JULIA KRISTEVA

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Julia Kristeva

 

 

Julia Kristeva
Anish Kapoor

 

 

 

Julia Kristeva
Anish Kapoor
Dans les entrailles de Versailles
La face interne du jardin


Un film de G.K. Galabov
et Sophie Zhang

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Julia Kristeva


Anish Kapoor

 

 

Dans les entrailles de Versailles

 

 

 

 

 

(devant le buste de Louis XIV par Bernin)

Anish Kapoor : - Je vois une certaine vanité dans cette sculpture de Bernin.

Julia Kristeva : — Ce que vous appelez vanité est peut-être ce qui est pour moi le mouvement. Le problème de l’artiste baroque n’était-il pas : comment représenter  le mouvement – l’instable, le fluide, J’imagine  que, c’est  dans cet esprit, le Bernin s’est intéressé  aux extases des saintes : parce que les saints ne sont pas ici ou dehors,  mais en mouvement quelque part « au travers ». Comment représenter cet espace intermédiaire, où il n’y a pas de valeur fixe, car l’âme est en mouvement.

A.K. – La question ici est celle du masque dans la splendeur,  le baroque est tout entier dans le masque.

J.K. – On pressentait la fin d’un monde, ce monde était vers sa fin, et   Dieu lui-même devient le Grand Horloger, le maître du calcul du temps.

A.K. – Je pense qu’on ne doit pas oublier que pour les gens de cette époque ce monde n’était qu’une préparation pour le prochain monde à venir.

J.K. –Pour le prochain monde qui est inconnu et infini, il y a les  croyances officielles, et il y a les « dissidents », les inventeurs aussi.  La question qui se posait c’était comment le représenter, ce monde invisible, surtout s’il est en nous. Et, plus difficile encore, si cet infini était  vide, sans personne.

 

Julia Kristeva Anish Kapoor Versailles photo Sophie Zhang

 

 

(dans le cabinet de la Pendule, devant l’horloge de Passemant)

J.K. —  Ici c'est le méridien, il a été tracé là bien plus tard. Mais il est bien à sa place ici, car le roi Louis XV était très intéressé par le développement de l'astronomie. Il se postait souvent à cette fenêtre, pour contempler la lumière du soleil, qui influence notre temps humain, sur lequel selon lui nous devons nous régler. Passemant, l'ingénieur qui a construit cette horloge, lui  expliquait comment il a calculé la position des planètes du système solaire avec les éclipses. Voici donc l’Horloge astronomique de Passemant,  programmée à donner l’heure universelle, avec les heures, les minutes, les secondes, jusqu’en l’an 9999. Tout fonctionne, les conservateurs avaient peur qu’en passant à l’an 2000 il y aurait un bug, mais il n’y a eu rien de tel, tout fonctionne, le mécanisme est très simple, bien que la conception et le calcul soient très subtils et précis.

 La cour était impressionnée. Par LA pendule, cela va de soi, elle représente la puissance phallique, de toute évidence exhibée de manière obscène.

A.K. — Oui, je le vois.

J.K. — Nous voyons un automate androïde, de pur style rococo  Louis XV. Mais, en même temps, LE  pendule est une allusion frappante aux parties génitales de l’homme, renvoyant à  sa vie sexuelle du souverain, au libertinage qui avait lieu dans le château et à l’extérieur, dans le Parc aux Cerfs. En même temps le compte du temps jusqu’à 9999, impose la présence de l’infini auprès des courtisans : « quelque chose » qui n’était pas visible était suggéré à tous ceux qui se pressaient autour, pour se transcender et aller vers cette direction  de l’inconnu. L’horloge incarne, à mes yeux, cette contradiction entre, d’une part, l’éphémère apparence des rites de la cour, et, d’autre part, la   des sciences et des techniques vers qui s’emparent de l’infini par la connaissance. A la place de Dieu. Nous sommes à l’aube des Lumières, n’est-ce pas.

 A.K. — Oui je vois ça. Ce qui est vraiment intéressant, c’est la forme d’un être humain.

J.K. — Oui, et  sans bras, comme vous le dites de l’artiste dont seule compte l’intention, pas les mains. Mais son oeuvre  nous entoure, nous enveloppe, nous embrasse, et  fonctionne même s’il n’y a personne.

  Il existe un jumeau de cette horloge, construit par des techniciens américains guidés par le créateur et patron d’Amazon, Jeff Bezos, programmé jusqu’au 10000, inoxydable, une horloge atomique.

A.K. – Oui, j’ai lu cela, une horloge atomique.

J.K. — Passemant et les horlogers qui ont habillé son invention, voulaient faire quelque chose de physique, de sexuel, en même temps qu’immensément idéal, abstrait et spirituel. Et de l’insérer dans les rites de Versailles, dans le style du siècle.

A.K. — C’est vraiment un objet à la Jules Verne, non ?

