EUROPE-CHINA HIGH LEVEL CULTURAL FORUM
Bruxelles, 6 - 7 octobre 2010
DISCOURS DE JULIA KRISTEVA
Europe/Chine: les axes de l'échange
En remerciant très
chaleureusement les organisateurs
de ce prestigieux Forum de m'avoir
invitée, je vous dois un aveu : mes quatre années de licence de chinois ne font
certainement pas de moi une sinologue (je ne suis donc pas une
« spécialiste »); et, de surcroit, je n'ai guère la compétence des éminents acteurs de la
diplomatie culturelle ou économique qui se trouvent en cette salle. C'est la
sémioticienne, la philosophe, la psychanalyste, et la femme qui vous parle, en
se proposant d'aborder le thème de notre Forum sous deux angles:
-dans
quelle actualité et dans quelle philosophie politique s'inscrit cette rencontre;
- sur
quels axes culturels et politiques cette rencontre peut elle avoir de sens
aujourd'hui pour les deux partenaires, l'Europe et la Chine?
1.Réhabiliter la culture dans une nouvelle
philosophie politique
Une
quatrième crise se confirme, sous-jacente aux crises financières, économiques
et sociales . Et l’évidence s’impose : la recherche de l’introuvable
« autre modèle » est indissociable de la réhabilitation de l’expérience culturelle et de sa place dans la
vie de chacun, comme dans le pacte communautaire.
Invités par les médias, les philosophes ne manquent pas de s’en
préoccuper. Certains proposent de repenser la situation des humains dans
l’écosystème, de changer de vie pour « changer la vie » (Sloterdijk).
D’autres rêvent de réinventer la « fraternité », comme si elle ne s’était pas effondrée dans le goulag
et la shoah !( Régis Debray), voire de se débarrasser de la démocratie
pour réconcilier l'homme avec la mystique ou l’esthétique (J.L.Nancy). Autant
de preuves, s’il en fallait, que la chouette de la philosophie esquive la
bataille et se lève à la fin de la nuit, un peu trop tard à mon sens.
Les
impasses de la philosophie face à la mondialisation impose, au contraire, la nécessité d'inventer une nouvelle philosophie politique. Le modèle
politique actuel, hérité de Hobbes et Locke, se contente d’atténuer ou d’attiser le
bipartisme (droite/gauche) et les
clivages sociaux. Sans déconsidérer la politique parce qu’elle serait inapte aux interrogations cruciales, il convient de
constater qu'elle a atteint ses limites. Je dis: l’action politique a
besoin de poumons nouveaux, capables de lui redonner un souffle nouveau,
face aux impératifs des lois de la nature, aux expériences singulières, aux
besoins de croire et aux désirs de
savoir. Ecologie, santé, civisme, frontières du vivant, vulnérabilités
insurmontables, multitudes des expressions culturelles : entre le
législatif et l’exécutif, l’espace politique est à rebâtir, pour que ces
impératifs de la vie dans sa complexité, rendus désormais universellement
accessibles par les avancées de la démocratie, puissent être interrogés,
protégés et développés.
Vue sous cet angle, l’action culturelle intérieure et
extérieure est la pièce majeure d’un nouveau lien international qui se
cherche, et que je définirais ainsi : comment
fédérer une humanité universelle
dans et par la multiculturalité (la Convention de l’Unesco de 2005,
qui amorce un droit culturel
international, s’en inspire).
Permettez-moi
ici d'attirer votre attention. Fédérer la multiculturalité ne veut pas dire:
exposer côte à côte des cultures, dans cette sorte de « foire des diversités » qu'est la
gouvernance de la culture comprise comme un spectacle généralisé, où les
culture sont « à portée de main » ( sur Internet ou à l'Exposition
universelle de Shanghai) mais ne se comprennent pas. Car elles ne se pensent
pas les unes les autres: ne s'analysent pas, ne cherchent pas à établir des
passerelles entre elles, n'interpellent pas en profondeur la vie psychique de
cet homme-ci, de cette femme-là. Et de ce fait, les cultures risquent de se banaliser à force de s'empiler les unes
sur les autres dans une tolérance « politically correct » où se
perdent aussi bien les spécificité de chaque civilisation que les passerelles
entre elles. Prenons garde: une banalisation des diversités en résulte,
qui est en train de devenir le nouveau « mal radical ». Plus sournois
que le « heurt des religions », plus difficile à défaire parce qu'il
réduit la pensée en « produits » du marché, il facilite l'automatisation en cours
de l'espèce humaine.
