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La vie psychique en temps de détresse

 

Une mutation anthropologique: le passé hyper-composé

L’effroi, les traumas, les travaux présentés tout au long de cette journée  ont remis et maintenu à flot une question qui nous rassemble aujourd’hui : 90 ans, et après ?  Elle nous confronte à la temporalité paradoxale  de notre expérience transféro-contretransférencielle.  Dans « Constructions en analyse » (1937), Freud avait insisté  aussi bien sur la part d’hallucination, cette « sorte de « folie »    devenue méthode pour atteindre le hors-temps de l’inconscient,  que sur sa dimension  temporelle incommensurable et cependant accessible comme en archéologie, et qu’il appelle ailleurs « une vérité historique » (« Histoire d’une névrose infantile », L’homme aux loups, 1918).   Il nous lègue une  temporalité complexe, délire et histoire multipliés par deux, à laquelle Francis Pasche a donné le nom de « passé  recomposé » et qu’Ilse Barande n’a pas manqué de reprendre.

Mais le XXe siècle a troué le temps historique par ce crime sans précédent contre l’humanité qu’est la Shoah, et le devoir de mémoire se heurte implacablement au refoulement, aux mécanismes de défense, voire a déni.  L’essor des sciences et de  techniques au troisième millénaire  prolonge la durée de la vie humaine et modifie les possibilité de sa reproduction ; le spectacle, l’hyperconnexion et le virtuel   bousculent  le contenant familial quand ils ne le remplacent pas ; les anciens ajustements  entre le sens et le sensible, entre la parole, l’écriture et les autres « langages » ne tiennent plus; ///le transhumanisme  accomplit la théorie de l’homme-machine ; et l’immortalité serait à la portée des automates androïdes qui “se parlent” entre eux dans des” langues” qui échappent à leurs concepteurs./// Jamais la temporalité n’a été a été aussi ouverte: ///des  vibrations du fond cosmique en passant par les grottes préhistoriques et jusqu’aux simulations de l’expansion cosmique///. Mais puisque, de même,  les inégalités d’y accéder n’ont jamais été aussi drastiques, frustrantes et explosives,  jamais les humains n’ont vécu des temporalités aussi hétérogènes, d’un endroit du globe à l’autre, d’une communauté à l’autre, d’un individu à l’autre – qui se superposent et s’aaffrontent  en chacun de nous, malgré et avec la banalisation en cours des comportements et des valeurs.

     Ce contexte impacte durablement l’appareil psychique (hérité de Freud et quels qu’en soient les remaniements par les générations des post-freudiens ), et accentue les symptômes hystéro-obessionnels en les fragilisant, tout en le rendant perméables aux fragmentations psychotiques, aux incorporations somatiques et à l’érotisation de la pulsión de mort,  - que j’ai appelé ces affectations “Le nouvelles maladies de l’âme” (1993)

 

Héritiers de Freud, les psychanalystes savent que les constructions  culturelles non seulement  inscrivent le temps historique dans le plus intime du moi ; elles apparaissent aussi  telles qu’elles,  en tant que substituts culturels des conflits intrapsychique,  dans l’évolution des idéaux du moi : le culturel étanche, attise, mais il peut aussi dépasser la cruauté tout autant que l’épuisement des mouvements pulsionnels. Mais le culturel n’est pas de « tous temps ». La mutation que nous sommes en train de vivre confère  une place inédite aux constructions dites culturelles et modifie leur rôle dans la construction et la déconstruction du psychisme.  Dans ce contexte, le processus analytique  n’est pas  seulement une reconstruction du passé re-composé :  le processus analytique  reconstruit une temporalité hyper-composée. 

  Par delà le numérique  hyperconnecté, j’entends par  «hyper-composée » la nécessité exorbitante  pour la psychanalyse d’appréhender  l’empilement des traditions cultutrelles émérgentes et des prouesses multimédiatiques, pour mieux déceler les “nouvelles maladies de l’âme”.  Et je  fais un pari. Cette temporalité hyper- recomposée de la psychanalyse  est  à contre-courant de la nouvelle complexité  temporelle  et de ses moyens d’expression,- que parce que pla psychanalyse est en mesure de les assumer, de les utiliser et de les sonder.

