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Hommage à Philippe Sollers

à l'occasion de la parution de

La Deuxième Vie, Gallimard, 2024

 

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Hommage à Philippe Sollers

à l’occasion de la parution de La Deuxième Vie (Gallimard, 2024)

Par Julia Kristeva et Philippe Forest

En présence d’Antoine Gallimard

5 mai 2024, La Closerie des Lilas

 

 

 

 
Philippe Sollers, La Deuxième Vie, Gallimard, 2024

 

 

 

 

Accueil par Julia Kristeva

 

Chers amis,

 

Merci à tous de votre présence aujourd’hui, ici, en mémoire de Philippe Sollers.

 

Certains d’entre vous lui ont rendu hommage, dans les médias, lorsqu’il nous a quittés, il y a déjà très exactement un an. D’autres ont trouvé les mots justes pour saluer sa Deuxième Vie. Un Sollers inconnu ou méconnu se révèle dans cette fugue méditative, qui vient d’être publiée par les soins des Éditions Gallimard. Et je remercie très sincèrement Antoine Gallimard de son amitié et de sa fidélité qui ne se sont pas démenties depuis 40 ans, malgré les passions qui agitent le monde de l’édition. C’est grâce à toi, Antoine, que ce roman, vivant par anticipation une vie après la mort, obtient déjà une existence dans la « société finale » (comme dit Philippe) dont nous faisons partie, et que cette vie défie. Publiée, La Deuxième Vie est ici, nous y sommes, nous en sommes.

Voici donc un Sollers vivace qui nous accueille ce soir et qui n’a pas fini de nous surprendre, éclairer, soutenir.

 

***

 

L’Acteur de cette Deuxième Vie – ironiquement à la fois Migrant et Blanc terminal, mais toujours joueur jusqu’au bout, — précise qu’il est « faux de croire qu’on y entre », « elle est là depuis toujours. » D’ailleurs, chacun peut le constater, en ouvrant son premier roman Une curieuse solitude (1958), dans lequel le jeune homme de 21 ans définit l’écriture comme « une préparation au néant », « éprouvant sa propre mort ». Cet éprouvé, au fond, le faisant écrire, il ne cesse de le rappeler depuis, dans tous ses livres, en variant les cadences, mais très peu sont ceux qui l’ont lu ainsi.

 

Pour autant, La Deuxième Vie « n’a rien de religieux », précise encore le Migrant, car « il ne s’agit pas de littérature », mais d’un « combat spirituel » (insistent Les Voyageurs du Temps, 2009), qui nous saisit aujourd’hui — plus vivement encore — par « illuminations », et qui « tranche, c’est tout ». Un « nouveau Dieu » s’y révèle, quand même, que Sollers nous lègue – avis aux amateurs !  Il « guérit, prévient et sauve », en le faisant bénéficier depuis l’enfance d’une « grâce transcendantale ». Dès lors, « chaque jour [arrive] comme un jour de plus », et le néant devient un participe présent du verbe naître (naître/n’être/néant). Naître (de naissance) résonne dans n’être (ne pas être) et le néant chez Sollers ne s’abîme pas, mais vibre.

 

 Aucun rapport avec la mélancolique lueur du soleil noir dans la nuit romantique. Tout autrement et de surcroît, l’énergique clarté de cette partition vibrant d’ironie, s’épanouit dans les métaphores de la « matière noire » ou du « trou noir », qui émaillent ces derniers romans : rebondissements et allusions cosmiques anti-spectaculaires. Ou bien dans des mini récits, mini instants de romans qui s’en prennent à la « bêtise démocratique » de notre société, ce Gros Animal. Quand ils ne font pas l’amour à Rimbaud et Picasso. Et s’approprient le « corps glorieux » de Jésus à Sa seconde venue dans la Jérusalem céleste. Rien de moins ! Aucune lassitude, mais une concentration maximale, qui provoque le lecteur à réinvestir l’œuvre toute entière.

Une pensée alerte, acerbe parfois, trame ainsi cette Deuxième Vie, l’éclair du langage faisant toujours un signe vers Éros et le rire. Pour détrôner la couplaison métaphysique entre volonté de puissance, d’une part, et anéantissement de l’autre, et révéler l’énergie d’un néantir constitutif, car néant propulseur, qui précipite l’élan de la pensée. Sollers pense en « instants de roman », et nous insuffle ce qui reste de l’ardeur européenne,  à savoir, la singularisation de la finitude humaine : pas LA mort, mais MA mort. Je reçois La Deuxième Vie comme une invitation à repenser la philosophie occidentale de l’être et du néant, en secouant le défaitisme qui guette, quand le « grand remplacement » menace d’emporter ce qui reste de notre mythe de la Résurrection.