C'est à
ce point précis que notre rencontre culturelle Europe/Chine prend tout son
sens. Pourquoi? D'abord, parce que c'est dans le complexe continent de la
culture européenne dont (soit dit en passant) nous ne sommes pas assez fiers,-
que peut s'élaborer une mise en question de la « culture spectacle »,
de l' « animation culturelle » et de cette
« culture- foire aux diversités » qui tend à banaliser le fait culturel lui-même.
Ensuite, et surtout, parce la
Chine comme l'Europe ont besoin d'affirmer leur autonomie politique et économique, en l'appuyant sur le
caractère spécifique de leur
culture: à décomplexer leur héritage civilisationnel par une analyse approfondie de leur mémoire culturelle et sa
« transvalulation » (Nietzsche).
Un
exemple,
avant d'esquisser un chantier possible de notre rencontre.
2.
Religions, femmes, langages
J'ai effectué mon premier voyage en
Chine en 1974, avec le groupe Tel Quel dirigé par Philippe Sollers et avec la
participation notamment de Roland Barthes: la première délégation intellectuelle, je crois, suite à
l'adhésion de la République populaire de Chine à l'ONU. Loin d'une allégeance
inconditionnelle à l'idéologie en vigueur, mais profondément intriguée par la
civilisation chinoise, j’étais curieuse de trouver une réponse à deux questions
(au moins !) que je formulerai comme suit, et qui me paraissent toujours
d’actualité : -Lorsque
le Père Longobardi interroge ce qu’il appelle « la religion des
Chinois » (Traité, 1701), il considère que les Chinois ne
connaissent pas « notre Dieu » (entendant par là le Dieu des
catholique : le Père, le Fils et le Saint Esprit), car l’Empereur Céleste,
Shang-di, n’est qu’un attribut, qualité ou réalité phénoménale de la LI 理 : matière pourvue de façon immanente
d’« opération », d’« ordre », de « règles »,
d’« action », de « gouvernement », c’est-à-dire de
« causalité ». Il n’échappe pas au savant jésuite que cette sorte de
loi - LI - peut conduire à l’athéisme les lettrés qui la partagent ;
tandis que les divers « esprits » et « divinités » qui s’y
rapportent ne sont destinés qu’à une sorte de religion pour le peuple et se
limitent au rôle de gardiens de l’ordre social. Cette expérience
et/ou pensée chinoise serait-elle intrinsèquement rebelle au concept d’une
individualité libre et susceptible de vérité, qui éclôt dans l’histoire
complexe des croisements grec/juif/chrétien, incluant leur greffe
musulmane ? L’histoire chinoise ne manque pas confirmer pareille crainte.
Pourtant, n’est-ce pas cette même « ontologie de soi indissociable de la
logique du vivant et du social », spécifiant l’individu selon l’expérience
chinoise, qui paraît également susceptible de receler des « droits de
l’homme » d’une autre espèce : dans une plus grande harmonie avec les
lois du cosmos et des conflits sociaux ? A condition de déplier la
complexité des désirs et des actes signifiants qui constituant le for intérieur
d’un tel « soi » chinois- sa spécificité comparée à l'européenne, toujours déjà ouverte
aux désirs et actes signifiants de son environnement naturel et social? La
longue domination d’une filiation chinoise de type matrilinéaire et matrilocale
devait imposer à l’homme et à la femme chinois la certitude de leur dualité
psycho-sexuelle (dépendance égale en importance vis-à-vis de la mère comme du
père), disons de sa « bisexualité psychique », et ceci plus fortement
que ne le font d’autres cultures, notamment l’Occident chrétien dominé par le
modèle patrilinéaire. Trait significatif entre tous, bien que Yin et Yang se
combinent dans chacun des deux sexes des deux côtés de la différence sexuelle,
cette cohabitation interne n’efface pas la différence externe entre un homme et
une femme. Elle favorise au contraire le couple procréateur, tout en accordant
à la jouissance féminine une place centrale et une « essence Yin »
inépuisable. Quant à la langue tonale, qui
confère du sens aux intonations antérieures à la courbe syntaxique, elle