   Il ne s’agit pas  de devenir des “spécialistes” de  ses différentes composantes de la modernité.  Mais de  garder  présent à l’esprit l’héroïsme de Freud, qui a d’emblé située sa découverte dans la pluralité des mémoires culturelless, sans négliger l’actualité: pour les réévaluer.  Davanatage encoré, il nous faut   décupler d’audace, pour tenir compte de l’immersion de nos analysants dans  cette  nouvelle complexité culturelle à laquelle ils s’adaptent, qui les rejette ou dont ils souffrent, afin  de faire advenir le hors-temps de l’inconscient dans la dynamique  d’identification-désidentification: dans la chair des mots dévitalisés, des actings destructeurs et des silences mortifères.

   

Questions, risques et défis

Plusieurs questions se posent dès lors :

1.    Celle de la formation de l’analyste, de sa curiosité et de la disponibilité trans-culturelle de son écoute ;

2.      Celle la prise en compte des autres « langages » dans la cure par la parole. Beaucoup d’entre  nous ont été déjà  confrontés à la  la toxicité iconique mais aussi sa plasticité  des images qui permet de figurer – ou d’obturer ?-  des conflits infra- et trans-verbaux. J’ai exposé aux samedis de la SPP comment  j’ai accepté d’introduire les peintures du patient dans le cadre, et de les interpréter dans le transfert-contretransfert,- ce qui  a permis de lever les défenses phobo-obsessionnelles, d’interpréter le narcissisme, l’oralité et l’analité dans le transfert, de déclencher l’agressivité et, ainsi seulement, de rendre  possible l’association libre et la perlaboration des désirs et des conflits dans la relation d’objet.

3.    Par delà le cadre de la cure analytique à proprement parler, et tout en affinant le processus analytique comme en témoignent les travaux de cette journées, je soutiens qu’une véritable dissémination de  l’écoute et de la parole analytique  s’impose : dans  les divers accompagnements  psycho-thérapiques, dans les approches éducatives, ainsi que dans les divers types de formations plus ou moins continues qui fleurissent  en entreprise et ailleurs. L’exemple que je donnerais à la Maison de Solenne confirme, me semble-t-il, la nécessité de cette dissémination.

4.    Enfin, parler psychanalyse dans le débat public participe du même esprit.  Ces interventions-interprétations publiques s’adressent au refoulement et au clivage qui structurent  immanquablement les comportements et les clivages des mises en scène politiques et du pacte politique lui-même.  Elles constituent  une sorte d’acting qui expose l’analyste  à l’identification et à la désidentification  avec les malaises de la civilisation : c’est un risque que Freud et les analystes des générations avant nous ne se sont pas épargné,  et qui demeure  assez  rare aujourd’hui, bien que la modernité nous l’impose  davantage encore. En signifiant la présence et la vigilance  de la psychanalyse dans le contexte actuel, nous affrontons, outre les inévitables défenses consubstantielles à la pratique analytique,  le discrédit ou le déni dont souffre notre travail, et nous ouvrons une voie  à  une meilleure  prise de connaissance  de notre spécificité,  voire à l’engagement pour certains dans une cure analytique strictu sensu.  Evidemment, c’est à chacun, selon sa singularité personnelle et sa propre pratique clinique  de la psychanalyse, de trouver la manière spécifique,  ou non, pour agir la parole psychanalytique hors cadre.

 

