible par la globalisation, est-elle porteuse de risques majeurs ? Ou, à l'inverse,  de mutations bénéfiques à force d’emprunts mutuels et de réciprocités inouïes ?
     Reprenons très brièvement et schématiquement quelques éléments de cette « pensée chinoise » (pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre du grand savant français Marcel Granet), que je préfère appeler quant à moi une « expérience chinoise », telle que je l’ai tracée à larges traits dans Des Chinoises (  un livre que j'ai publié en 1975 et qui vient d'être traduit à Shanghai d'où je  viens de rentrer). Trois différences entre la civlisation chinoise de l'européenne avec son fondement grec-juif-chrétien: -le religieux, ou l'absorption de la transcendance dans l'expérience chinoise; -le rapport homme-femme; -la place du langage dans la construction de la personne.

-Lorsque le Père Longobardi interroge ce qu’il appelle « la religion des Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des catholique : le Père, le Fils et le Saint Esprit), car l’Empereur Céleste, Shang-di, n’est qu’un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI  : matière pourvue de façon immanente d’« opération », d’« ordre », de « règles », d’« action », de « gouvernement », c’est-à-dire de « causalité ». Il n’échappe pas au savant jésuite que cette sorte de loi - LI - peut conduire à l’athéisme les lettrés qui la partagent ; tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s’y rapportent ne sont destinés qu’à une sorte de religion pour le peuple et se limitent au rôle de gardiens de l’ordre social.
-Plus encore, cette causalité immanente à la matière qu’est la LI suppose une dichotomie radicale entre deux termes (vide/plein, vie/mort, ciel/terre, etc.), dont elle assure l’harmonie, sans qu’on puisse parler de la moindre unicité entre les deux éléments, lesquels restent dissociés dans leurs combinatoires mêmes. Un problème surgit dès lors : sans unité, quelle vérité pourrait advenir ? Ce genre de « matière causale » peut-elle révéler de la vérité ?
Le commentaire de Leibnitz (1646-1716), au contraire, fait évoluer cette causalité immanente vers un rationalisme novateur. La LI serait, à ses yeux, une « substance subtile accompagnée de perception » : « Ils (les Chinois) disent la vérité dans les créatures », « car peut-être ces vie, savoir, autorité en Chinois, sont pris anthropopatos » (« Dieu » se voyant attribuer des qualités humaines). Leibnitz serait-il le visionnaire d’un... humanisme à la chinoise ? Une « vérité »et un 'humanisme » à la chinoise, dont l'énigme nous échappe encore?  Une pure Raison, laquelle, bien loin d’être cartésienne,  frappe Leibniz par ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une spécificité de l’expérience chinoise : concrétude, préoccupation permanente de la logique du vivant et du social, indistincte d’une préoccupation ontologique de soi.  Il y aurait un  « soi » indissociable de ses appartenances cosmiques et politiques: un « soi » qui  ne serait donc pas un « individu », mais  un point d’impact dans lequel s’actualisent une combinatoire infinie de forces et de logiques.
    Nous voici au coeur des questions que rencontrent  l'humanisme et  la démocratie, au contact avec  la Chine.

     Cette expérience et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d’une individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l’histoire complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe musulmane ? L’histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte. Pourtant, n’est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la logique du vivant et du social », spécifiant l’individu selon l’expérience chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de l’homme » d’une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur d’un tel « soi »  chinois- sa spécificité comparée à l'européenne, toujours déjà ouverte aux désirs et actes signifiants de son environnement naturel et social?
  Les « énigmes » de l’expérience chinoise ne pouvaient se laisser appréhender que si le discours interprétatif devenait capable d’aborder deux continents qui échappaient à la métaphysique occidentale. Je veux parler du rôle spécifique de la femme et de la mère, d’une part, et de l’indissociable appartenance du sens du langage à la musique (langue à ton) et au geste (au corps), d’autre part. En d’autres termes, si la métaphysique occidentale peine devant l’individu chinois, c’est parce qu’il n’y pas d’ « individu »,  mais une complémentarité homme/femme dans chaque entité ; et que la vérité d’un sens ou d’un langage n’est jamais dissociable de sa traversée du corps sexué.

