Accueil par Julia Kristeva
Chers amis,
Merci à tous
de votre présence aujourd’hui, ici, en mémoire de Philippe Sollers.
Certains
d’entre vous lui ont rendu hommage, dans les médias, lorsqu’il nous a quittés,
il y a déjà très exactement un an. D’autres ont trouvé les mots justes pour
saluer sa Deuxième Vie. Un Sollers inconnu ou méconnu se révèle dans
cette fugue méditative, qui vient d’être publiée par les soins des Éditions
Gallimard. Et je remercie très sincèrement Antoine Gallimard de son amitié et
de sa fidélité qui ne se sont pas démenties depuis 40 ans, malgré les passions
qui agitent le monde de l’édition. C’est grâce à toi, Antoine, que ce roman, vivant par anticipation une vie après la mort, obtient déjà une existence dans la « société finale » (comme dit Philippe) dont nous faisons
partie, et que cette vie défie. Publiée, La Deuxième Vie est ici, nous y
sommes, nous en sommes.
Voici donc un Sollers vivace qui nous accueille ce soir et qui n’a pas fini de nous surprendre, éclairer, soutenir.
***
L’Acteur de
cette Deuxième Vie – ironiquement à la fois Migrant et Blanc terminal, mais
toujours joueur jusqu’au bout, — précise qu’il est « faux de croire qu’on
y entre », « elle est là depuis toujours. » D’ailleurs,
chacun peut le constater, en ouvrant son premier roman Une curieuse solitude (1958), dans lequel le jeune homme de 21 ans définit l’écriture comme
« une préparation au néant », « éprouvant sa propre mort ».
Cet éprouvé, au fond, le faisant écrire, il ne cesse de le rappeler depuis,
dans tous ses livres, en variant les cadences, mais très peu sont ceux qui
l’ont lu ainsi.
Pour autant, La
Deuxième Vie « n’a rien de religieux », précise encore le Migrant,
car « il ne s’agit pas de littérature », mais d’un « combat
spirituel » (insistent Les Voyageurs du Temps, 2009), qui nous saisit
aujourd’hui — plus vivement encore — par « illuminations », et qui
« tranche, c’est tout ». Un « nouveau Dieu » s’y révèle,
quand même, que Sollers nous lègue – avis aux amateurs ! Il « guérit, prévient et sauve », en
le faisant bénéficier depuis l’enfance d’une « grâce
transcendantale ». Dès lors, « chaque jour [arrive] comme un jour de
plus », et le néant devient un participe présent du verbe naître (naître/n’être/néant). Naître (de naissance) résonne dans n’être (ne pas être) et le néant chez Sollers ne s’abîme pas, mais
vibre.
Aucun rapport avec la mélancolique lueur du
soleil noir dans la nuit romantique. Tout autrement et de surcroît, l’énergique clarté de cette partition vibrant d’ironie, s’épanouit dans les
métaphores de la « matière noire » ou du « trou noir », qui
émaillent ces derniers romans : rebondissements et allusions cosmiques
anti-spectaculaires. Ou bien dans des mini récits, mini instants de romans qui
s’en prennent à la « bêtise démocratique » de notre société, ce Gros
Animal. Quand ils ne font pas l’amour à Rimbaud et Picasso. Et s’approprient le
« corps glorieux » de Jésus à Sa seconde venue dans la Jérusalem
céleste. Rien de moins ! Aucune lassitude, mais une concentration maximale, qui
provoque le lecteur à réinvestir l’œuvre toute entière.
Une pensée
alerte, acerbe parfois, trame ainsi cette Deuxième Vie, l’éclair du langage
faisant toujours un signe vers Éros et le rire. Pour détrôner la couplaison métaphysique entre volonté de puissance, d’une
part, et anéantissement de l’autre, et révéler l’énergie d’un néantir
constitutif, car néant propulseur, qui précipite l’élan de la
pensée. Sollers pense en « instants de roman », et nous
insuffle ce qui reste de l’ardeur européenne, à savoir, la singularisation de
la finitude humaine : pas LA mort, mais MA mort.
Je reçois La
Deuxième Vie comme une invitation à repenser la philosophie occidentale de
l’être et du néant, en secouant le défaitisme qui guette, quand
le « grand remplacement » menace d’emporter ce qui reste de notre
mythe de la Résurrection.
.
***
Permettez-moi un aveu.
