La vie
                  psychique en temps de détresse
  
                
                   
                
                Une mutation anthropologique: le passé hyper-composé
                  
                
                L’effroi, les traumas, les travaux présentés tout au long
                  de cette journée  ont remis et
                  maintenu à flot une question qui nous rassemble aujourd’hui : 90 ans, et
                  après ?  Elle nous confronte à
                  la temporalité paradoxale  de notre
                  expérience transféro-contretransférencielle.  Dans « Constructions en analyse »
                  (1937), Freud avait insisté  aussi
                  bien sur la part d’hallucination, cette « sorte de
                  « folie »    devenue méthode pour atteindre le hors-temps de l’inconscient,  que sur sa dimension  temporelle incommensurable et cependant
                  accessible comme en archéologie, et qu’il appelle ailleurs « une vérité
                  historique » (« Histoire d’une névrose infantile », L’homme aux
                  loups, 1918).   Il nous lègue
                  une  temporalité complexe, délire et
                  histoire multipliés par deux, à laquelle Francis Pasche a donné le nom de « passé  recomposé » et qu’Ilse Barande n’a pas
                  manqué de reprendre.
  
                
                Mais le XXe siècle a troué le temps historique par ce
                  crime sans précédent contre l’humanité qu’est la Shoah, et le devoir de mémoire
                  se heurte implacablement au refoulement, aux mécanismes de défense, voire a
                  déni.  L’essor des sciences et de  techniques au troisième millénaire  prolonge la durée de la vie humaine et
                  modifie les possibilité de sa reproduction ; le spectacle, l’hyperconnexion et le virtuel   bousculent  le contenant familial quand ils ne le
                  remplacent pas ; les anciens ajustements  entre le sens et le sensible, entre la
                  parole, l’écriture et les autres « langages » ne tiennent plus; ///le transhumanisme  accomplit la théorie de l’homme-machine ; et l’immortalité serait à
                  la portée des automates androïdes qui “se parlent” entre eux dans des” langues”
                  qui échappent à leurs concepteurs./// Jamais la temporalité n’a été a été aussi
                  ouverte: ///des  vibrations du fond
                  cosmique en passant par les grottes préhistoriques et jusqu’aux simulations de
                  l’expansion cosmique///. Mais puisque, de même,  les inégalités d’y accéder n’ont jamais
                  été aussi drastiques, frustrantes et explosives,  jamais les humains n’ont vécu des
                  temporalités aussi hétérogènes, d’un endroit du globe à l’autre, d’une
                  communauté à l’autre, d’un individu à l’autre – qui se superposent et s’aaffrontent  en
                  chacun de nous, malgré et avec la banalisation en cours des comportements et
                  des valeurs.
  
                
                     Ce contexte impacte durablement l’appareil psychique (hérité de Freud et
                  quels qu’en soient les remaniements par les générations des post-freudiens ), et accentue les
                  symptômes hystéro-obessionnels en les fragilisant,
                  tout en le rendant perméables aux fragmentations psychotiques, aux
                  incorporations somatiques et à l’érotisation de la pulsión de mort,  - que j’ai appelé ces
                  affectations “Le nouvelles maladies de
                    l’âme” (1993)
  
                
                
                   
                
                Héritiers de Freud, les psychanalystes savent que les
                  constructions  culturelles non
                  seulement  inscrivent le temps
                  historique dans le plus intime du moi ; elles apparaissent aussi  telles qu’elles,  en tant que substituts culturels des
                  conflits intrapsychique,  dans
                  l’évolution des idéaux du moi : le culturel étanche, attise, mais il peut
                  aussi dépasser la cruauté tout autant que l’épuisement des mouvements
                  pulsionnels. Mais le culturel n’est pas de « tous temps ». La
                  mutation que nous sommes en train de vivre confère  une place inédite aux constructions
                  dites culturelles et modifie leur rôle dans la construction et la
                  déconstruction du psychisme.  Dans
                  ce contexte, le processus analytique  n’est pas  seulement une
                  reconstruction du passé re-composé :  le processus analytique  reconstruit une temporalité hyper-composée.  
  