.

 

***

 

 Permettez-moi un aveu.

 Le deuil est une épreuve inexprimable, beaucoup d’entre nous le savent, fatigue et épuisement s’en suivent sans répit. En m’immergeant dans La Deuxième Vie, je l’ai ouverte à l’ensemble de l’œuvre qui la précède, pour constater combien elle est là dès le début – précieux ajustement de la pulsion de mort avec la sublimation. J’en ai recueilli un sentiment inattendu de plénitude. Une plénitude qui ne remplace pas la solitude épuisante, mais la supporte et l’accompagne d’une surprenante vivacité, une manière de Deuxième Vie, en effet.

 

 

Des commentateurs se sont demandé si Sollers ne désignait pas ainsi la Résurrection (j’y reviens). Pas vraiment. La Résurrection est triomphale, trop triomphale. Tandis que le Néant propulseur fait entendre dans La Deuxième Vie la poignante dignité de l’arrachement : aux normes, aux identités et fonctions sexuelles ou sociales en tout genre, arrachement à la vie, arrachement à la mort aussi. Notre fils David m’a surprise en lançant récemment un néologisme : « Papa sait démourir ». Comment se fait-il qu’aucun philosophe ni poète n’ait pu encore se saisir de ce mot évident, mûri dans les réserves de la langue française ? Démourir ne serait-il pas le nerf physique et métaphysique d’une vie, d’une civilisation ? Démourir : le secret, et l’acmé de notre survivance. « Qu’on ne prononce pas ici le mot de mystique » (L’Intermédiaire, 1962)

 

 

***

 

Avec les proches qui m’accompagnent dans cette Deuxième Vie, nous avons pensé que la meilleure façon de vous la faire partager aujourd’hui serait de la faire résonner en ce lieu, qui l’a souvent abritée en accueillant Philippe, ses amis, en nous accueillant. Merci à la Closerie, à sa direction, à ses personnels de leur délicatesse continue.

Pauline Jambet (annoncée dans l’Invitation) ayant eu un empêchement de dernière minute dont elle nous prie de l’excuser, j’ai demandé à Philippe Forest – intime connaisseur de l’univers sollersien – de lire quelques pages de La Deuxième Vie. Vous avez bien voulu accepter cette mission, cher Philippe, et je vous en remercie très amicalement.  Auteur de nombreux romans et essais que vous connaissez, Forest a consacré aussi un livre à Philippe Sollers : Philippe Sollers (Seuil, 1992), suivi de Histoire de Tel Quel (Seuil, 1995) et De Tel Quel à L’Infini (Ed. Cécile Defaut, 2006). Je vous demande de l’applaudir. A vous, cher ami.

 


 
Lecture par Philippe Forest d'extraits de

La Deuxième Vie de Philippe Sollers:

 

 

[ p.13-14 :]

 

J'aime les insomnies de trois heures du matin, les plus dures, les plus inquiétantes, les plus éclairantes. C'est tout de suite, en sursaut, le choix entre la vie et la mort. Il faut vite saisir la vie, malgré ses brûlures, car la mort est trop longue et désespérément ennuyeuse. La mort est une condamnation éternelle à l'ennui.

 

On oublie que le vieux Dieu est mort d'ennui, à force de gérer l'incroyable bêtise de ses créatures humaines. Le nouveau Dieu n'a rien d'humain, et choisit ses croyants par révélation personnelle, en leur offrant, par là même, une Deuxième Vie. Ces révélations se font soit par illuminations soudaines, soit à travers des expériences multiples, dont la maladie. Le nouveau Dieu guérit, il prévient, il sauve, il est là quand on ne l'attend pas, inutile de l'appeler, il ne répond pas. Il peut surgir d'un rayon de soleil ou d'un léger coup de vent. Grâce à lui, je sais que ma Deuxième Vie fonctionne.

 

Le vieux Dieu a parlé d'une seconde mort, après un Jugement Dernier à tout casser, spécial hollywoodien, comme il sait le faire. Les morts, une fois ressuscités, sont jugés pour l'éternité. Les uns vont dans le feu, les autres dans une ville céleste. L'embêtant, c'est que la notion de Jugement s'est perdue dans le temps. Les Bons peuvent continuer à être Bons, les Méchants peuvent rester Méchants sans sanction. Cela indigne bruyamment les indignés de service.

