"C'est le for intérieur qu'il s'impose de sauver dans l'état de guerre en cours."
Linguiste, psychanalyste, critique et
romancière, Julia Kristeva est incontournable dans le champ intellectuel. Ses
écrits, sa pratique, son enseignement et ses prises de position resonnent à
l’international.
Paule-Henriette Lévy (L'Arche) : Un nombre important de personnes âgées sont mortes durant cette pandémie. Que penser d’une société
qui, en cas de crise, n’a pas prévu de se préoccuper du sort de ses aînés ?
Julia Kristeva : Cette incapacité à prévoir est un des scandales qu’a révélé
la pandémie. Depuis que l’humanité existe, la question de la finitude humaine,
de la mortalité a été prise en charge par les religions, mais elle est absente
aujourd’hui du discours général. Alors oui, nous savons développer des soins palliatifs,
gérer des EHPAD, étudier la biologie qui nous décrit le mécanisme de l’apoptose,
ce processus continu de mort et de régénération des cellules. Mais nous nous
révélons incapables de « payer » le prix fort dû au grand âge sans
doute parce que la mort, cette limite ultime de l’expérience humaine, se trouve
occultée dans nos sociétés sécularisées. Un intervenant en EHPAD était en
colère récemment sur un plateau de télé, car disait-il, « il n’y a pas de
personnel pour parler à nos ainés »…
Je voudrais que nous fassions un pas de
plus. Il me semble que, plus insidieusement et plus violemment, cette déferlante
virale que nous venons de vivre, nous a révélé la vulnérabilité inerrante à la
condition humaine, par-delà le grand âge. Je parle ici de la vulnérabilité qui est
en nous, qui nous habite et que notre idéologie de la performance, et du
gagnant/gagnant s’avère incapable d’assumer.
La question de l’accompagnement de la
vieillesse met directement en cause le modèle du néolibéralisme. Cette crise
sanitaire fait basculer, dit-on, le néocapitalisme libéral dans un capitalisme numérique,
ce qui voudrait dire qu’il faudrait organiser le soutient budgétaire direct de
l’Etat et trouver des outils numériques capables de faire du « sur mesure »
pour baisser les coûts, tout en revalorisant les rémunérations de certaines
professions sous-estimées, notamment dans la santé, l’éducation ou la sécurité.
Etc… Mais le désastre humain qu’entraine la pandémie me semble tel, qu’il ne
pourra pas se résoudre avec les seules mesures politiques, économiques et
sanitaires aussi indispensables soient-elles. Nous devons de façon urgente changer
de paradigme et mettre la personne au centre de notre logiciel. Aux niveaux
essentiels du pacte social : éthique, éducatif, cultuel, politique. C’est
là, que les questions touchant au grand âge, à la mortalité et aux limites deviennent
les sujets principaux pour le « jour d’après ».
Cette crise nous a beaucoup appris sur
l’isolement
Le gouvernement a astreint chacun, pour
d’évidentes questions sanitaires, à rester chez soi, mais que reste-il du « soi » ?
Le confinement a révélé les ravages de la solitude dans laquelle nous a conduit
l’accélération anthropologique, poussée par le néolibéralisme sans frein et l’hyper
connexion globalisée. Cette dernière nous a fait croire que nous n’étions pas isolés tant que nous étions connectés. Faux. La solitude n’a pas
disparu dans l’hyper-connexion, loin de là. L’écran virtuel n’a fait que la
compresser et l’enkyster dans des réseaux sociaux. Messages, likes, icones, cette
« mousse » des mots implosive, et explosive a, au contraire, révélé
et accentué le vide. Elle n’a aucunement restitué ce que j’appelle, en écoutant
mes patients, « la chair des mots ». C’est-à-dire les affects, les
passions, les désirs d’amour, les désirs de mort et de vie qui se partagent dans
le transfert entre l’analyse et l’analysant, de telle sorte que la
mutualisation des affects primaires qu’on peut offrir à l’autre lui permet, en
confiance, de les mettre en parole, en récit, en histoire. Pour élucider, évaluer,
refonder les liens.
Analyse et
confinement : tout un programme !
Dans les temps « pre-covid » on utilisait souvent les inévitables smartphones
comme des « gestes barrières » : un outil pour se mettre à
distance des pulsions, se défendre du corps à corps, se protéger de la régression
et du trauma. Il était à craindre que le confinement renforce ces artifices. Au
contraire la pandémie a ouvert des angoisses si aiguës qu’elles en appellent à
des ressources insoupçonnées, en tout cas chez les hommes et chez les femmes
qui ont fait le pari qu’il est possible de rebondir. Je définirai ainsi celles
et ceux qui se sont engagés dans une psychanalyse. Alors, une brèche s’ouvre dans leur confinement. Posé sur la table ou l’oreiller du lit de
l’internaute stressé et coincé, ce même objet comme oublié facilite en fait le
besoin et le désir de se dénuder, de faire tomber le masque, de parler « seul
à seul », « pour de vrai ». Déverrouillage de la culpabilité, du
faire-semblant, des défenses mondaines s’en suivent. Chacun découvre son « d’intime/extime », « dedans /dehors » qu’il ou elle puise
dans les zones fragiles de leur vie, faisant appel à la vitalité de l’analyste.
En attente du vaccin, ce n’est pas un anticorps qui s’élabore ainsi, mais un
véritable contrefort psychosomatique qui repousse l’effondrement fomenté
par l’attaque virale et la désocialisation confinante.