                
                  Par delà le
                  numérique  hyperconnecté,
                  j’entends par  «hyper-composée »
                  la nécessité exorbitante  pour la
                  psychanalyse d’appréhender  l’empilement des traditions cultutrelles émérgentes et des
                  prouesses multimédiatiques, pour mieux déceler les
                  “nouvelles maladies de l’âme”.  Et je  fais un pari. Cette temporalité hyper- recomposée de la psychanalyse  est  à contre-courant de la nouvelle
                  complexité  temporelle  et de ses moyens d’expression,- que parce
                  que pla psychanalyse est en mesure de les assumer, de les utiliser et de les sonder.
  
                
                   Il ne
                  s’agit pas  de devenir des “spécialistes”
                  de  ses différentes composantes de
                  la modernité.  Mais de  garder  présent à l’esprit l’héroïsme de Freud,
                  qui a d’emblé située sa découverte dans la pluralité des mémoires culturelless, sans négliger l’actualité: pour les réévaluer.  Davanatage encoré, il nous faut   décupler d’audace, pour tenir compte de
                  l’immersion de nos analysants dans  cette  nouvelle complexité
                  culturelle à laquelle ils s’adaptent, qui les rejette ou dont ils souffrent,
                  afin  de faire advenir le hors-temps
                  de l’inconscient dans la dynamique  d’identification-désidentification:
                  dans la chair des mots dévitalisés, des actings destructeurs et des silences mortifères.
  
                
                    
                  
                
                Questions, risques et
                  défis
                  
                
                Plusieurs questions se posent dès lors :
                  
                
                
                  
                  1.    
                  
                  Celle
                    de la formation de l’analyste, de sa curiosité et de la disponibilité trans-culturelle de son écoute ;
  
                  
                
                  
                  2.    
                  
                    Celle la prise en compte des autres
                    « langages » dans la cure par la parole. Beaucoup d’entre  nous ont été déjà  confrontés à la  la toxicité
                    iconique mais aussi sa plasticité  des images qui permet de figurer –
                    ou d’obturer ?-  des conflits
                    infra- et trans-verbaux. J’ai exposé aux samedis de
                    la SPP comment  j’ai accepté d’introduire
                    les peintures du patient dans le cadre, et de les interpréter dans le
                    transfert-contretransfert,- ce qui  a permis de lever les défenses phobo-obsessionnelles,
                    d’interpréter le narcissisme, l’oralité et l’analité dans le transfert, de
                    déclencher l’agressivité et, ainsi seulement, de rendre  possible l’association libre et la
                    perlaboration des désirs et des conflits dans la relation d’objet.
  
                  
                
                  
                  3.    
                  
                  Par
                    delà le cadre de la cure analytique à proprement parler, et tout en affinant le
                    processus analytique comme en témoignent les travaux de cette journées, je
                    soutiens qu’une véritable dissémination de  l’écoute et de la parole analytique  s’impose : dans  les divers accompagnements  psycho-thérapiques,
                    dans les approches éducatives, ainsi que dans les divers types de formations
                    plus ou moins continues qui fleurissent  en entreprise et ailleurs. L’exemple que
                    je donnerais à la Maison de Solenne confirme, me semble-t-il, la nécessité de
                    cette dissémination.
  
                  
                
                  
                  4.    
                  
                  Enfin,
                    parler psychanalyse dans le débat public participe du même esprit.  Ces interventions-interprétations
                    publiques s’adressent au refoulement et au clivage qui structurent  immanquablement les comportements et les
                    clivages des mises en scène politiques et du pacte politique lui-même.  Elles constituent  une sorte d’acting qui expose l’analyste  à l’identification et à la désidentification  avec les malaises de la
                    civilisation : c’est un risque que Freud et les analystes des générations
                    avant nous ne se sont pas épargné,  et qui demeure  assez  rare aujourd’hui, bien que la modernité
                    nous l’impose  davantage encore. En
                    signifiant la présence et la vigilance  de la psychanalyse dans le contexte actuel, nous affrontons, outre les
                    inévitables défenses consubstantielles
                    à la pratique analytique,  le discrédit ou le déni dont souffre notre travail, et nous ouvrons une voie  à  une meilleure  prise de
                    connaissance  de notre
                    spécificité,  voire à l’engagement pour
                    certains dans une cure analytique strictu sensu.  Evidemment, c’est à chacun, selon sa
                    singularité personnelle et sa propre pratique
                    clinique  de la psychanalyse, de
                    trouver la manière spécifique,  ou
                    non, pour agir la parole psychanalytique hors cadre.
  
