La vie
psychique en temps de détresse
Une mutation anthropologique: le passé hyper-composé
L’effroi, les traumas, les travaux présentés tout au long
de cette journée ont remis et
maintenu à flot une question qui nous rassemble aujourd’hui : 90 ans, et
après ? Elle nous confronte à
la temporalité paradoxale de notre
expérience transféro-contretransférencielle. Dans « Constructions en analyse »
(1937), Freud avait insisté aussi
bien sur la part d’hallucination, cette « sorte de
« folie » devenue méthode pour atteindre le hors-temps de l’inconscient, que sur sa dimension temporelle incommensurable et cependant
accessible comme en archéologie, et qu’il appelle ailleurs « une vérité
historique » (« Histoire d’une névrose infantile », L’homme aux
loups, 1918). Il nous lègue
une temporalité complexe, délire et
histoire multipliés par deux, à laquelle Francis Pasche a donné le nom de « passé recomposé » et qu’Ilse Barande n’a pas
manqué de reprendre.
Mais le XXe siècle a troué le temps historique par ce
crime sans précédent contre l’humanité qu’est la Shoah, et le devoir de mémoire
se heurte implacablement au refoulement, aux mécanismes de défense, voire a
déni. L’essor des sciences et de techniques au troisième millénaire prolonge la durée de la vie humaine et
modifie les possibilité de sa reproduction ; le spectacle, l’hyperconnexion et le virtuel bousculent le contenant familial quand ils ne le
remplacent pas ; les anciens ajustements entre le sens et le sensible, entre la
parole, l’écriture et les autres « langages » ne tiennent plus; ///le transhumanisme accomplit la théorie de l’homme-machine ; et l’immortalité serait à
la portée des automates androïdes qui “se parlent” entre eux dans des” langues”
qui échappent à leurs concepteurs./// Jamais la temporalité n’a été a été aussi
ouverte: ///des vibrations du fond
cosmique en passant par les grottes préhistoriques et jusqu’aux simulations de
l’expansion cosmique///. Mais puisque, de même, les inégalités d’y accéder n’ont jamais
été aussi drastiques, frustrantes et explosives, jamais les humains n’ont vécu des
temporalités aussi hétérogènes, d’un endroit du globe à l’autre, d’une
communauté à l’autre, d’un individu à l’autre – qui se superposent et s’aaffrontent en
chacun de nous, malgré et avec la banalisation en cours des comportements et
des valeurs.
Ce contexte impacte durablement l’appareil psychique (hérité de Freud et
quels qu’en soient les remaniements par les générations des post-freudiens ), et accentue les
symptômes hystéro-obessionnels en les fragilisant,
tout en le rendant perméables aux fragmentations psychotiques, aux
incorporations somatiques et à l’érotisation de la pulsión de mort, - que j’ai appelé ces
affectations “Le nouvelles maladies de
l’âme” (1993)
Héritiers de Freud, les psychanalystes savent que les
constructions culturelles non
seulement inscrivent le temps
historique dans le plus intime du moi ; elles apparaissent aussi telles qu’elles, en tant que substituts culturels des
conflits intrapsychique, dans
l’évolution des idéaux du moi : le culturel étanche, attise, mais il peut
aussi dépasser la cruauté tout autant que l’épuisement des mouvements
pulsionnels. Mais le culturel n’est pas de « tous temps ». La
mutation que nous sommes en train de vivre confère une place inédite aux constructions
dites culturelles et modifie leur rôle dans la construction et la
déconstruction du psychisme. Dans
ce contexte, le processus analytique n’est pas seulement une
reconstruction du passé re-composé : le processus analytique reconstruit une temporalité hyper-composée.
Par delà le
numérique hyperconnecté,
j’entends par «hyper-composée »
la nécessité exorbitante pour la
psychanalyse d’appréhender l’empilement des traditions cultutrelles émérgentes et des
prouesses multimédiatiques, pour mieux déceler les
“nouvelles maladies de l’âme”. Et je fais un pari. Cette temporalité hyper- recomposée de la psychanalyse est à contre-courant de la nouvelle
complexité temporelle et de ses moyens d’expression,- que parce
que pla psychanalyse est en mesure de les assumer, de les utiliser et de les sonder.