 Dans le débat public

  Mon histoire personnelle m’a préparée à ce qu’on appelle une interdisciplinarité. Elle me permets d’associer  mes états oniriques – ladite « folie » devenue moyen d’investigation- aux symptômes historiques de cette mémoire hyper-connectée  qui nous rattrape aussi lorsque nous écoutons nos patients. Depuis la fin des années 80  j’ai reçu en psychothérapie analytique des adolescents, entre autre de l’Ecole expérimentale de Bonneuil et je me suis intéressée à la structure spécifique de l’adolescent,  qui se  prolonge et persiste à l’âge adulte : à sa « maladie d’idéalité »; au besoin de croire et le désir de savoir- que j’ai développé en reprenant les notions freudienne de l’attente croyante (« gläube  Erfarung ») et de l’identification primaire, directe et immédiate (Einfühlung) – comme  prémices de l’Idéal du Moi; puis à la liaison et à la déliaison selon André Green.  J’ai approfondi  mes  connaissances en histoire des  religions ainsi que  de la philosophie des Lumières ; de la déconstruction du continent religieux, de ses illusions et ses abus liberticides. Sans oublier les limites de cette  « coupure avec le fil de la tradition » (selon Tocqueville et H. Arendt), qui a eu lieu dans la tradition gréco-judéo-chrétienne et nulle part ailleurs, et  que Freud  nous apprend  à traverser en amont,  pour en analyser les  ressorts inconscients et les pièges : interminable « avenir d’une illusion ». J’étais frappée par la percée du gangstéro- l’intégrisme, notamment islamiste, kamikazes et décapitation, et j’ai conçu une exposition sur le thème de la Décollation dans l’art occidental, au Louvres (1998): représentations-sublimations Méduse, David et Goliath,Judith et Holopherne, saint Jean Baptiste…  J’ai poursuivi cette recherche  dans mon  séminaire doctoral, le Besoin de croire ( à l’ Univerité Patris 7) qui, depuis trois ans  et sur l’invitation de notre collègue le  Prof. Marie-Rose Moro,  s’est transformé en un séminaire théorico-clinique commun, à la Maison de Solenn,  Maison des adolescents ( Hôpital Cochin). Les diverses interventions dans des forums interdisciplinaires, avec philosophes, théologiens, écrivains et artistes et bien sûr des psychanalystes, qui m’ont étaient demandées m’ont convaincue qu’une nouvelle anthropologie se cherche, dans laquelle la psychanalyse  a une place à prendre. Une place  à nulle autre pareille car, contrairement aux autres sciences humaines  et aux idéologies, la  psychanalyse ne se contente pas d’interpréter, elle accompagne les acteurs et les victimes  des traumas.

Comment peut-on être djihadiste ? Depuis  le massacre à Charlie Hebdo, Hyper Casher, Bataclan, Nice et j’en passe : 234 morts, 785 blessés.    

 Pour préparer l’interlocuteur à recevoir la parole d’une psychanalyste, je choisis de m’adresser à un discours que j’estime complice  de l’éthique freudienne : la philosophie politique de Kant et de ceux qui s’en inspirent, fussent-ils en désaccord avec la théorie de l’inconscient, H. Arendt en l’occurrence. J’avance aussi une succincte  interprétation du gangstéro- islamiste, en m’appuyant sur les avancées de Freud et des psychanalystes modernes dans ce domaine. J’introduits l’approche  clinique  de cette figure majeure des tueries qu’est l’adolescent, son besoin de croire, sa maladie d’idéalité, sa déliaison . Et je présente une vignette illustrant  l’accompagnement des adolescents en voie de radicalisation à la Maison de Solenn.

Qu’est-ce que le « mal radical » ?

Emmanuel Kant avait employé l’expression pour nommer le désastre de certains humains qui considèrent d’autres humains superflus, et les exterminent froidement. Hannah Arendt avait dénoncé ce mal absolu dans la Shoah.

Aujourd’hui, les adolescents de nos quartiers, issus pour moitié de familles musulmanes, et pour moitié de familles chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible où se délite, en abîme du pacte social, le lien hominien lui-même (le conatus de Hobbes et de Spinoza). Et la reliance entre les vivants parlants explose dans un monstrueux déchaînement de la pulsion de mort.

 

Comment et pourquoi 

Je ne saurais développer les causes géopolitiques et théologiques de ce phénomène : la responsabilité du post-colonialisme, les failles de l’intégration et de la scolarisation, la faiblesse de « nos valeurs » qui gèrent la globalisation à coups de pétrodollars appuyés sur des frappes chirurgicales, le rétrécissement du politique en serviteur de l’économie par une juridiction plus ou moins soft ou hard….