                  
                 
                  
                
                 Dans le débat public
                  
                
                  Mon histoire personnelle m’a préparée à
                  ce qu’on appelle une interdisciplinarité. Elle me permets d’associer  mes états oniriques – ladite
                  « folie » devenue moyen d’investigation- aux symptômes historiques de
                  cette mémoire hyper-connectée  qui
                  nous rattrape aussi lorsque nous écoutons nos patients. Depuis la fin des
                  années 80  j’ai reçu en
                  psychothérapie analytique des adolescents, entre autre de l’Ecole expérimentale
                  de Bonneuil et je me suis intéressée à la structure
                  spécifique de l’adolescent,  qui
                  se  prolonge et persiste à l’âge
                  adulte : à sa « maladie d’idéalité »; au besoin de croire et le
                  désir de savoir- que j’ai développé en reprenant les notions freudienne de l’attente croyante (« gläube  Erfarung ») et de l’identification primaire, directe et immédiate (Einfühlung) – comme  prémices de l’Idéal du Moi; puis à la liaison et à la déliaison selon André Green.  J’ai approfondi  mes  connaissances en histoire des  religions ainsi que  de la philosophie des Lumières ; de
                  la déconstruction du continent religieux, de ses illusions et ses abus
                  liberticides. Sans oublier les limites de cette  « coupure avec le fil de la
                  tradition » (selon Tocqueville et H. Arendt), qui a eu lieu dans la
                  tradition gréco-judéo-chrétienne et nulle part ailleurs, et  que Freud  nous apprend  à traverser en amont,  pour en analyser les  ressorts inconscients et les
                  pièges : interminable « avenir d’une illusion ». J’étais frappée
                  par la percée du gangstéro- l’intégrisme, notamment
                  islamiste, kamikazes et décapitation, et j’ai conçu une exposition sur le thème
                  de la Décollation dans l’art occidental, au Louvres (1998): représentations-sublimations
                  Méduse, David et Goliath,Judith et Holopherne, saint Jean Baptiste…  J’ai poursuivi cette recherche  dans mon  séminaire doctoral, le Besoin de croire
                  ( à l’ Univerité Patris 7)
                  qui, depuis trois ans  et sur
                  l’invitation de notre collègue le  Prof. Marie-Rose Moro,  s’est
                  transformé en un séminaire théorico-clinique commun, à la Maison de Solenn,  Maison
                  des adolescents ( Hôpital Cochin). Les diverses interventions dans des forums
                  interdisciplinaires, avec philosophes, théologiens, écrivains et artistes et
                  bien sûr des psychanalystes, qui m’ont étaient demandées m’ont convaincue qu’une
                  nouvelle anthropologie se cherche, dans laquelle la psychanalyse  a une place à prendre. Une place  à nulle autre
                    pareille car, contrairement aux autres sciences humaines  et aux idéologies, la  psychanalyse ne se contente pas
                  d’interpréter, elle accompagne les acteurs et les victimes  des traumas.
  
                Comment peut-on être djihadiste ? Depuis  le massacre à Charlie Hebdo, Hyper
                  Casher, Bataclan, Nice et j’en passe : 234 morts, 785 blessés.     
  
                
                 Pour préparer
                  l’interlocuteur à recevoir la parole d’une psychanalyste, je choisis de
                  m’adresser à un discours que j’estime complice  de l’éthique freudienne : la
                  philosophie politique de Kant et de ceux qui s’en inspirent, fussent-ils en
                  désaccord avec la théorie de l’inconscient, H. Arendt en l’occurrence. J’avance
                  aussi une succincte  interprétation
                  du gangstéro- islamiste, en m’appuyant sur les
                  avancées de Freud et des psychanalystes modernes dans ce domaine. J’introduits
                  l’approche  clinique  de cette figure majeure des tueries
                  qu’est l’adolescent, son besoin de croire, sa maladie d’idéalité, sa déliaison . Et je présente une vignette illustrant  l’accompagnement des adolescents en voie
                  de radicalisation à la Maison de Solenn.
  
