Entretien dans Humanité Dimanche
                
                 
                 
                
                  
                
                Humanité Dimanche. Votre
                  dernier livre, « Pulsions du temps », est organisé comme un almanach
                  marquant les grands moments de votre biographie intellectuelle. Est-ce déjà
                  l’heure des bilans ?
                  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva. La plupart des textes qui composent
                  ce livre ont été écrits ces cinq dernières années, publiés dans des revues ou
                  prononcés en conférences.  Serait-ce
                  la pratique de la psychanalyse, celle de l’écriture, ou bien ce que j’appelle
                  dans ce livre un « érotisme maternel », je ne suis pas encore à
                  l’heure du bilan. Mais le temps est mon personnage principal. Pourquoi ?
                  Jamais le temps n’a été  aussi
                  fermé, sans alternative et sans projet, comme il est aujourd’hui,  en ce monde d’austérité et de mensonge.
                  Et jamais il n’a été aussi disponible : ouvert à l’infini  de la
                  mémoire humaine par un click  sur la
                  toile, photographié   de  la naissance à la mort des étoiles par
                  des télescopes géants. A moins que le temps n’existe pas, comme l’avance
                  l’astrophysique actuelle. Pourtant, il suffit qu’un événement rencontre notre
                  expérience intérieure,  et qu’une initiative
                  singulière surgisse, pour que le renouvellement advienne. Ces maintenants  où l’anamnèse rejoint l’actualité nous
                  placent dans les pulsations du temps, ils incarnent la pulsion du temps. Le
                  livre s’ouvre  par un récit où je
                  raconte comment je suis devenue une lettre.   La Nouvelle revue française a invité  des écrivains  dont le français est une langue
                  d’adoption  à réfléchir sur un mot
                  français ou de  leur langue maternelle.
                  J’ai choisi le mot « Alphabet », « Azbouka » en bulgare,  et
                  le  souvenir des fêtes de l’alphabet
                  slave où, enfant, je manifestais  en
                  arborant une lettre, je devenais cette lettre, me perdais  dans la liesse, et me retrouvais
                  cependant dans la discipline de l’écriture qui guérit de tout, y compris du
                  communisme. Cette invitation éditoriale  et mon texte ne pouvaient prendre tout leur sens qu’à l’heure de la
                  globalisation, en 2012. Mais le souvenir d’enfance m’a renvoyé  au rôle de l’étranger aujourd’hui, à
                  l’écriture comme traduction, au citoyen européen comme sujet multilingue pour
                  lequel l’identité n’est pas un culte mais une question.  Ni fin de l’histoire apocalyptique, ni
                  almanach nostalgique. Mes pulsions du temps habitent tous les thèmes du
                  recueil : femmes, psychanalyse, religions, humanisme, France/Europe/Chine.
                  Et traversent quelques  singulières
                  libertés parmi mes hommes et femmes préférés : Freud et Rousseau, Beauvoir et
                  Thérèse d’Avila, Jackson Pollock et Emile Benveniste, Jacques Lacan et Philippe
                  Sollers, Antigone et Louise Bourgeois ou Colette.
                  
                
                
                
                  
                
                 
                HD. Vous
                  êtes, comme vous venez de le rappeler, de naissance et de première culture bulgare.
                  Et c’est à travers la littérature que vous avez découvert la France. Littérature que vous associez à notre « identité
                  nationale ». On est loin de la définition politique de la nation, telle
                  que léguée par la Révolution. Comment articulez-vous cette définition politique
                  de la nation et votre conception de l’identité nationale ?
  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva.  Le Conseil Economique, social et environnemental m’a confié en 2008 la
                  rédaction d’un Avis sur le « message culturel de la France et la vocation
                  interculturelle de la francophonie ». Ma compréhension de l’identité
                  française m’a été transmise par le mouvement des Lumières qui ne se réduit pas
                  à la Révolution. L’universalisme abstrait  avec  le nationalisme jacobin tendent à la faire oublier, mais comment ne pas
                  reconnaître que la philosophie des  Lumières s’enracine dans une érotique de la littérature, la pensée se
                  faisant chair dans la langue française ! Dans sa polyphonie, dans sa
                  « diversité » : « Diversité, c’est ma devise », écrit…
                  La Fontaine, que je cite dans mon intervention devant  les dirigeants des pays « réformistes
                  progressistes » (Clinton, Blair, Jospin...) La
                  refondation de l’humanisme qui nous manque  aujourd’hui, ne sera qu’une réévaluation permanente de cette diversité,
                  et elle  nécessite  des langages capables d’échapper à la banalisation
                  pour tous… Les enquêtes que j’ai dû mener ensuite aux Etats-Unis, en Chine, en
                  Israël, en Tchéquie devaient donc confirmer cette vision de
                  l’ « identité nationale » culminant dans l’esprit des Lumières.
                  