 Certains ont  le courage d’interroger l’Islam dans son rôle de législateur absolu (code de procédures régulatrices, une « orthodoxie normative »  (selon Abdenour Bidar)  qui n’interprète pas  le canon religieux,  mais le réduit au « comment  s’organiser entre nous » pour appliquer ses impératifs) ; et ces chercheurs  invitent leurs coreligionnaires à questionner leur rituel contraignant, à l’historiciser, à le contextualiser : pourquoi ? quand ? avec qui ? Pourquoi cette prédominence du comment sur le pourquoi ? Serait-ce parce qu’Allah rappelle, davantage que le Dieu de la Bible et des Évangiles, le « Premier Moteur immobile » qu’Aristote avait placé à la périphérie de l’Univers, et que par conséquent ce divin-là n’entretient pas de rapport paternel avec le fidèle ? Il manquerait, dit-on, à l’Islam un approfondissement du « meurtre du père » dont les conséquences ont transformé, dans l’histoire de l’humanité, la « horde primitive » en « pacte social ». Cette élucidation du parricide sous-jacent à la réglementation, du meurtre en doublure de la Loi, qui s’est produite dans le judaïsme et le christianisme, a ouvert la voie à l’infini retour rétrospectif sur l’hainamoration (Lacan) constitutive du lien anthropologique ; pourtant, cette élucidation n’a pas empêché les croisades, les guerres de Religion et les pogromes. Et inversement, quelque mécanique et inabordable que puisse apparaître l’Absolu coranique ainsi perçu comme un « moteur immobile », force est de reconnaître qu’il n’a pas interdit que se développent dans l’Islam une grande école « rationaliste » de savants et de philosophes, et un puissant courant mystique de poètes, qui devaient féconder la culture européenne…

Les crises endémiques de la globalisation en cours, et l’impuissance de l’Europe en elle, ne facilitent pas ce processus de réévaluation des valeurs. Mais elles rendent nécessaire une refondation nouvelle, spécifique, à réinventer, sans suivre aucun modèle préalable, fût-il celui des Lumières. D’autant que la  pensée procédurale de la modernité entrepreneuriale, le comment à la place du pourquoi, l’assujettissement au calcul technique, le retrait des individus interconnectés, avec mort à soi et exaltation virtuelle, ne sont pas en contradiction avec des comportements rituels d’un autre âge : nos barbaries modernes se reconnaissent dans les anciennes et vice versa, leurs logiques sont compatibles.

J’entends l’effroi de cette passante qui dépose des fleurs au Bataclan et interroge le micro tendu : « Comment peut-on être djihadiste ? Quels sont leurs états d’âme ? Peut-on faire quelque chose ? » Ces dimensions de l’état de guerre ne sont pas secondaires. Elles participent du volet préventif de l’état de guerre : en amont des mesures punitives, sécuritaires ou militaires, il ne suffit pas de repérer comment procèdent les djihadistes sur internet ou dans les prisons, pour recruter leurs exécuteurs du djihad ; ni même de bombarder leurs territoires et d’envoyer des soldats au sol. Il importe d’accompagne les candidats au djihad en voie de radicalisation, avant qu’ils ne rejoignent les camps de Daesh, pour revenir en kamikazes ou, éventuellement, en repentis plus ou moins sincères, pour une éventuelle déradicalisation.

L’écoute psychanalytique  est partie prenante de cet accompagnement. Pourquoi « la pulsion de mort » remplace-t-elle – au  travers de  l’adhésion à un corpus religieux - le besoin pré-religieux, anthropologique de croire chez les adolescents qu’on dit « fragiles » ?.

Besoin de croire

Deux expériences psychiques confrontent le clinicien à cette composante anthropologique universelle que j’appelle  le besoin de croire pré-religieux.

La première renvoie à ce que Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit non sans réticences, comme le « sentiment océanique » avec le contenant maternel (Malaise dans la civilisation, 1929). La seconde concerne l’« investissement » : Besetzung (all),  Cathexis ( anglais)- °kred en sanscrit, °amuna en hébreu, °credo en latin – qui opère dans l’ « identification primaire » avec le « père de la préhistoire individuelle » : amorce de l’Idéal du moi, ce « père aimant », antérieur au père œdipien qui sépare et qui juge, aurait les « qualité des deux parents » (Le Moi et le Ça, 1923).