                
                Qu’est-ce que le « mal radical » ?
                  
                
                Emmanuel Kant avait employé
                  l’expression pour nommer le désastre de certains humains qui considèrent
                  d’autres humains superflus, et les exterminent froidement. Hannah
                  Arendt avait dénoncé ce mal absolu dans la Shoah.
  
                
                Aujourd’hui, les adolescents
                  de nos quartiers, issus pour moitié de familles musulmanes, et pour moitié de
                  familles chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible
                  où se délite, en abîme du pacte social, le lien hominien lui-même (le conatus de
                  Hobbes et de Spinoza). Et la reliance entre les
                  vivants parlants explose dans un monstrueux déchaînement de la pulsion de mort.
  
                
                 
                  
                
                Comment et pourquoi 
                  
                
                Je ne saurais développer les
                  causes géopolitiques et théologiques de ce phénomène : la responsabilité
                  du post-colonialisme, les failles de l’intégration et de la scolarisation, la
                  faiblesse de « nos valeurs » qui gèrent la globalisation à coups de
                  pétrodollars appuyés sur des frappes chirurgicales, le rétrécissement du
                  politique en serviteur de l’économie par une juridiction plus ou moins soft ou hard….
  
                
                 Certains ont  le courage d’interroger l’Islam dans son
                  rôle de législateur absolu (code de procédures régulatrices, une
                  « orthodoxie normative »  (selon Abdenour Bidar)  qui n’interprète pas  le canon religieux,  mais le réduit au « comment  s’organiser entre nous » pour appliquer ses impératifs) ; et ces
                  chercheurs  invitent leurs
                  coreligionnaires à questionner leur rituel contraignant, à l’historiciser, à le
                  contextualiser : pourquoi ? quand ? avec qui ? Pourquoi cette prédominence du comment sur le pourquoi ? Serait-ce parce qu’Allah rappelle, davantage que le
                  Dieu de la Bible et des Évangiles, le « Premier Moteur immobile »
                  qu’Aristote avait placé à la périphérie de l’Univers, et que par conséquent ce
                  divin-là n’entretient pas de rapport paternel avec le fidèle ? Il
                  manquerait, dit-on, à l’Islam un approfondissement du « meurtre du
                  père » dont les conséquences ont transformé, dans l’histoire de
                  l’humanité, la « horde primitive » en « pacte social ».
                  Cette élucidation du parricide sous-jacent à la réglementation, du meurtre en
                  doublure de la Loi, qui s’est produite dans le judaïsme et le christianisme, a
                  ouvert la voie à l’infini retour rétrospectif sur l’hainamoration (Lacan) constitutive du lien
                  anthropologique ; pourtant, cette élucidation n’a pas empêché les
                  croisades, les guerres de Religion et les pogromes. Et inversement, quelque
                  mécanique et inabordable que puisse apparaître l’Absolu coranique ainsi perçu
                  comme un « moteur immobile », force est de reconnaître qu’il n’a pas
                  interdit que se développent dans l’Islam une grande école
                  « rationaliste » de savants et de philosophes, et un puissant courant
                  mystique de poètes, qui devaient féconder la culture européenne…
  
                
                Les crises endémiques de la
                  globalisation en cours, et l’impuissance de l’Europe en elle, ne facilitent pas
                  ce processus de réévaluation des valeurs. Mais elles rendent nécessaire une
                  refondation nouvelle, spécifique, à réinventer, sans suivre aucun modèle préalable, fût-il celui des Lumières. D’autant que la  pensée procédurale de la modernité
                  entrepreneuriale, le comment à la place du pourquoi,
                  l’assujettissement au calcul technique, le retrait des individus
                  interconnectés, avec mort à soi et exaltation virtuelle, ne
                  sont pas en contradiction avec des comportements rituels d’un autre âge :
                  nos barbaries modernes se reconnaissent dans les anciennes et vice versa, leurs
                  logiques sont compatibles.
  