                
                 
                En effet, la culture littéraire est en France un lieu
                  privilégié de la pensée, domaine relevant en général de la philosophie et de la
                  théologie. Les débats sur la langue et le foisonnement des expériences
                  littéraires  sont devenus aussi  un laboratoire de cette « exception
                  française » qu’est la laïcité. Cet alliage, qui fait de la langue et de la
                  littérature un équivalent du sacré en France est unique au monde. La
                  philosophie française -  de Diderot,
                  Rousseau, Voltaire, et je n’oublie pas les femmes épistolières et philosophes,
                  de Mme de Sévigné à Mme du Châtelet et à Mme du Deffand, - s’écrit  dans des textes  littéraires. Aujourd’hui  encore, la « french theory », ce corpus de recherches théoriques au
                  croisement de la philosophie, la psychanalyse et les sciences humaines, et  auquel on associe mon nom, puise
                  aussi  dans cette
                  tradition-là : l’identité de pensée, pour être immédiatement politique et
                  éthique (Barthes, Deleuze, Derrida, Foucault...), se cherche dans un style où le
                  concept côtoie la narration, l’imaginaire, la littérature.
                  
                
                 
                Dans cet esprit, mes enquêtes m’ont appris que le désir pour
                  la langue française persiste, malgré le déclin bien connu de l’influence
                  française,  comme un désir  de notre manière d’être au monde :
                  expérience subjective, goût, modèle social et politique, etc . Le sens critique,
                  cette « impudence d’énoncer » que Hegel saluait dans le Neveu de Rameau comme un trait distinctif
                  de la « culture » en général et de la culture française en
                  particulier, le droit de mettre en question les conventions tout autant que la
                  mode « tendance » ou « politically correct », de gauche ou de droite, séduit les classes aisées dans les pays
                  émergents. Savez-vous qu’en Chine par exemple, si les enfants de ces nouvelles
                  couches sociales vont dans des écoles où l’on parle l’anglais, ils vont dans
                  des maternelles où l’on apprend le français.
  
                
                 
                Plus encore, l’audace qui  conduit à aborder le continent religieux
                  lui-même  avec des interprétations
                  d’inspiration psychanalytique, éveille aussi leur intérêt. L’Ecole
                  Polytechnique de Shanghai envisage la création d’un Institution des cultures et
                  des spiritualités européennes et chinoises, s’inspirant de nos travaux.
                  « Pour que nos étudiants ne deviennent pas des kamikazes, lorsqu’ils
                  rencontrent des conflits personnels et sociaux, dit le Président de cette
                  Polytechnique,  il ne suffit pas de
                  calculer, il faut  problématiser, et
                  c’est seulement chez vous qu’ils peuvent apprendre cet art de vivre. »
  
                
                
                   
                
                HD. Pour rester sur le
                  terrain politique, comment la sémioticienne que vous êtes, analyse l’apparition
                  assez récente de l’expression « éléments de langage » pour désigner
                  les « argumentaires », base de la communication publique ?
  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva. Ce qui menace dans les symboles du
                  langage - écrivait Roland Barthes, un autre acteur de ces « pulsions du
                  temps ».  Ce n’est pas l’ « unicité
                  du sens », mais sa pluralité qui
                  appelle   une infinie capacité
                  d’interprétation, et grâce à laquelle la vie psychique vit, revit, se
                  révolte  contre les dogmes, refonde
                  les liens.  Contre le « sens
                  unique », nous avons demandé, en mai 68, l’ « imagination au
                  pouvoir ».  Aujourd’hui, c’est
                  une véritable « asymbolie » qui  s’affirme et, sous l’apparence d’une croyance à l’image, c’est l’espace
                  d   la « conscience de la
                  parole » qui est en train de se fermer.  Fermer cet espace revient à  condamner la personne et le lien
                  social  à une virtualité in-signifiante, que  débouche sur deux abîmes : le nihilisme désabusé d’un côté,  le transcendantalisme intégriste de
                  l’autre. Ce qui gêne le communicant utilitaire dans le virtuel hyperconnecté, ce n’est pas de trouver une
                  « info », il en est friand et addict, il
                  copie et colle et restitue au « cloud » de
                  formules « choc » et indiscutables… Ils lui manquent cependant le
                  temps et l’espace intérieur, l’agilité psychique de penser du point de vue de
                  l’autre et dans une culture intégrée faite de mémoires, de singularités, de
                  mondes. L’extension du marché à tous les domaines de la vie, la réduction,
                  l’étranglement des réseaux familiaux, mais aussi l’hyperconnexion et la simplification des communications ont tendance à réduire n’importe quel
                  discours à l’univocité, le message devient unidimensionnel. On communique par
                  pauvreté de langage. Et les «  éléments de langage » donnent un
                  certain nombre de codes utilitaires supposés faire impression, calmer les
                  angoisses, faire diversion mais ne donner ni solution ni espoir. Car les
                  solutions sont nécessairement plurielles, l’espoir n’est concevable qu’à long
                  terme et tout cela est risqué. La politique devenue management ne se risque pas
                  à la pluralité du sens, qui pourrait susciter des initiatives pour échapper au
                  contrôle.
  