La croyance dont il s’agit n’est pas une supposition mais, au sens fort, une certitude inébranlable : plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve comme une sur-vie exorbitante, indistinctement sensorielle et mentale, à proprement parler ek-statique (dans le « sentiment océanique ») et dépassement de soi dans la « transcendance » de ce premier tiers qu’est le père (l’« unification » avec la paternité aimante). 

Le besoin de croire satisfait et offrant les conditions optimales pour le développement du langage apparaît comme le fondement, sur lequel pourra se développer une autre capacité, corrosive et libératrice : le désir de savoir.

 

L'adolescent est un croyant

La curiosité insatiable de l'enfant-roi, qui sommeille dans « l'infantile » de chacun de nous (S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, 1905) fait de lui un « chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens éveillés, veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En revanche,  l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une réorganisation psychique sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser les parents, la société, le monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale, ouvrir le temps dans l’instant, l’éternité maintenant. L’adolescent est un « croyant » qui surplombe le « chercheur en laboratoire » et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa portée, car il est résorbé dans l’investissement, l’objet est confondu avec le besoin de croire ; le paradis est une création d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et Béatrice, Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion assimilatrice pour la relation d'objet : la foi veut tout, elle est potentiellement intégriste, comme l'est l'adolescent. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes des passionnés de l'absolu, ou de fervents amoureux. Freud ne s'est pas occupé suffisamment des adolescents parce qu'il était lui-même le plus incroyant, le plus irréligieux des humains qui n’aient jamais existé.

Cependant, cette croyance que la satisfaction absolue existe est continûment menacée, voire mise en échec, car nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et la réalité impose frustrations et contraintes. L’adolescent, soufflé par son pseudo-objet idéal, éprouve cruellement l'impossibilité de sa croyance. Alors, l’échec de la passion en quête d'objet s'inverse en punition et autopunition, avec le cortège de souffrances que connaît l'adolescence passionnée : la déception-dépression-suicide ; la poussée destructrice de soi-avec-1'autre : le vandalisme de la petite délinquance ; la toxicomanie qui abolit la conscience, mais réalise la croyance en l'absolu de la régression orgasmique dans une jouissance hallucinatoire ; les adolescentes anorexiques qui attaquent la lignée maternelle et révèlent le combat de la jeune fille contre la féminité, au profit d'un surinvestissement de la pureté-et-dureté du corps, dans le fantasme d'une spiritualité, elle aussi absolue, où le corps tout entier disparaît dans un au-delà à forte connotation paternelle.

 

Croyance et nihilisme : les maladies de l'âme

Structurée par l'idéalisation, l'adolescence est une maladie de l'idéalité (Jeannine Chasseguet-Smirgel) : soit l'idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose ne s'adapte pas à la pulsion pubertaire et à son besoin de partage avec un objet absolument comblant, sans manque. Nécessairement exigeante ET hantée par l’impossible, la croyance adolescente se  déroute  dans la perversion, elle côtoie ainsi et inexorablement le nihilisme adolescent : le génie de Dostoïevski fut le premier à sonder ces nihilistes possédés. Puisque le paradis existe (pour l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité), je ne peux que « leur » en vouloir et me venger : la délinquance s'ensuit. Ou bien : puisque ça existe (dans l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoivent ou me manquent, je ne peux que m'en vouloir et me venger sur moi-même contre eux : les mutilations et les attitudes autodestructrices s'ensuivent.

La déliaison

Endémique et sous-jacente à toute adolescence, la maladie d’idéalité risque d’aboutir à en une désorganisation psychique profonde, si le contexte traumatique, personnel ou socio-historique s’y  prête. L’avidité de satisfaction absolue  se résout en destruction de tout ce qui n’est pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et l’autre, le dedans et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun « objet » ne subsiste pour ces « sujets » qui n’en sont pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André Green, La Déliaison, 1971-1992), avec ses deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation. Où seule triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal. 