conserve l’empreinte précoce du lien mère/enfant dans le pacte social par
excellence qu’est la communication verbale (parce que tout enfant humain
acquiert la mélodie avant la grammaire, mais l’enfant chinois charge ces traces
mélodiques archaïques de sens socialisable). La langue chinoise conserve donc,
grâce à ses tons, un registre présyntaxique ; présymbolique (signe et
syntaxe étant concomitants), préoedipien (même si le système tonal ne se
réalise à plein que dans la syntaxe). L’écriture elle-même, imagée à l’origine,
puis de plus en plus stylisée, abstraite, idéogrammatique, préserve son
caractère évocatif, visuel et gestuel (une mémoire du mouvement est exigible,
en plus de la mémoire du sens, pour écrire en chinois). Ces composantes
relevant de couches psychiques plus archaïques que celle du sens
syntaxique-logique, l’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt
inconscient sensoriel dont le sujet pensant en chinois ne serait jamais
définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses
évolutions, innovations, résurrections. Jamais la société n’a été aussi privée
d’avenir, et jamais l’homme n’a été aussi incapable de pensée. Pourtant, des
Instituts Confucius essaiment en France et partout dans le monde, tandis que
quelques-uns, en Europe, s’obstinent à croire que nous pouvons arriver à une
compréhension mutuelle. 3. Nos axes d'échange
Pour dépasser l' animation culturelle qui échoue dans ce que j'ai appelé la
« foire aux diversités » et qui me paraît être une nouvelle version
de la banalité du mal, voici quelques propositions pour un chantier des
rencontres culturelles Europe/Chine.
C'est
aux Sciences humaines et sociales, avec la participation de chercheurs
européens et chinois, qu'il revient de définir et d'approfondir les axes d'échange entre les diversités des nos cultures, tels
que nous les imposent la mémoire des deux civilisations et l'actualité
internationale:
-
1. Qu'est-ce qu'une identité
nationale et culturelle? Commençons, en Europe, par créer un Collège des
cultures européennes, qui irait à la rencontre des autres, et les
inviterait à s'interroger sur elles-mêmes et leur possible mutation aux
contacts des autres. Portons haut et fort, en Chine et ailleurs, les idées
fortes que nous lèguent les Lumières , et que nous avons tant de mal à mettre
en pratique aujourd'hui, mais qui sont d'une générosité et d'une ouverture
exemplaire et prometteuse.
En effet, la culture européenne,
qui fut le berceau de la quête identitaire, n’a pas cessé d’en dévoiler aussi
bien la futilité que le possible, bien qu’interminable, dépassement. Et c’est
ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est
infiniment constructible et déconstructible, ouverte, évolutive – qui
confère sa déroutante fragilité et sa vigoureuse subtilité au projet européen
dans son ensemble, et au destin culturel européen en particulier. En
contrepoint au culte moderne de l’identité, la culture européenne est une quête
identitaire indéfiniment reconstructible, ouverte. C'est ici, en Europe, que
l'identité n'est pas un culte, mais une question: portons ce
questionnement devant nos
partenaires chinois, pour mieux analyser aussi bien les revendications
ethniques et nationales au sein même du continent chinois, qu'entre peuples et
pays d'une aire géographique et dans la globalisation elle-même.
La nation et la liberté subissent dans l’espace européen une
analyse, voire une recomposition sans précédent. Sommes-nous capables de ces
évolutions, au point de les faire entendre hors de frontières
européennes ? Jusqu’à la Chine ?
La diversité
linguistique européenne est en train de créer des individus
kaléidoscopiques capables de défier non seulement le bilinguisme du globish
english imposé par la mondialisation, Une nouvelle espèce émerge peu à
peu : un sujet polyphonique, citoyen polyglotte d’une Europe
plurinationale. Le futur Européen sera-t-il un sujet singulier, au psychisme
intrinsèquement pluriel parce que trilingue, quadrilingue, multilingue ?