 

Dans la Deuxième Vie, chaque jour est octroyé comme un jour de plus, ce qui change la couleur de chaque minute. Ce déséquilibre numérique correspond très bien au fonctionnement technique du Dieu nouveau, dont les pannes affolent l'humanité, puisqu'il implique des masses énormes sans jamais juger de leur provenance ou de leur valeur. Une panne mondiale d'électricité, même réparée en quelques heures, produit des dégâts considérables, comme un accident cérébral peut détruire en dix minutes un esprit supérieur.

(…)

J'ai toujours été protégé, par des femmes, des fausses femmes, j'ai leurs mains sur moi, je peux dormir tranquille. Elles sont plus vivantes depuis ma première mort, ce qui illumine ma Deuxième Vie.

(...)

 

 

 

 

 

[ p.27 : ]

 

 Certains humains peuvent embrasser des pans entiers de leurs Deuxième vie à partir de la première. Ce sont en général des artistes, des scientifiques, ou des sportifs de haut niveau, qui se sont exercés, pendant toute leur existence, à développer leur attention sur des points précis. Ils deviennent, parfois, des célébrités dans l’ancien monde. L’amour, lorsqu’il est vrai peut conduire à la même ouverture. Eva, par exemple, est de plain-pied avec ma Deuxième Vie, et son intensité de concentration. J’avais l’habitude de noter avec les lettres JC l’intensité de concentration. En atteignant JC8, j’étais mort de fatigue, mais je dormais mieux.

 

   Le Savoir Absolu est un merveilleux souvenir d’autrefois, et rien que pour son ivresse calme, la première vie, malgré tous les obstacles, mériterait d’être vécue. L’être humain n’est pas sans recours, et peut être sauvé quand tout est perdu. Le Savoir Absolu en réalité opère un tri inlassable, il ne juge pas, il choisit.

 

Maintenant, j'approche du trou noir qui occupe le centre de notre galaxie. J'ai donc parcouru, en quelques secondes, une distance de

27 000 années­lumière, et je peux vérifier l'exactitude des photos télescopiques qui ont réussi à le trouver, ce trou, comme un point minuscule du ciel, avant de suggérer son immensité captivante qui ne laisse échapper aucune lumière. On ne peut le voir, ce trou, qu'en ombres chinoises, par contraste sur un fond lumineux, celui du disque de gaz et de poussière, chauffé à blanc, gravitant autour de lui à une vitesse folle. Il a fallu plus de dix ans pour obtenir l'image d'un objet lourd comme 4 millions de masses solaires, qui apparaît inobservable, avec un pourtour orangé. Je suis heureux d'être contemporain de cet événement, dont j'ai sans doute rêvé à l'âge de 7 ou 8 ans, période où un garçon sensible et paranoïaque s'intéresse de près à la fin du monde.

(...)



[ p. 46-47 : ]

 

Le 20 octobre 1969 Picasso pense que, le 25, il va entrer dans sa quatre-vingt-neuvième année. Raison de plus pour exécuter, dans l'après-midi une Étreinte supplémentaire de toute beauté. Les Étreintes de cette époque ont beaucoup choqué les Américains, qui croyaient qu'ils venaient d'inventer la peinture profitant de l'écroulement de l'Europe. Cette soi-disant renaissance avait surtout pour but de cacher Picasso, comme le prouve le fait que les peinturlureurs américains ne savaient pas dessiner. Toute la haine du puritanisme s'est ainsi déchaînée contre cet Espagnol qui détruisait la peinture avec sa surpuissance inégalée au lieu de l'adapter à la platitude démocratique. Ce n'est pas par hasard si Picasso a vécu en France, où il a immédiatement trouvé sa liberté de respiration. La peinture, quand elle a existé, dit tout d'une région du monde. Il n'y a pas de peinture russe, de peinture allemande, de peinture scandinave. Que les Russes et les Allemands aient sévi en Europe tout au long du XXe siècle n'a pas eu pour effet, comme les arrivistes de tous bords l'ont cru, de produire une peinture américaine ou un seul tableau mémorable. Bref, le 20 octobre 1969 reste une date capitale des aventures du corps humain.

Picasso était très conscient d'anticiper sur sa Deuxième Vie comme pure énergie super-quantique. Il n'a pas été le seul homme dans ce cas, mais sa folle obstination, à 88 ans, force l'admiration. Il a gagné, c'est certain, l'argent est obligé de passer par lui, mais il n'est pas aimé, et personne n'a envie de s'en rapprocher.