                
                
                   
                
                
                   
                
                HD. Mais
                  avant de nous voir, ici chez vous, nous avons échangé plusieurs courriers
                  électroniques, si j’étais arrivé en retard, je vous aurai prévenue par sms…
  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva.  Je ne diabolise pas  l’hyperconnection, fabuleux outil d’information, rapidité,
                  réactivité. Je dis seulement qu’elle n’est pas le miracle qui accouche du supposé
                  nouveau citoyen surinformé, ultra-actif et surdoué de solidarité. Je souligne
                  les risques d’asymbolie que comporte
                  l’humanité unidimensionnelle, qui bricole même des croyances en survolant le
                  supermarché des spiritualités, sans les intégrer et encore moins les  interroger. J’attire l’attention sur
                  l’aplatissement de l’expérience intérieure,  l’amenuisement de la polysémie du monde contemporain,
                  de cette polyphonie qui fait de chacun et chacune d’entre nous non pas un univers
                  mais un « multivers ». Ce multivers s’était construit dans le cadre
                  du triangle familial et de la tiercéité propre  aux  sociétés pyramidales, avec leur principe hiérarchique et d’autorité, qui sont exposés  aujourd’hui la poussée des démocraties « normalisées ». Le
                  triangle et la com’ unidimensionnelles sont-il
                  conciliable ? Un profond  changement anthropologique est en cours, dans lequel le « for
                  intérieur » a de moins en moins de chances de se construire et de
                  s’exprimer. Or, quand il ne peut pas s’exprimer, il tombe malade, il passe à
                  l’acte, il devient violent ou, plus banalement, se robotise. La cure
                  analytique, certaines formes d’art, l’écriture sont des lieux où les
                  « multivers » peuvent encore se construire. Et aussi la réévaluation
                  de la tradition religieuse, du besoin de croire et du désir de savoir, qui
                  séduisent et reviennent par intermittence, quand ils ne se crispent pas en  revanches intégristes. C’est d’ailleurs
                  au continent religieux, plus qu’au discours politique, que s’adressent ces
                  pulsions du temps, par delà le « fil coupé de la tradition » que nous
                  lèguent les Lumières françaises.  
  
                
                
                   
                
                HD. L’origine
                  du langage, écrivez-vous, se situe « au moment exquis où un mammifère
                  bipède a su témoigner de son sommeil et de ses rêves ». Qu’est-ce à dire ?
                  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva. Vous citez un texte que j’ai écrit
                  pour une exposition de mon amie commissaire d’art moderne Marie Shek au Passage de Retz à Paris en 2008 et qui
                  s’intitulait : « Promenades insomniaques, Dormir et rêver l’art
                  contemporain ».  Entre la veille et
                  le sommeil, dans les états oniriques et dans l’insomnie,  une excitation plaisante ou angoissante
                  nous submerge, sans sens, insensée, qui cherche à se dire.  Nous n’y parvenons en fait qu’en
                  acceptant de perdre – pour l’exprimer - l’intensité de l’excitation. Ce
                  moment précis, celui de la perte et de son acceptation, le moment de la
                  déception, du renoncement au trop-plein de la passion, est une sorte de deuil
                  indispensable. Un vide transitoire est nécessaire pour que  la passion accède à sa « psychisation », à la possibilité de la représentation
                  psychique et progressivement au langage et la pensée. Parvenir à cette
                  représentation psychique, à prendre de la distance par rapport au tourbillon de
                  la passion, c’est la condition sine qua non du sens. La psychanalyse mise à
                  part,  qui s’y attarde ?  La « tendance » est à une « idéologie
                  dominante » qui exalte la satisfaction et l’action, tandis que les états  de frustration, de vide et de limites qui
                  constituent l’être parlant sont dévalorisés, déniés… Ou laissés à la  psychanalyse, à l’art moderne, à Marie Shek, à mes pulsions du temps…
  