                
                J’entends l’effroi de cette
                  passante qui dépose des fleurs au Bataclan et interroge le micro tendu :
                  « Comment peut-on être djihadiste ? Quels sont leurs états
                  d’âme ? Peut-on faire quelque chose ? » Ces dimensions de
                  l’état de guerre ne sont pas secondaires. Elles participent du volet préventif
                  de l’état de guerre : en amont des mesures punitives, sécuritaires ou
                  militaires, il ne suffit pas de repérer comment procèdent les djihadistes sur
                  internet ou dans les prisons, pour recruter leurs exécuteurs du djihad ;
                  ni même de bombarder leurs territoires et d’envoyer des soldats au sol. Il
                  importe d’accompagne les candidats au djihad en voie de radicalisation, avant
                  qu’ils ne rejoignent les camps de Daesh, pour revenir
                  en kamikazes ou, éventuellement, en repentis plus ou moins sincères, pour une
                  éventuelle déradicalisation.
  
                
                L’écoute psychanalytique  est partie prenante de cet
                  accompagnement. Pourquoi « la pulsion de mort » remplace-t-elle –
                  au  travers de  l’adhésion à un corpus religieux - le
                  besoin pré-religieux, anthropologique de croire chez les adolescents qu’on dit « fragiles » ?.
  
                
                Besoin de croire
                  
                
                Deux expériences psychiques confrontent le clinicien à cette composante
                  anthropologique universelle que j’appelle  le besoin de croire pré-religieux.
  
                
                La première renvoie à ce que
                  Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit non sans
                  réticences, comme le « sentiment océanique » avec le contenant
                  maternel (Malaise dans la civilisation, 1929). La seconde concerne
                  l’« investissement » : Besetzung (all),  Cathexis (
                    anglais)- °kred en sanscrit, °amuna en hébreu, °credo en latin – qui opère dans
                  l’ « identification primaire » avec le « père de la
                  préhistoire individuelle » : amorce de l’Idéal du moi, ce « père
                  aimant », antérieur au père œdipien qui sépare et qui juge, aurait les
                  « qualité des deux parents » (Le Moi et le Ça, 1923).
  
                
                La croyance dont il s’agit
                  n’est pas une supposition mais, au sens fort, une certitude inébranlable :
                  plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve comme une sur-vie exorbitante, indistinctement sensorielle et
                  mentale, à proprement parler ek-statique (dans le
                  « sentiment océanique ») et dépassement de soi dans la
                  « transcendance » de ce premier tiers qu’est le père
                  (l’« unification » avec la paternité aimante). 
  
                
                Le besoin de croire satisfait
                  et offrant les conditions optimales pour le développement du langage apparaît
                  comme le fondement, sur lequel pourra se développer une autre capacité,
                  corrosive et libératrice : le désir de savoir.
  
                
                 
                  
                
                L'adolescent est un croyant
                  
                
                La curiosité insatiable de
                  l'enfant-roi, qui sommeille dans « l'infantile » de chacun de nous (S.
                  Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, 1905) fait de
                  lui un « chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens éveillés,
                  veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En
                  revanche,  l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une réorganisation
                  psychique sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser les parents, la
                  société, le monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale, ouvrir le temps
                  dans l’instant, l’éternité maintenant. L’adolescent est un
                  « croyant » qui surplombe le « chercheur en laboratoire »
                  et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue
                  des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa portée, car il est
                  résorbé dans l’investissement, l’objet est confondu avec le besoin de croire ;
                  le paradis est une création d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et
                  Béatrice, Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion
                  assimilatrice pour la relation d'objet : la foi veut tout, elle est
                  potentiellement intégriste, comme l'est l'adolescent. Nous sommes tous des
                  adolescents quand nous sommes des passionnés de l'absolu, ou de fervents
                  amoureux. Freud ne s'est pas occupé suffisamment des adolescents parce qu'il
                  était lui-même le plus incroyant, le plus irréligieux des humains qui n’aient
                  jamais existé.
  