La longue domination d’une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale devait imposer à l’homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement que ne le font d’autres cultures, notamment l’Occident chrétien dominé par le modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle, cette cohabitation interne n’efface pas la différence externe entre un homme et une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin » inépuisable.

   Quant à la langue tonale, qui confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle conserve l’empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par excellence qu’est la communication verbale (parce que tout enfant humain acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l’enfant chinois charge ces traces mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc, grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se réalise à plein que dans la syntaxe). L’écriture elle-même, imagée à l’origine, puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible, en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens syntaxique-logique, l’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections.
   Si je m’attarde à ces rappels élémentaires et passablement schématiques, ce n’est pas  pour suggérer quelque hiérarchie de valeurs que ce soit entre les civilisations. Car il est possible de repérer les avantages comme les limites de chacun de ces modèles de structuration psychique que j’ai schématisés.
   Mais je crois nécessaire d’insister sur ce point : sous la pression des techniques productives et reproductives, et de leur emballement virtuel, la complexité du modèle chinois court le risque de se figer en automatisation, combinatoire mécanique faussement adaptative aux « patterns » à la mode, si elle ignorait cette inquiétude de la pensée que la philosophie grecque, puis sa recomposition judéo-chrétienne ont inscrite dans l’intériorité psychique à laquelle prétend l’être parlant européen. Quant au modèle gréco-judéo-chrétien qui, sous sa forme  sécularisée se présente comme le modèle universel de la globalisation, nous n'en connaissons que trop les risques d'égotisme, l'inflation psycho-sexuelle, la perte des « valeurs » et les déplorables conséquences  économiques, financières et sociales qui ont tant de mal à s'autoréguler.

  Jamais la société n’a été aussi privée d’avenir, et jamais l’homme n’a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des Instituts Confucius essaiment en France et partout dans le monde, tandis que quelques-uns, en Europe, s’obstinent à croire que nous pouvons arriver à une compréhension mutuelle.
  Les Chinois se tournent vers l’Europe, parce que la richesse de la psyché européenne séduit par ses mythes et ses capacités de sublimation dans l’art de vivre et de penser, par ses expériences esthétiques et sociales aussi. Un désir de France et d'Europe,  et même pour la langue française existe, je l'ai constaté, et quelque minoritaire qu’il soit, son intensité est bien réelle.
Les Français et les Européens de leur côté, et quels que soient leurs lourdeurs, leurs maladresses et leurs faux-pas, prennent au sérieux l’énigme de l’expérience chinoise qu’ils travaillent à déchiffrer.

   3.  Nos axes  d'échange

 Pour dépasser l' animation culturelle  qui échoue dans ce que j'ai appelé la « foire aux diversités » et qui me paraît être une nouvelle version de la banalité du mal, voici quelques propositions pour un chantier des rencontres culturelles Europe/Chine.

C'est aux Sciences humaines et sociales, avec la participation de chercheurs européens et chinois, qu'il revient de définir et d'approfondir les axes d'échange  entre les diversités des nos cultures, tels que nous les imposent la mémoire des deux civilisations et l'actualité internationale:

-     1. Qu'est-ce qu'une identité nationale et culturelle? Commençons, en Europe, par créer un Collège des cultures européennes, qui irait à la rencontre des autres, et les inviterait à s'interroger sur elles-mêmes et leur possible mutation aux contacts des autres. Portons haut et fort, en Chine et ailleurs, les idées fortes que nous lèguent les Lumières , et que nous avons tant de mal à mettre en pratique aujourd'hui, mais qui sont d'une générosité et d'une ouverture exemplaire et prometteuse.

   En effet, la culture européenne, qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier. En contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. C'est ici, en Europe, que l'identité n'est pas un culte, mais une question: portons ce questionnement  devant nos partenaires chinois, pour mieux analyser aussi bien les revendications ethniques et nationales au sein même du continent chinois, qu'entre peuples et pays d'une aire géographique et dans la globalisation elle-même.