Ou se réduira-t-il au globish ? A cet horizon, pourrait se poser la
questions des langues régionales en Chine elle-même; mais
aussi celle de la place des langues étrangères, voire du multilinguisme, dans l'enseignement en Chine, face
à la domination du « globish ». La Nation, sa réalité et son culte, sont un produit de l'histoire
européenne que nous avons léguée, pour le meilleur et pour le pure, au monde
globalisé . L’horreur
nazie nous a conduit à condamner la Nation : on a eu raison. On s’aperçoit
cependant qu'à ignorer l'identité nationale, on expose les peuples à une véritable dépression
nationale qui conduit à des mouvements inverses de crispations nationalistes.
Reconnaître, repenser et approfondir l’héritage culturel de la Nation, ses
capacités esthétiques, autant que techniques et scientifiques: voilà une
nécessité qui n'est pas
suffisamment mise en valeur, en particulier par les intellectuels toujours
prompts à exceller dans le doute, et à pousser le cartésianisme jusqu’à la
haine de soi. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont
entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques, souvent, à commettre,
sous couvert de cosmopolitisme, « d’imperceptibles impolitesses »
(Giraudoux) à l’égard de la Nation, qui contribuent à aggraver la dépression
nationale. Les rencontres UE/Chine pourraient contribuer à mettre en valeur l'importance et les
limites de cet anti-dépresseur qu'est l'identité nationale, pour que - à la
lumière de nos deux expériences- une nouvelle place s'ouvrent pour les nations dans l'esprit d'une gouvernance
multipolaire.
-
2. La chute du Mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la
différence entre deux modèles de culture : la culture européenne et la
culture nord-américaine. Je précise d’emblée, pour éviter tout malentendu,
qu’il s’agit de deux conceptions de la liberté que les
démocraties dans leur ensemble et sans exception ont le privilège d’avoir
élaborées et essayé d’appliquer. Différentes mais complémentaires, ces deux
versions de la liberté sont à mes yeux également présentes dans les principes
et les institutions internationaux, aussi bien en Europe que de l’autre côté de
l’Atlantique. 4. Last
but not least, la place de la femme et du féminin dans la tradition chinoise,
du taoisme et du confucianisme en passant par le socialisme chinois et le
marxisme, confèrent aux femmes
chinoises un rôle décisif dans le développement actuel du pays et au regard de l'émancipation de
toutes les femmes dans le contexte
de la globalisation. Le Prix Internationale « Simone de Beauvoir pour
la liberté des femmes » que j'ai l'honneur de présider a été attribué à deux femmes chinoises,
l'avocate Mme Guo Jianmei et la vidéaste Ai Xiaoming, qui travaillent pour une meilleure application des
droits des femmes reconnus par le République Populaire de Chine. Quelle
différence avec la situation des femmes dans d'autres parties du monde! Et
quelle longue marche reste encore à faire! La culture de la maternité, la place de l'enfant, ou encore celle de l'égalité politique et professionnelle dans l'esprit
d'une complémentarité entre les deux sexes, sont de toute évidence des
thèmes centraux, sur lesquels l'expérience chinoise et l'expérience européenne
ont beaucoup à apprendre mutuellement.
Permettez-moi de finir sur un ton
grave. Comme beaucoup d'entre vous, je suis souvent désespérée par la dévastation calculatrice des
esprits, par l'automatisation techniciste de notre
espèce humaine, par l'apocalypse écologique. Mon voyage récent en Chine ne
m'a pas délivrée de ce scepticisme, loin s'en faut. Mais ni une guerre
mondiale, ni une nouvelle Foi ne pourront nous sauver. Il nous reste à inventer
une philosophie politique qui donne toute sa place à la rencontre culturelle,
mieux: qui l'installe dans l'intimité de chacun C'est ainsi que j'entends le
sens de ce Forum Europe/Chine
inspiré par Transcultura. Notre pari n’est pas un optimisme de façade en
désespoir de cause. Il doit être à la hauteur de ces dangers qui nous
assaillent de toute part. Mais je le désire aussi à la hauteur des latences de
nos deux cultures dont nous sommes capables aujourd’hui d’apprécier aussi bien
les risques que les promesses. A ces deux conditions seulement, il sera possible de créer la rencontre avec ce que
j'ai appelé l’expérience chinoise, face à laquelle l’Europe comme le
monde retiennent leur souffle.
JULIA
KRISTEVA
Psychanalyste, écrivain, Professeur émérite à l'Université Paris 7
Membre du Conseil Economique, social et environnemental (France)
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