                
                Cependant, cette croyance que
                  la satisfaction absolue existe est continûment menacée, voire mise en échec,
                  car nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et la réalité
                  impose frustrations et contraintes. L’adolescent, soufflé par son pseudo-objet
                  idéal, éprouve cruellement l'impossibilité de sa croyance. Alors, l’échec de la
                  passion en quête d'objet s'inverse en punition et autopunition, avec le cortège
                  de souffrances que connaît l'adolescence passionnée : la
                  déception-dépression-suicide ; la poussée destructrice de
                  soi-avec-1'autre : le vandalisme de la petite délinquance ; la
                  toxicomanie qui abolit la conscience, mais réalise la croyance en l'absolu de
                  la régression orgasmique dans une jouissance hallucinatoire ; les
                  adolescentes anorexiques qui attaquent la lignée maternelle et révèlent le combat
                  de la jeune fille contre la féminité, au profit d'un surinvestissement de la
                  pureté-et-dureté du corps, dans le fantasme d'une spiritualité, elle aussi
                  absolue, où le corps tout entier disparaît dans un au-delà à forte connotation
                  paternelle.
  
                
                 
                  
                
                Croyance et nihilisme : les
                  maladies de l'âme
  
                Structurée par l'idéalisation,
                  l'adolescence est une maladie de
                    l'idéalité (Jeannine Chasseguet-Smirgel) : soit
                  l'idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose ne s'adapte pas à la
                  pulsion pubertaire et à son besoin de partage avec un objet absolument
                  comblant, sans manque. Nécessairement exigeante ET hantée par l’impossible, la
                  croyance adolescente se  déroute  dans la perversion, elle côtoie ainsi et inexorablement le nihilisme
                    adolescent : le génie de Dostoïevski fut le premier à sonder ces
                  nihilistes possédés. Puisque le paradis existe (pour l'inconscient), mais
                  « il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité), je ne peux que « leur » en
                  vouloir et me venger : la délinquance s'ensuit. Ou bien : puisque ça existe
                  (dans l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoivent ou me manquent, je
                  ne peux que m'en vouloir et me venger sur moi-même contre eux : les mutilations
                  et les attitudes autodestructrices s'ensuivent.
  
                
                La déliaison
                  
                
                Endémique et sous-jacente à toute
                  adolescence, la maladie d’idéalité risque d’aboutir à en une désorganisation psychique profonde, si le contexte
                  traumatique, personnel ou socio-historique s’y  prête. L’avidité de
                  satisfaction absolue  se résout en destruction de tout ce qui n’est
                  pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et l’autre, le dedans
                  et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun
                  « objet » ne subsiste pour ces « sujets » qui n’en sont
                  pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André
                  Green, La Déliaison, 1971-1992), avec ses deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation.
                  Où seule triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal. 
  
                
                Déni ou ignorance, notre
                  civilisation sécularisée n’a plus de rites d’initiation pour les adolescents.
                  Epreuves ou joutes, jeûnes et mortifications mis en récits et dotés de valeurs
                  symboliques, ces pratiques culturelles et cultuelles, connues depuis la
                  préhistoire et qui demeurent dans les religions constituées, authentifiaient le
                  syndrome d’idéalité des adolescents et aménageaient des passerelles avec la
                  réalité communautaire. La littérature, en particulier le roman dès qu’il
                  apparaît à la Renaissance, savait narrer les aventures initiatiques de héros
                  adolescents : le roman européen est un roman adolescent. L’absence de ces
                  rites laisse un vide symbolique, et la littérature- marchandise ou spectacle
                  est loin de satisfaire aujourd’hui les angoisses de ce croyant nihiliste qu’est
                  l’adolescent internaute qui préfère les jeux vidéo aux livres. Le virtuel les
                  attise tout au plus, et sans relais avec les épreuves de la complexité
                  existentielle.
  
                
                Aux XIXe et XXe siècles,
                  l’enthousiasme idéologique révolutionnaire, qui « du passé faisait table
                  rase », avait pris le relais de la foi : la « Révolution »
                  a résorbé le besoin de se transcender, et le temps idéal de la promesse s’est
                  ouvert, avec l’espoir que l’ « homme nouveau », femme comprise,
                  saurait jouir enfin d’une satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne
                  mette fin à cette utopie mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la
                  pulsion de mort dans l’ « ennemi de classe », et réprimé la
                  liberté de croire et de savoir.
  