Déni ou ignorance, notre civilisation sécularisée n’a plus de rites d’initiation pour les adolescents. Epreuves ou joutes, jeûnes et mortifications mis en récits et dotés de valeurs symboliques, ces pratiques culturelles et cultuelles, connues depuis la préhistoire et qui demeurent dans les religions constituées, authentifiaient le syndrome d’idéalité des adolescents et aménageaient des passerelles avec la réalité communautaire. La littérature, en particulier le roman dès qu’il apparaît à la Renaissance, savait narrer les aventures initiatiques de héros adolescents : le roman européen est un roman adolescent. L’absence de ces rites laisse un vide symbolique, et la littérature- marchandise ou spectacle est loin de satisfaire aujourd’hui les angoisses de ce croyant nihiliste qu’est l’adolescent internaute qui préfère les jeux vidéo aux livres. Le virtuel les attise tout au plus, et sans relais avec les épreuves de la complexité existentielle.

Aux XIXe et XXe siècles, l’enthousiasme idéologique révolutionnaire, qui « du passé faisait table rase », avait pris le relais de la foi : la « Révolution » a résorbé le besoin de se transcender, et le temps idéal de la promesse s’est ouvert, avec l’espoir que l’ « homme nouveau », femme comprise, saurait jouir enfin d’une satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne mette fin à cette utopie mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la pulsion de mort dans l’ « ennemi de classe », et réprimé la liberté de croire et de savoir.

En dessous du heurt des religions

Prise au dépourvu par le malaise des adolescents, la morale laïque semble incapable de satisfaire leur maladie d’idéalité. Le traitement religieux de la révolte se trouve lui-même déconsidéré. Les quiétistes ne parviennent pas à assurer l'aspiration paradisiaque de ce croyant paradoxal ; les intégriste poussent au trafic de drogues et d’armes de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste, parce que pathétiquement idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré, désocialisé dans l'impitoyable migration mondialisée imposée  par l’ultralibéralisme. Il existe également des « fausses » personnalités, « clivées », « comme si » : chez ces adolescents (ou jeunes adultes) en apparence bien socialisés, et dotés de performances techniques plus ou moins appréciables (conformité au « comment »), les crises affectives inabordables (soustraites au « pourquoi » du langage et de la pensée, et en ce sens « muettes ») se manifestent brusquement dans des conduites destructrices, au grand étonnement  des proches qui ne se doutaient de rien... En dessous du « heurt de religions », la déliaison nihiliste est plus grave que les conflits interreligieux, parce qu'elle saisit plus en profondeur les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction du besoin de croire pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui.

Ces états limites ne se refugient pas dans les hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les catastrophes sociopolitiques, telle l’abjection de l’extermination que fut la Shoah, une horreur qui défie la raison. De nouvelles formes de mal extrême se répandent aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies d’idéalité. Seraient-elles « sans pourquoi » ?

La mystique et la littérature le disent. L’expérience psychanalytique, quant à elle,  ne se contente pas non plus d’être un « moralisme compréhensif » (contre lequel Lacan mettait en garde les psychanalystes). Dans l’intimité du transfert-contretransfert, elle cherche à affiner l’interprétation  de cette malignité potentielle de l’appareil psychique qui se révèle dans les maladies d’idéalité.

 La psy  se réinvente

Souad est une jeune fille de 14 ans, de famille musulmane. Elle avait été suivie pour anorexie : lente mise à mort du corps, tuer la femme et la mère en soi, abandonnées et incomprises.  Deux ans plus tard, l’état de guerre de Souad a changé.  Burqa, silence, et Internet où, avec des complices inconnus, elle taxe sa famille d’ « apostats, pires que les mécréants », et prépare son voyage « là-bas », pour se faire épouse occasionnelle de combattants polygames, mère prolifique de martyrs ou kamikaze elle-même.