Le deuil est une épreuve inexprimable,
beaucoup d’entre nous le savent, fatigue et épuisement s’en suivent sans répit.
En m’immergeant dans La Deuxième Vie, je l’ai ouverte à l’ensemble de
l’œuvre qui la précède, pour constater combien elle est là dès le début
– précieux ajustement de la pulsion de mort avec la sublimation. J’en ai
recueilli un sentiment inattendu de plénitude. Une plénitude qui
ne remplace pas la solitude épuisante, mais la supporte et l’accompagne d’une
surprenante vivacité, une manière de Deuxième Vie, en effet.
Des
commentateurs se sont demandé si Sollers ne désignait pas ainsi la Résurrection (j’y reviens). Pas vraiment. La Résurrection est triomphale, trop
triomphale. Tandis que le Néant propulseur fait entendre dans La
Deuxième Vie la poignante dignité de l’arrachement : aux normes, aux
identités et fonctions sexuelles ou sociales en tout genre, arrachement à la
vie, arrachement à la mort aussi. Notre fils David m’a surprise en lançant
récemment un néologisme : « Papa sait démourir ». Comment se fait-il qu’aucun philosophe ni poète n’ait pu encore se
saisir de ce mot évident, mûri dans les réserves de la langue française ? Démourir ne serait-il pas le nerf physique et
métaphysique d’une vie, d’une civilisation ? Démourir :
le secret, et l’acmé de notre survivance. « Qu’on ne prononce pas ici le
mot de mystique » (L’Intermédiaire, 1962)
***
Avec les
proches qui m’accompagnent dans cette Deuxième Vie, nous avons pensé que
la meilleure façon de vous la faire partager aujourd’hui serait de la faire
résonner en ce lieu, qui l’a souvent abritée en accueillant Philippe, ses
amis, en nous accueillant. Merci à la Closerie, à sa direction, à ses
personnels de leur délicatesse continue.
Pauline Jambet (annoncée dans l’Invitation) ayant eu un empêchement
de dernière minute dont elle nous prie de l’excuser, j’ai demandé à Philippe
Forest – intime connaisseur de l’univers sollersien –
de lire quelques pages de La Deuxième Vie. Vous avez bien voulu accepter
cette mission, cher Philippe, et je vous en remercie très amicalement. Auteur de nombreux romans et essais que vous
connaissez, Forest a consacré aussi un livre à Philippe Sollers : Philippe
Sollers (Seuil, 1992), suivi de Histoire de Tel Quel (Seuil, 1995) et De Tel Quel à L’Infini (Ed. Cécile Defaut, 2006). Je vous demande de l’applaudir. A vous, cher
ami.
Lecture par Philippe Forest d'extraits de
La Deuxième Vie de Philippe Sollers:
[ p.13-14 :]
J'aime les insomnies
de trois heures du matin, les plus dures, les plus inquiétantes, les plus
éclairantes. C'est tout de suite, en sursaut, le choix entre la vie et la mort.
Il faut vite saisir la vie, malgré ses brûlures, car la mort est trop longue et
désespérément ennuyeuse. La mort est une condamnation éternelle à l'ennui.
On oublie que le
vieux Dieu est mort d'ennui, à force de gérer l'incroyable bêtise de ses
créatures humaines. Le nouveau Dieu n'a rien d'humain, et choisit ses croyants
par révélation personnelle, en leur offrant, par là même, une Deuxième Vie. Ces
révélations se font soit par illuminations soudaines, soit à travers des
expériences multiples, dont la maladie. Le nouveau Dieu guérit, il prévient, il
sauve, il est là quand on ne l'attend pas, inutile de l'appeler, il ne répond
pas. Il peut surgir d'un rayon de soleil ou d'un léger coup de vent. Grâce à
lui, je sais que ma Deuxième Vie fonctionne.
Le vieux Dieu a parlé
d'une seconde mort, après un Jugement Dernier à tout casser, spécial
hollywoodien, comme il sait le faire. Les morts, une fois ressuscités, sont
jugés pour l'éternité. Les uns vont dans le feu, les autres dans une ville
céleste. L'embêtant, c'est que la notion de Jugement s'est perdue dans le
temps. Les Bons peuvent continuer à être Bons, les Méchants peuvent rester
Méchants sans sanction. Cela indigne bruyamment les indignés de service.