                
                En dessous du heurt des
                  religions
  
                Prise au dépourvu par le
                  malaise des adolescents, la morale laïque semble incapable de satisfaire leur
                  maladie d’idéalité. Le traitement religieux de la révolte se trouve lui-même
                  déconsidéré. Les quiétistes ne parviennent pas à assurer l'aspiration paradisiaque
                  de ce croyant paradoxal ; les intégriste poussent au trafic de drogues et d’armes
                  de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste, parce que pathétiquement
                  idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré, désocialisé dans l'impitoyable
                  migration mondialisée imposée  par l’ultralibéralisme. Il existe
                  également des « fausses » personnalités, « clivées »,
                  « comme si » : chez ces adolescents (ou jeunes adultes) en
                  apparence bien socialisés, et dotés de performances techniques plus ou
                  moins appréciables (conformité au « comment »), les crises affectives
                  inabordables (soustraites au « pourquoi » du langage et de la pensée,
                  et en ce sens « muettes ») se manifestent brusquement dans des
                  conduites destructrices, au grand étonnement  des proches qui ne se
                  doutaient de rien... En dessous du
                  « heurt de religions », la déliaison nihiliste est
                  plus grave que les conflits interreligieux, parce qu'elle saisit plus en
                  profondeur les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction
                  du besoin de croire pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour
                  autrui.
  
                
                Ces états limites ne se
                  refugient pas dans les hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les
                  catastrophes sociopolitiques, telle l’abjection de l’extermination que fut la
                  Shoah, une horreur qui défie la raison. De nouvelles formes de mal extrême se
                  répandent aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies
                  d’idéalité. Seraient-elles « sans pourquoi » ?
  
                
                La mystique et la littérature
                  le disent. L’expérience psychanalytique, quant à elle,  ne se
                  contente pas non plus d’être un « moralisme compréhensif » (contre
                  lequel Lacan mettait en garde les psychanalystes). Dans l’intimité du
                  transfert-contretransfert, elle cherche à affiner
                  l’interprétation  de cette malignité potentielle de l’appareil
                  psychique qui se révèle dans les maladies d’idéalité.
  
                
                 La psy  se réinvente
                  
                
                Souad est une jeune fille de 14 ans, de famille
                  musulmane. Elle avait été suivie pour anorexie : lente mise à mort du
                  corps, tuer la femme et la mère en soi, abandonnées et incomprises.  Deux ans plus tard, l’état de guerre de
                  Souad a changé.  Burqa,
                  silence, et Internet où, avec des complices inconnus, elle taxe sa famille
                  d’ « apostats, pires que les mécréants », et prépare son voyage
                  « là-bas », pour se faire épouse occasionnelle de combattants
                  polygames, mère prolifique de martyrs ou kamikaze elle-même.
  
                
                Souad a commencé les entretiens avec l'équipe mutilculturelle et mixte de psychothérapie analytique par
                  provoquer en disant qu’elle était un « esprit scientifique », forte
                  en maths et physique-chimie, et que « seul Allah disait vrai et pouvait la
                  comprendre ». La littérature « ne lui disait rien » et elle
                  « détestait les cours de français et de philo » qu’elle
                  « séchait au possible ».Mais Souad a trouvé du plaisir à se raconter,
                  à jouer avec l’équipe,  des
                  transferts éclatés et ténus se profilant,  comme avec une nouvelle famille recomposée, à rire avec les autres et
                  d’elle-même. A renouer avec le français ; à apprivoiser avec le langage
                  ses pulsions destructrices et ses sensations en souffrance. D’autres ados
                  accompagnés par l’équipe fréquentaient des ateliers d’écriture et de théâtre.
                  Souad leur a emprunté un livre de poèmes arabes traduits en français. Elle
                  sèche moins les cours de français. Et elle a remis son jean.
  