Souad a commencé les entretiens avec l'équipe mutilculturelle et mixte de psychothérapie analytique par provoquer en disant qu’elle était un « esprit scientifique », forte en maths et physique-chimie, et que « seul Allah disait vrai et pouvait la comprendre ». La littérature « ne lui disait rien » et elle « détestait les cours de français et de philo » qu’elle « séchait au possible ».Mais Souad a trouvé du plaisir à se raconter, à jouer avec l’équipe,  des transferts éclatés et ténus se profilant,  comme avec une nouvelle famille recomposée, à rire avec les autres et d’elle-même. A renouer avec le français ; à apprivoiser avec le langage ses pulsions destructrices et ses sensations en souffrance. D’autres ados accompagnés par l’équipe fréquentaient des ateliers d’écriture et de théâtre. Souad leur a emprunté un livre de poèmes arabes traduits en français. Elle sèche moins les cours de français. Et elle a remis son jean.

Roland Barthes écrivait que si vous retrouvez la signification dans la plénitude d’une langue, « le vide divin ne peut plus menacer ». Le trop plein du divin totalitaire non plus. Souad n’en est pas encore là. Ce sera une longue marche. Elle aurait investi récemment une thérapeute,  avec laquelle elle est en train d’élaborer la reliance maternelle. Mais combien de jeunes filles n’auront pas sa chance de rencontrer  une écoute analytique ? Et de renouer avec une identité en mouvement ?

 

Quelle liberté?

La liberté n’est pas une notion psychanalytique. Freud n’emploie  que rarement le terme de « poussée libertaire » (Freitheitsdrang:  essentiellement ambivalente, à la fois révolte contre l’injustice et source de progrès, mais aussi individualisme indompté hostile à la civilisation ; freinée par le besoin de sécurité et, dès les débuts de l’hominisation, juguler  par la conscience morale qui impose  le renoncement à la liberté pulsionnelle.   Si l’on ne peut que souscrire à ce raisonnement, force est de constater cependant que l’expérience analytique  propose  une autre version de la liberté, qui s’appuie sur la possibilité du transfert-contretransfert d’optimaliser la vie psychique, pour établir de nouveaux liens et développer des créativités (car telle fut l’éthique qui préside aux fondation de la psychanalyse , bien que la formulation en revienne à Winnicott). Cette vision de la liberté comme accompagnement et optimalisation de la vie psychique s’inscrit dans un courant philosophique, lui aussi d’inspiration kantienne, selon  lequel la liberté n’est pas une révolte-négation des interdits, contraintes ou obstacles de la poussée hormonale, électrique ou libidinale ; la liberté est une initiative, un  recommencement de soi dans le temps : Selbstanfang ( Kant). « self-beginning ».  Mais tandis que certains tendent à enfermer cette liberté-initiative dans la liberté d’entreprendre, dans les procédures de l’adaptation à la production-reproduction-communication-marketing ; d’autres, au contraire, privilégient, dans l’initiative, la découverte de la liberté-révélation par et dans la rencontre avec l’autre.

    Beaucoup de jeunes filles et femmes  confondent la liberté avec le choix: “et si c’était mon choix de porter la burqa, d’aller au Daesh?” Souad est en train de découvrir que la liberté  n’est pas un  choix ( dans un supermarcher), mais une  construction-dépassement de soi avec et vers l’altérité de l’autre. Tandis que la vielle Europe s’essouffle en mesures socio-politiques et juridiques impuissantes, et que de l’autre côté de l’Atlantique les frustrés de la globalisation  se laissent séduire par le schéma binaire  gagnant/perdant et par le pathos vengeur de la politique spectacle,  notre engagement pour la vie psychique  s’annonce  indispensable, ardu  et de longue haleine. Pour approfondir et disséminer  cette liberté vitale que nous cherchons à faire advenir au plus intime de ceux qui nous font confiance,  et même chez    ceux qui répandent le mal radical, - il nous faut solliciter  des complicités, disséminer notre pratique, et sans relâche approfondir et innover notre  recherche. 

   Alors, on reparlera  de la psychanalyse, dans 90 ans et après.  

 

 

 

Julia Kristeva



Colloque de la SPP La vie psychique, à tout prix. L'effroi peut-il s'élaborer?

1926-2016 : Colloque du 90e anniversaire, 19 novembre 2016


[1] J. Kristeva « L’adolescence, un syndrome d’idéalité » (2005), in La Haine et le Pardon, Fayard, 2005, p. 447-460.

[2] Cf. J. Kristeva, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 2007.

 


 

 

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JK