Une espèce d’éthique, transversale aux frontières et interdits moraux qu’elle n’ignore pas, et qu’on nomme dans notre jargon un « inter-dire » (Lacan). Pour ma part, j’appelle « reliance » cette mutualité nucléaire de la parole qui
constitue l’être parlant et qu’il nous faut retrouver. Dans ce nouveau monde
à réinventer, il faudra que le lien de parole soit déployé jusqu’à cette
« chaire des mots », faute de quoi les survivants seront des zombies qui
éventuellement se réadaptent, mais non pas des humains capables de se refaire.
Nous avons également été
confronté à l’impossibilité de beaucoup de nos rituels religieux. Comment peuvent-ils
retrouver un sens alors qu’ils furent remplacés ?
Je suis une enfant des Lumières,
« de l’incroyance et du doute » (c’est mon côté Dostoïevski),
et je pense que les faits religieux sont riches de sens, à condition de les
réévaluer, de les mettre en question au regard des problèmes et des désastres
d’aujourd’hui. Mais c’est Freud, un juif sans Dieu qui m’éclaire dans cette
voie, car il a repris, me semble-il, l’essentiel de cette expérience religieuse
qu’est précisément la dualité nucléaire du même et de l’Autre, révélée dans la
parole où s’invente la mutualisation constitutive de l’humain. La relation
transférentielle que l’inventeur de l’inconscient nous lègue, et qui sollicite chacun des deux protagonistes, analysant et
analyste, participe de cette
transvaluation des religions en cours ; elle constitue l’un des remèdes à
leur perte de vitesse dans le monde contemporain. Il y en a sans doute d’autres,
mais je privilégie la capacité de l’analyse à reconstituer « le for
intérieur », qui retient et refonde deux piliers de la religion biblique
et évangélique qui sont l’altérité et la singularité. Ainsi
s’expriment « l’entre » et « l’inter » : entre deux et à l’intérieur de
soi. C’est seulement à partir de là, qu’il est possible d’appréhender le sens
de la limite (interdits, purifications, retraites, etc…) que posent les
religions, et d’accepter que les rituels nécessaires puissent évoluer. En
effet par-delà sa valeur sanitaire, le confinement spatial est une contrainte
normative sociale et morale, dont il convient d’élaborer la portée
subjective et éthique de consentement, de ce libre choix que fait la
personne dans son entre-deux.
Evoquant
les limites, nous nous rendons compte aujourd’hui combien l’acharnement
technologique, consumériste et sans limite a mis notre planète à mal. Si on ne réévalue
pas ce sens de « l’entre deux » et des limites qui font partie de
l’histoire religieuse et morale, si on ne reconstruit pas à ce « for intérieur »
humain, la planète -fut-elle assainie par la rigueur écologique- risque d’être
livrée à la cruauté de ses premiers habitants que sont les virus. C’est le
for intérieur qu’il s’impose de sauver donc, dans l’état de guerre en cours.
Est-ce que vous y croyez à « ce jour d’après »
?
Oui, avec ce qu’il comportera comme exigences. Il y a encore
quelques mois, la métaphore de la viralité était largement utilisée. Je
l’employais moi-même. Elle pouvait ainsi se décomposer : séduction,
explosion, destruction. Les réseaux sociaux sont viraux. Ils vous séduisent,
vous blâment, puis vous détruisent. Les Gilets jaunes, également, qui révèlent
des désirs sans nom, s’enflamment puis avec les blackblocs saccagent Paris. Cette viralité extérieure était-elle prémonitoire de ce qui
nous arrive aujourd’hui de l’intérieur ? Les agents pathogènes ne nous sont
plus extérieurs, ils résident dans le tissu génétique de l’humanité. Il y a
plus de bactérie dans le corps humain qu'il n'y a de cellules. Certains sont infectieux
d’autre non ! Longue vie à la virologie ! Nous accusons les
scientifiques et les politiques d’être « incertains ». Mais c’est
l’abyssale incertitude des frontières entre la vie et la mort que les virus
révèlent (ces parasites sont-ils des concepts, des molécules ou des êtres
vivants ?) et qui nous tombe dessus. Il faut donc se préparer à vivre avec
ces menaces présentes à l’intérieur de notre corps et avec lesquelles nous
avons cohabité depuis des millénaires, mais qui vont se faire de plus en plus envahissantes.
Si rien n’est fait pour les brider la viralité économico-politique risque de
nous revenir en boomerang dans l’inévitable réchauffement climatique. Le
constat est apocalyptique… mais je suis une pessimiste énergique, parce que je
sais que nous avons des ressources nécessaires pour faire face à ces épreuves. Je
ne suis pas ici en train de faire une apologie de la mélancolie et de la
claustration. J’écoutais avec beaucoup d’intérêt les projets de Stéphane Bancel
qui dirige la biotech Moderna Therapeutics, spécialisée dans les traitements à base d'ARN, qui ne consiste pas à nous injecter des virus atténués,
mais de permettre à nos cellules de produire des anticorps. La
génialité de l’esprit humain est aussi stimulée par l’apocalypse. Est-ce
parce que j’ai connu trois guerres, -je suis née un jour après la déclaration
de la Deuxième guerre mondiale, j’étais enfant et adolescente pendant la Guerre
froide et maintenant je suis immergée dans cette guerre sanitaire mondiale -,
je me considère comme une « sur-vivante »
et j’ai tendance à aborder, entendre et aimer les humains comme des « sur-vivants ». Mais pour pouvoir l’être, il importe de
s’imprégner de cette vulnérabilité inhérente que j’évoquais en début
d’entretien (la solitude, la mortalité en nous, les limites et leur négociation
dans l’inter-dire). En nous obligeant à mieux les
intégrer puisse l’épreuve virale préparer l’humanité à davantage de tendresse
dans les compétitions, endurances et enthousiasmes qu’il nous faudra réinventer
pour rebâtir l’après Covid. Pour être justement des sur-vivants.