                
                Roland Barthes écrivait que si vous retrouvez la
                  signification dans la plénitude d’une langue, « le vide divin ne peut plus
                  menacer ». Le trop plein du divin totalitaire non plus. Souad n’en est pas
                  encore là. Ce sera une longue marche. Elle aurait investi récemment une thérapeute,  avec laquelle elle est en train
                  d’élaborer la reliance maternelle. Mais combien de jeunes
                  filles n’auront pas sa chance de rencontrer  une écoute analytique ? Et de
                  renouer avec une identité en mouvement ?
  
                
                
                   
                
                Quelle liberté?
                  
                
                La liberté n’est pas une notion psychanalytique. Freud
                  n’emploie  que rarement le
                  terme de « poussée libertaire » (Freitheitsdrang) :  essentiellement ambivalente, à la fois révolte contre l’injustice et source de progrès, mais
                  aussi individualisme indompté hostile à la civilisation ; freinée par le
                  besoin de sécurité et, dès les débuts de l’hominisation, juguler  par la conscience morale qui impose  le renoncement à la liberté
                  pulsionnelle.   Si l’on ne peut
                  que souscrire à ce raisonnement, force est de constater cependant que
                  l’expérience analytique  propose  une autre version de
                  la liberté, qui s’appuie sur la possibilité du transfert-contretransfert
                  d’optimaliser la vie psychique, pour
                  établir de nouveaux liens et développer des créativités (car telle fut
                  l’éthique qui préside aux fondation de la psychanalyse , bien que la formulation en revienne à Winnicott). Cette vision de la liberté
                  comme accompagnement et optimalisation de la vie psychique s’inscrit dans un courant philosophique, lui aussi
                  d’inspiration kantienne, selon  lequel la liberté n’est pas
                  une révolte-négation des interdits,
                  contraintes ou obstacles de la poussée hormonale, électrique ou libidinale ; la liberté est une initiative, un  recommencement de soi dans le
                  temps : Selbstanfang ( Kant). « self-beginning ».  Mais tandis que certains tendent à
                  enfermer cette liberté-initiative dans la liberté
                    d’entreprendre, dans les procédures de l’adaptation à la
                  production-reproduction-communication-marketing ; d’autres, au contraire,
                  privilégient, dans l’initiative, la
                  découverte de la liberté-révélation par et dans la rencontre avec l’autre.
  
                
                    Beaucoup de jeunes filles et femmes  confondent la liberté avec le choix:
                  “et si c’était mon choix de porter la burqa, d’aller
                  au Daesh?” Souad est en train de découvrir que la liberté  n’est pas un  choix ( dans un supermarcher),
                  mais une  construction-dépassement de soi avec et vers l’altérité de l’autre. Tandis
                  que la vielle Europe s’essouffle en mesures socio-politiques et juridiques
                  impuissantes, et que de l’autre côté de l’Atlantique les frustrés de la
                  globalisation  se laissent séduire
                  par le schéma binaire  gagnant/perdant et par le pathos vengeur de la politique spectacle,  notre engagement pour la vie
                  psychique  s’annonce  indispensable, ardu  et de longue haleine. Pour approfondir
                  et disséminer  cette liberté vitale
                  que nous cherchons à faire advenir au plus intime de ceux qui nous font
                  confiance,  et même chez    ceux qui répandent le mal radical, - il
                  nous faut solliciter  des
                  complicités, disséminer notre pratique, et sans relâche approfondir et innover
                  notre  recherche.  
  
                
                   Alors,
                  on reparlera  de la psychanalyse,
                  dans 90 ans et après.   
  
                
                 
                
                   
                
                
                   
                
                Julia Kristeva
                  
                
                
                  
                
                
                  Colloque de la SPP La vie psychique, à tout prix. L'effroi peut-il s'élaborer?
                1926-2016 : Colloque du 90e anniversaire,  19 novembre 2016
                
                  
                  
                
                [1] J. Kristeva « L’adolescence, un syndrome d’idéalité » (2005),
                  in La Haine et le Pardon, Fayard, 2005, p. 447-460.
  
                
                [2] Cf. J. Kristeva, Cet incroyable besoin de
                  croire, Bayard, 2007.