[ p. 59-60 : ]

 

En France, tous les rapports humains sont dictés par la lutte des classes, d’où peu à peu, après quelques contorsions révolutionnaires, un profond ennui. Quelques femmes soutiendront le Blanc terminal, mais uniquement pour embêter d’autres hommes, ou d’autres femmes.

 

  Dans la société finale, tout le monde pense ou dit le plus grand mal de tout le monde. On pourrait croire qu’un ordre nouveau va s’établir, et c’est d’ailleurs ce que le pouvoir n’arrête pas de dénoncer. Alors, un régime totalitaire, une gouvernance fasciste ? Mais non, tout se dissout, c’est tout.

 

 

 

   On pourrait appeler cette mutation l’apothéose du vide. Où que les mains se promènent, où que les yeux voient, aucune rencontre n’a vraiment lieu, des frôlements, des lueurs, mais rien qui rassure. C’est le plus grand penseur de notre temps, qui écrit à propos de la « puissance » :  « C’est seulement lorsque la puissance se heurte au néant, lorsqu’elle ne trouve même plus d’adversaire à se « fabriquer », qu’elle s’effondre en son essence et en elle-même. » Il faut éprouver le néant afin d’échapper à la puissance. L’acteur final a appris à jouer de cette contradiction.

 

   Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir.

 

 

 

* * *

 

[ p.71-73 : ]

Le vivace aujourd’hui

postface de Julia Kristeva

 

 

(...)

Le 10 mars 2023, rétabli à la maison, il trace cette maxime, en pressentant, sans le savoir encore, qu'elle serait finale : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. »

 

*

Son état s'aggrave. Lumineux regard qui prolonge la pensée dans les combats du corps, ultime signe du sacré :  « Je pars. » L'iris marron s'assombrit, presque « outrenoir », comme dans la toujours présente Étreinte. Le blanc de l'œil disparaît, rien que l'irruption d'une énergie noire, inhumaine, étreinte absolue. Je m'entends dire : « Avec toi ». Philippe se tourne vers le cahier, sa voix frémit : « C'est tout, c'est bien. On part ? » Je confirme : « On part. » Plus tard, j'ai retrouvé cet accord déjà scellé dans L'Étoile des amants (2002).

*

 

Singulière capacité d'amour-humour, la Deuxième Vie du Cœur Absolu (1987) et du Portrait du Joueur (1984) aime à penser et dé-penser, elle aime à se penser et se dépenser, indéfectible offrande qui recueille le monde comme un poème.  À l'hôpital, Sollers a demandé à relire la traduction par Jacqueline Risset du chant XXXIII du Paradis de Dante, hymne à « l'Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».

 

Pendant que la « société finale » détruit son écosystème et que la « superfluité de la vie humaine » est plus que jamais d'actualité, La Deuxième Vie relance une des découvertes irremplaçables de l'Occident, qui réside dans la singularisation de la finitude : pas LA mort, mais MA mort, « singularité gravitationnelle » ([écrivent] Nombres, 1968). Mélancolie et masochisme traversés, elle se transmue en libre créativité. Si la Technique (l'intelligence artificielle) déréalise la mort au fur et à mesure qu'elle épargne la souffrance de mourir, serons-nous encore capables de penser notre mort ? D'aimer à penser ?

 

La Deuxième Vie, dans son inachèvement même, n'a pas fini de soulever cette question, LA question:

 

  « et en effet un jour je serai mort et pas mort et quelqu'un aura l'œil ouvert sur ces pages il s'apercevra lentement et puis tout à coup brusquement que toutes les lettres ici sont des yeux qu'il a sous les yeux une constellation de milliers de millions d'yeux lumineux joyeux lesquels ne sont que l'écho un instant visible de milliers de millions d'intonations d'accentuations évoquant la distraction la soustraction [...] l'intégration l'interaction l'infraction la régulation [...] nous ne sommes pas dans l'hébreu l'arabe le maya plumeux le chinois fermez les yeux oubliez les lettres écoutez le son sans ses lettres notable quand même oui modifiable enfin navigable courageux » (Paradis II).

 

 

 

 

 

 

 

photos et vidéo de Sophie Zhang

>>> Photos des participants à l’hommage à Philippe Sollers à la Closerie des Lilas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 13 juin 2024 à l'Imec, Rencontre avec Julia Kristeva autour de La Deuxième Vie de Philippe Sollers:

plus d'infos:

https://www.imec-archives.com/activites/julia-kristeva

 

 

 

 

La Deuxième Vie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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