 La nation et la liberté subissent dans l’espace européen une analyse, voire une recomposition sans précédent. Sommes-nous capables de ces évolutions, au point de les faire entendre hors de frontières européennes ? Jusqu’à la Chine ?

La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish english imposé par la mondialisation, Une nouvelle espèce émerge peu à peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ? Ou se réduira-t-il au globish ? A cet horizon, pourrait se poser la questions des langues régionales  en  Chine elle-même; mais aussi celle de la place des langues étrangères,  voire du multilinguisme, dans l'enseignement en Chine, face à la domination du « globish ».

La  Nation, sa réalité et son culte,  sont un produit de l'histoire européenne que nous avons léguée, pour le meilleur et pour le pure, au monde globalisé . L’horreur nazie nous a conduit à condamner la Nation : on a eu raison. On s’aperçoit cependant qu'à ignorer l'identité nationale, on expose  les peuples à une véritable dépression nationale qui conduit à des mouvements inverses de crispations nationalistes. Reconnaître, repenser et approfondir l’héritage culturel de la Nation, ses capacités esthétiques, autant que techniques et scientifiques: voilà une nécessité qui n'est  pas suffisamment mise en valeur, en particulier par les intellectuels toujours prompts à exceller dans le doute, et à pousser le cartésianisme jusqu’à la haine de soi. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques, souvent, à commettre, sous couvert de cosmopolitisme, « d’imperceptibles impolitesses » (Giraudoux) à l’égard de la Nation, qui contribuent à aggraver la dépression nationale. Les rencontres UE/Chine pourraient contribuer à  mettre en valeur l'importance et les limites de cet anti-dépresseur qu'est l'identité nationale, pour que - à la lumière de nos deux expériences- une nouvelle place  s'ouvrent pour les nations dans l'esprit d'une gouvernance multipolaire.

-     2.  La chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la culture nord-américaine. Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu, qu’il s’agit de deux conceptions de la liberté que les démocraties dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d’avoir élaborées et essayé d’appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux versions de la liberté sont à mes yeux également présentes dans les principes et les institutions internationaux, aussi bien en Europe que de l’autre côté de l’Atlantique.
C’est Kant, dans Critique de la raison pure (1781) et Critique de la raison pratique (1789) qui définit, pour la première fois au monde, ce que d’autres êtres humains avaient probablement expérimenté, sans atteindre sa clarté de conscience : à savoir que la liberté n’est pas négativement une « absence de contrainte », mais qu’elle est positivement la possibilité d’auto commencement : « self-beginning », « Selbstanfang »,  lequel est  néanmoins subordonné à une Cause : divine ou morale.
J’extrapole en disant que dans un univers de plus en plus dominé par la technique, ce type de  liberté devient progressivement une aptitude à s’adapter à une « cause » toujours extérieure au « self », à la personne, au sujet, mais désormais de moins en moins une cause morale, et de plus en plus une cause économique : dans le meilleur cas, les deux à la fois. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets et profits de l’enchaînement des causes et des effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.
 Il existe un autre modèle de liberté, elle aussi de provenance européenne. Il apparaît dans le monde grec, au cœur de la philosophie, avec les présocratiques, et se développe par l’intermédiaire du dialogue socratique. Cette liberté fondamentale se déploie dans l’Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même et à l’autre, et en ce sens se libère.  Elle a été mise en évidence dans la discussion que Heidegger a entreprise de la philosophie de Kant (séminaire de 1930, publié sous le titre L’Essence de la liberté humaine .) Il s’agit d’inscrire cette liberté de la rencontre surprenante avec autrui dans l’essence de la philosophie, en tant que questionnement infini qui spécifie l'humanité. Cette  vision  de la liberté privilégie la singularité des expérience de penser; les « révoltes » au sens de resourcement, re-fondation, ré-vélation; les créativités de la personnes au-dessus de toute autre convention.
La société européenne que tente de construire l’Union européenne aspire à tenir compte de la logique de la globalisation, sans pour autant se réduire au libéralisme du « laisser-aller », souvent identifié au « modèle américain ». Cette particularité relève de la conviction que nous avons ces deux conceptions de la liberté : celle qui s’adapte aux évolutions techniques et au marché globalisé et celle qui privilégie la quête identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte et favorisant la singularité, à l’encontre des certitudes et impératifs identitaires, économiques ou scientifiques.
Cette singularité de chaque homme, de chaque femme dans ce qu’il ou elle a d’incommensurable, irréductible à la communauté, et en ce sens de « génial » ; cette singularité dont l’émergence et le respect sont parmi les acquis les plus étonnants de la culture européenne, constitue le fondement ainsi que la face intime des droits de l’homme. C’est bien le souci du sujet singulier qui permet d’étendre et d’adapter les droits politiques eux-mêmes aux pauvres, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, mais aussi de respecter les différences sexuelles et ethniques dans leur intimité spécifique. Seul ce souci du singulier peut éviter de « massifier » les diversités en leur réservant le rôle de consommateurs du « free market » (mais qui s’en privera ?).
 