J.K. — Mais tout à fait réel, utilitaire, nous ne sommes pas dans la fiction. Toutefois,  cette réalité déclenche un imaginaire, disons, possible. Vous êtes ici maintenant  ET vous êtes en 9999. Vous êtes entre la science et les forces de l’esprit, une espèce de magie.

A.K. — Il prend une forme humaine, comme  un robot et dont le cerveau est une sphère céleste.

J.K. — Comme un robot, c’est un robot androïde, sans bras, mais avec un esprit humain et avec un sexe humain. Le grand Horloger dont parle Voltaire, c’est lui, c’est cette horloge de Passemant

  En tant que prouesse technique, l’horloge réalise l’obsession du temps infini, qui vient à nous à travers la lumière. Parce que Passemant, il  a tout calculé en fonction de la manière selon laquelle la lumière solaire se laisse capter, et il a programmé le temps dans les autres parties du globe, en le calculant en conséquence.

  Mais en tant qu’œuvre d’art, basée sur une prouesse technique, l’horloge de Passemant  invite à  aller au- delà de cet infini calculable. En effet, le chiffre 9999 possède une signification apocalyptique, aussi bien que de régénération et de renaissance, entraînant des associations infinies.

A.K. – Kabbalistique, certainement.

J.K. Oui, kabbalistique, n’est-ce pas ? Il me semble que vos cubes sillonnés de vide rejoignent cette intention.

A.K. — Oui ! Et je pense que l’horloge est exactement la face interne du jardin de Le Nôtre.

J.K. — Exactement.

A.K. — C’est ce que vous explorez dans votre roman, n’est-ce pas ?

Cela me fait penser aussi à un objet alchimique : le corps peut être réduit à un mécanisme,  mais un mécanisme qui est une transformation en même temps.

J.K. – Des transformations infinies, se mesurant au divin.

A.K. — Oui, cela n’est pas distinct de l’idée que les saintes ont quelque chose de l’esprit en elles, qui n’est pas une  chose qu’on peut nommer ou tenir. Un objet mécanique comme cette horloge est aussi un objet qu’on ne peut tenir.

J.K.  —  Oui. J’y vois une sorte de réinterprétation de la notion chrétienne d’incarnation, sur la base de l’humanisme des Lumières. Comme vous l'avez dit, « A Sectional Body for a Monadic Singularity » : telle une monade qui est impactée de l’invisible  infini, le corps est « sectionné » et « sexuel » parce que  plein de vide infini. Le corps est creux, mais ce vide n’est ni rien ni néant, juste notre infinie possibilité d’imaginer, de penser, de désirer.

A.K. —   Oui, bien sûr, et Leibniz est ici, tout le temps.

J.K. — Ce que Leibniz a appelé la monade, c’est l’unité impactée par  l'infini. Eh bien, Versailles a vu passer une femme qui reste encore aujourd’hui  un des meilleurs connaisseurs de Leibniz, Émilie de Châtelet.

A.K. — Oui, bien sûr, dans votre livre elle a une place  importante.

J.K. — Elle nous a laissé deux grands héritages. Sa théorie du bonheur,  dans laquelle j’entrevois une interprétation de la monadologie leibnizienne : l’infini dans le corps, c’est la passion jusqu’à la mort, mais aussi la passion qui innove, permet recommencements et renaissances. Et surtout sa théorie d’une étrange matière qu’elle appelle un « feu » : puisqu’il y a de l’infini dans la matière,  il devrait exister  de la matière qui n’est pas visible, qui ne peut pas avoir d’extension, mais seulement d’intention. Vous vous en doutez, personne n’a compris à l’époque ces divagations. Mais aujourd’hui certains philosophes de la science, attentifs à la cosmologie, suggèrent que  cette intention non visible de la non-matière serait une prémonition de  la matière noire. Émilie de Châtelet serait en somme le précurseur de la matière noire ?

 Passemant et Emilie du Châtelet appartenaient à des classes sociales opposées, leurs personnes et leurs pensées s’opposent. L’horloger est plus enjoué, il utilise les attractions, se sert des artifices, profite des rites, souffre des hiérarchies de la cour mais essaie, comment dire, de se couler dans la dialectique entre les clans et les rangs, comme il joue entre le visible et l’invisible. Emilie, au contraire,  est une dissidente, une révoltée, une femme libre. Mais les deux travaillent ces deux notions qui vous inspirent, vous aussi : l’intention de l’infini invisible, et comment le rendre palpable. 

 

 

 

JULIA KRISTEVA, ANISH KAPOOR, Les entrailles de Versailles,

un film de G.K. Galabov & Sophie Zhang

 

 

 
 
Julia Kristeva Anish Kapoor Versailles photo Sophie Zhang
 
Julia Kristeva Anish Kapoor Versailles photo Sophie Zhang

 

 

 

 

L'HORLOGE ENCHANTÉE

 

 

JK


L'Horloge enchantée

Roman
Fayard, 2015

 

 

 

 

 


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