                
                
                   
                
                HD. Vous
                  intervenez assez régulièrement dans le débat politique. Non pas dans le débat
                  politicien mais sur le fond. Sur ce fond-là, comment analysez ce qui se passe
                  autour de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe ?
  
                
                
                   
                
                Julia Kristeva. Le climat qui s’est créé autour de
                  l’ouverture du mariage aux homosexuels n’est pas propice à une prise de parole
                  sereine et au dialogue. Je pense que le débat n’a pas été mené suffisamment en
                  amont. Il aurait fallu des années peut-être de réflexion dans les écoles, dans
                  les médias, dans les associations de parents, etc. Cela dit et quoi qu’il en
                  soit, cette loi est sur le point d’être votée. Il reste donc un gros travail à
                  venir pour ressouder le corps social, ce que l’on espère d’un gouvernement
                  socialiste, et surtout pour penser la mutation anthropologique dont l’ouverture
                  du mariage est une des pièces. Deux pistes de réflexion. Si l’on en croit les
                  sondages, la majorité des Français est favorable aux mariages
                    gay, ce qui veut dire que l’on a désormais bien compris et intégré que
                  l’homosexualité ne ressortit ni de la criminalité ni de la perversion. Mais
                  plus encore, cela signifie que si nous ne sommes pas « tous homosexuels »,  au sens du passage à l’acte homosexuel,  chacun de nous reconnait  son propre homo-érotisme. Plus
                  profondément que le principe d’égalité  ou la compassion pour les discriminés, le citoyen du XXIe siècle connaît
                  son homo-érotisme et vote pour. En revanche, reste la grande question de la
                  filiation et de la parentalité. Être père et mère,  ce ne sont pas seulement des fonctions
                  ou des principes, mais des expériences psychosexuelles. Il manque  une vaste réflexion, personnelle et
                  sociale,  sur le sens et les
                métamorphoses de la parentalité.
                 
                 Comment je me situe dans la différence
                  sexuelle et par rapport à ces deux expériences psychosexuelles très complexes que
                  sont la paternité et la maternité ? Dans une famille recomposée par exemple,
                  les substitutions-délégations-incarnations de la paternité et de la maternité
                  deviennent multiples. La nouvelle humanité que nous sommes en train de créer  sera peut-être  meilleure que la précédente. Peut-être
                  pas. Essayons d’analyser sérieusement et dans la durée  les avantages et les inconvénients des
                  métamorphoses en cours. Et, dans la période de transition qui s’ouvre,
                  d’envisager  des étayages pour permettre
                  aux enfants une vie optimale, créative et innovante. La dramatisation française
                  de cette situation n’est pas forcément une impasse : et si nos angoisses
                  exprimées étaient en avance sur la tolérance de certaines autres nations qui
                  s’adaptent plus facilement?  Je
                  parie sur l’apport des sciences humaines, de la psychanalyse, de la
                  psychologie, de l’anthropologie, de la sociologie pour ouvrir ces
                  questions.  Ne les laissons pas aux
                  politiques qui « gèrent la situation » mais ne se soucient pas
                  vraiment du sens qu’entraînent les lois. On croit savoir ce que sont une mère
                  et un père juif, les catholiques ont Marie et le Pape,  les musulmans  suivent leur Coran… La sécularisation est
                  la seule civilisation qui ne sait pas, ne veut pas savoir, ce qu’est une mère,
                  ce qu’est un père. Et l’enfant ? Un antidépresseur de papa et de maman, à
                  bricoler avec l’aide du pharmacien, du pédiatre, du pédopsychiatre, de l’école,
                  de la police, du « pôle emploi »… En attente d’une morale laïque à la
                  hauteur du mariage pour tous, la transvaluation des religions n’a pas encore
                  commencé…
                  
                
                 
                
                   
                
                Entretien réalisé par
                  Jérôme-Alexandre Nielsberg
  
                
                
                   
                
                
                   
                
                  
                  
                
                Humanité Dimanche du 1 mai 2013