3.  L'approfondissement de la liberté singulière passe par l'attrait qu'exercent  les religions et les  spiritualités sur les consommateurs de la globalisation. La connaissance, l'analyse, la « transvaluation » des religions et des spiritualités  constituent une priorité essentielle pour l'Europe comme pour la Chine. Cette problématique  commence à se faire entendre, notamment dans certaines universités chinoise ( Tong Ji et Jiao Tong à Shanghai) qui ouvrent des Instituts de recherche sur ces sujets difficiles et qui nécessitent une forte coopération européenne.

4. Last but not least, la place de la femme et du féminin dans la tradition chinoise, du taoisme et du confucianisme en passant par le socialisme chinois et le marxisme,  confèrent aux femmes chinoises un rôle décisif dans le développement actuel du  pays et au regard de l'émancipation de toutes les femmes  dans le contexte de la globalisation. Le Prix Internationale « Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » que j'ai l'honneur de présider a été  attribué à deux femmes chinoises, l'avocate Mme Guo Jianmei et la vidéaste Ai Xiaoming, qui travaillent  pour une meilleure application des droits des femmes reconnus par le République Populaire de Chine. Quelle différence avec la situation des femmes dans d'autres parties du monde! Et quelle longue marche reste encore à faire! La culture de la maternité, la place de l'enfant, ou encore celle  de l'égalité politique et professionnelle dans l'esprit d'une complémentarité entre les deux sexes, sont de toute évidence des thèmes centraux, sur lesquels l'expérience chinoise et l'expérience européenne ont beaucoup à apprendre mutuellement.

  Permettez-moi de finir sur un ton grave. Comme beaucoup d'entre vous,  je suis souvent désespérée par la dévastation calculatrice des esprits,  par  l'automatisation techniciste de notre espèce humaine, par l'apocalypse écologique. Mon voyage récent en Chine ne m'a pas délivrée de ce scepticisme, loin s'en faut. Mais ni une guerre mondiale, ni une nouvelle Foi ne pourront nous sauver. Il nous reste à inventer une philosophie politique qui donne toute sa place à la rencontre culturelle, mieux: qui l'installe dans l'intimité de chacun C'est ainsi que j'entends le sens de  ce Forum Europe/Chine inspiré par Transcultura. Notre pari n’est pas un optimisme de façade en désespoir de cause. Il doit être à la hauteur de ces dangers qui nous assaillent de toute part. Mais je le désire aussi à la hauteur des latences de nos deux cultures dont nous sommes capables aujourd’hui d’apprécier aussi bien les risques que les promesses. A ces deux  conditions seulement, il sera possible de créer la rencontre avec ce que j'ai appelé l’expérience chinoise, face à laquelle l’Europe comme le monde retiennent leur souffle.

JULIA KRISTEVA

Psychanalyste, écrivain, Professeur émérite à l'Université  Paris 7

Membre du Conseil Economique, social et environnemental (France)

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