Dans la Deuxième Vie,
chaque jour est octroyé comme un jour de plus, ce qui change la couleur de
chaque minute. Ce déséquilibre numérique correspond très bien au fonctionnement
technique du Dieu nouveau, dont les pannes affolent l'humanité, puisqu'il
implique des masses énormes sans jamais juger de leur provenance ou de leur
valeur. Une panne mondiale d'électricité, même réparée en quelques heures,
produit des dégâts considérables, comme un accident cérébral peut détruire en
dix minutes un esprit supérieur.
(…)
J'ai toujours été
protégé, par des femmes, des fausses femmes, j'ai leurs mains sur moi, je peux
dormir tranquille. Elles sont plus vivantes depuis ma première mort, ce qui
illumine ma Deuxième Vie.
(...)
[ p.27 :
]
Certains humains
peuvent embrasser des pans entiers de leurs Deuxième vie à partir de la première. Ce sont en général des artistes, des
scientifiques, ou des sportifs de haut niveau, qui se sont exercés, pendant toute leur existence, à développer leur attention sur des points précis. Ils
deviennent, parfois, des célébrités dans l’ancien monde. L’amour, lorsqu’il
est vrai peut conduire à la même ouverture. Eva, par exemple, est de plain-pied
avec ma Deuxième Vie, et
son intensité de concentration. J’avais l’habitude de noter avec les lettres JC
l’intensité de concentration. En atteignant JC8, j’étais mort de fatigue, mais
je dormais mieux.
Le Savoir Absolu
est un merveilleux souvenir d’autrefois, et rien que pour son ivresse calme, la
première vie, malgré tous les obstacles, mériterait d’être vécue. L’être humain
n’est pas sans recours, et peut être sauvé quand tout est perdu. Le Savoir Absolu
en réalité opère un tri inlassable, il ne juge pas, il choisit.
Maintenant,
j'approche du trou noir qui occupe le centre de notre galaxie. J'ai donc
parcouru, en quelques secondes, une distance de
27
000 annéeslumière, et je peux vérifier l'exactitude
des photos télescopiques qui ont réussi à le trouver, ce trou, comme un point
minuscule du ciel, avant de suggérer son immensité captivante qui ne laisse
échapper aucune lumière. On ne peut le voir, ce trou, qu'en ombres chinoises,
par contraste sur un fond lumineux, celui du disque de gaz et de poussière,
chauffé à blanc, gravitant autour de lui à une vitesse folle. Il a fallu plus
de dix ans pour obtenir l'image d'un objet lourd comme 4 millions de masses
solaires, qui apparaît inobservable, avec un pourtour orangé. Je suis heureux
d'être contemporain de cet événement, dont j'ai sans doute rêvé à l'âge de 7 ou
8 ans, période où un garçon sensible et paranoïaque s'intéresse de près à la
fin du monde.
(...)
[ p. 46-47 :
]
Le 20 octobre 1969
Picasso pense que, le 25, il va entrer dans sa quatre-vingt-neuvième année. Raison
de plus pour exécuter, dans l'après-midi une Étreinte supplémentaire de
toute beauté. Les Étreintes de cette époque ont beaucoup choqué les
Américains, qui croyaient qu'ils venaient d'inventer la peinture profitant de
l'écroulement de l'Europe. Cette soi-disant renaissance avait surtout pour but
de cacher Picasso, comme le prouve le fait que les peinturlureurs américains ne
savaient pas dessiner. Toute la haine du puritanisme s'est ainsi déchaînée
contre cet Espagnol qui détruisait la peinture avec sa surpuissance inégalée au
lieu de l'adapter à la platitude démocratique. Ce n'est pas par hasard si
Picasso a vécu en France, où il a immédiatement trouvé sa liberté de respiration.
La peinture, quand elle a existé, dit tout d'une région du monde. Il n'y a pas
de peinture russe, de peinture allemande, de peinture scandinave. Que les
Russes et les Allemands aient sévi en Europe tout au long du XXe siècle n'a pas eu pour effet, comme les arrivistes de tous bords l'ont cru, de
produire une peinture américaine ou un seul tableau mémorable. Bref, le 20
octobre 1969 reste une date capitale des aventures du corps humain.
Picasso était très
conscient d'anticiper sur sa Deuxième Vie comme pure énergie super-quantique.
Il n'a pas été le seul homme dans ce cas, mais sa folle obstination, à 88 ans,
force l'admiration. Il a gagné, c'est certain, l'argent est obligé de passer
par lui, mais il n'est pas aimé, et personne n'a envie de s'en rapprocher.
[ p. 59-60 :
]
En France, tous les
rapports humains sont dictés par la lutte des classes, d’où peu à peu, après
quelques contorsions révolutionnaires, un profond ennui. Quelques femmes
soutiendront le Blanc terminal, mais uniquement pour embêter d’autres hommes,
ou d’autres femmes.
Dans la société finale, tout le monde pense
ou dit le plus grand mal de tout le monde. On pourrait croire qu’un ordre
nouveau va s’établir, et c’est d’ailleurs ce que le pouvoir n’arrête pas de
dénoncer. Alors, un régime totalitaire, une gouvernance fasciste ? Mais non,
tout se dissout, c’est tout.
On pourrait appeler cette mutation
l’apothéose du vide. Où que les mains se promènent, où que les yeux voient,
aucune rencontre n’a vraiment lieu, des frôlements, des lueurs, mais rien qui
rassure. C’est le plus grand penseur de notre temps, qui écrit à propos de la
« puissance » : « C’est
seulement lorsque la puissance se heurte au néant, lorsqu’elle ne trouve même
plus d’adversaire à se « fabriquer », qu’elle s’effondre en son essence et en
elle-même. » Il faut éprouver le néant afin d’échapper à la puissance. L’acteur
final a appris à jouer de cette contradiction.
Si le néant est là, il est là, en train de
voir le monde éclairé par un soleil noir.
* * *
[ p.71-73 :
]
Le vivace aujourd’hui
postface
de Julia Kristeva
(...)
Le 10 mars 2023, rétabli à la maison, il trace cette maxime, en
pressentant, sans le savoir encore, qu'elle serait finale : « Si le
néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil
noir. »
*
Son état s'aggrave. Lumineux regard qui prolonge la pensée dans les
combats du corps, ultime signe du sacré : « Je pars. » L'iris marron s'assombrit, presque « outrenoir », comme dans la toujours présente Étreinte. Le blanc de l'œil disparaît, rien que l'irruption d'une énergie noire,
inhumaine, étreinte absolue. Je m'entends dire : « Avec toi ».
Philippe se tourne vers le cahier, sa voix frémit : « C'est tout,
c'est bien. On part ? » Je confirme : « On part. »
Plus tard, j'ai retrouvé cet accord déjà scellé dans L'Étoile des amants (2002).
*
Singulière capacité d'amour-humour, la Deuxième Vie du Cœur Absolu (1987) et du Portrait
du Joueur (1984) aime à penser
et dé-penser, elle aime à se penser
et se dépenser, indéfectible offrande qui recueille le monde comme un poème. À l'hôpital,
Sollers a demandé à relire la traduction par
Jacqueline Risset du chant XXXIII du Paradis de Dante, hymne à
« l'Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».
Pendant que la « société finale » détruit son écosystème et
que la « superfluité de la vie humaine » est plus que jamais
d'actualité, La Deuxième Vie relance une des découvertes irremplaçables
de l'Occident, qui réside dans la singularisation de la finitude : pas
LA mort, mais MA mort, « singularité gravitationnelle »
([écrivent] Nombres, 1968). Mélancolie et masochisme traversés, elle se
transmue en libre créativité. Si la Technique (l'intelligence artificielle)
déréalise la mort au fur et à mesure qu'elle épargne la souffrance de mourir,
serons-nous encore capables de penser notre mort ? D'aimer à
penser ?
La Deuxième Vie, dans son inachèvement même, n'a pas fini de soulever cette question,
LA question:
« et en effet un jour je serai mort et pas
mort et quelqu'un aura l'œil ouvert sur ces pages il s'apercevra lentement et
puis tout à coup brusquement que toutes les lettres ici sont des yeux qu'il a
sous les yeux une constellation de milliers de millions d'yeux lumineux joyeux
lesquels ne sont que l'écho un instant visible de
milliers de millions d'intonations d'accentuations évoquant la distraction la soustraction [...] l'intégration l'interaction l'infraction la régulation [...] nous
ne sommes pas dans l'hébreu l'arabe le maya plumeux
le chinois fermez les yeux oubliez les lettres écoutez le son sans ses lettres notable quand même oui
modifiable enfin navigable courageux » (Paradis II).
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