Il ne
s’agit pas de devenir des “spécialistes”
de ses différentes composantes de
la modernité. Mais de garder présent à l’esprit l’héroïsme de Freud,
qui a d’emblé située sa découverte dans la pluralité des mémoires culturelless, sans négliger l’actualité: pour les réévaluer. Davanatage encoré, il nous faut décupler d’audace, pour tenir compte de
l’immersion de nos analysants dans cette nouvelle complexité
culturelle à laquelle ils s’adaptent, qui les rejette ou dont ils souffrent,
afin de faire advenir le hors-temps
de l’inconscient dans la dynamique d’identification-désidentification:
dans la chair des mots dévitalisés, des actings destructeurs et des silences mortifères.
Questions, risques et
défis
Plusieurs questions se posent dès lors :
1.
Celle
de la formation de l’analyste, de sa curiosité et de la disponibilité trans-culturelle de son écoute ;
2.
Celle la prise en compte des autres
« langages » dans la cure par la parole. Beaucoup d’entre nous ont été déjà confrontés à la la toxicité
iconique mais aussi sa plasticité des images qui permet de figurer –
ou d’obturer ?- des conflits
infra- et trans-verbaux. J’ai exposé aux samedis de
la SPP comment j’ai accepté d’introduire
les peintures du patient dans le cadre, et de les interpréter dans le
transfert-contretransfert,- ce qui a permis de lever les défenses phobo-obsessionnelles,
d’interpréter le narcissisme, l’oralité et l’analité dans le transfert, de
déclencher l’agressivité et, ainsi seulement, de rendre possible l’association libre et la
perlaboration des désirs et des conflits dans la relation d’objet.
3.
Par
delà le cadre de la cure analytique à proprement parler, et tout en affinant le
processus analytique comme en témoignent les travaux de cette journées, je
soutiens qu’une véritable dissémination de l’écoute et de la parole analytique s’impose : dans les divers accompagnements psycho-thérapiques,
dans les approches éducatives, ainsi que dans les divers types de formations
plus ou moins continues qui fleurissent en entreprise et ailleurs. L’exemple que
je donnerais à la Maison de Solenne confirme, me semble-t-il, la nécessité de
cette dissémination.
4.
Enfin,
parler psychanalyse dans le débat public participe du même esprit. Ces interventions-interprétations
publiques s’adressent au refoulement et au clivage qui structurent immanquablement les comportements et les
clivages des mises en scène politiques et du pacte politique lui-même. Elles constituent une sorte d’acting qui expose l’analyste à l’identification et à la désidentification avec les malaises de la
civilisation : c’est un risque que Freud et les analystes des générations
avant nous ne se sont pas épargné, et qui demeure assez rare aujourd’hui, bien que la modernité
nous l’impose davantage encore. En
signifiant la présence et la vigilance de la psychanalyse dans le contexte actuel, nous affrontons, outre les
inévitables défenses consubstantielles
à la pratique analytique, le discrédit ou le déni dont souffre notre travail, et nous ouvrons une voie à une meilleure prise de
connaissance de notre
spécificité, voire à l’engagement pour
certains dans une cure analytique strictu sensu. Evidemment, c’est à chacun, selon sa
singularité personnelle et sa propre pratique
clinique de la psychanalyse, de
trouver la manière spécifique, ou
non, pour agir la parole psychanalytique hors cadre.
Dans le débat public
Mon histoire personnelle m’a préparée à
ce qu’on appelle une interdisciplinarité. Elle me permets d’associer mes états oniriques – ladite
« folie » devenue moyen d’investigation- aux symptômes historiques de
cette mémoire hyper-connectée qui
nous rattrape aussi lorsque nous écoutons nos patients. Depuis la fin des
années 80 j’ai reçu en
psychothérapie analytique des adolescents, entre autre de l’Ecole expérimentale
de Bonneuil et je me suis intéressée à la structure
spécifique de l’adolescent, qui
se prolonge et persiste à l’âge
adulte : à sa « maladie d’idéalité »; au besoin de croire et le
désir de savoir- que j’ai développé en reprenant les notions freudienne de l’attente croyante (« gläube Erfarung ») et de l’identification primaire, directe et immédiate (Einfühlung) – comme prémices de l’Idéal du Moi; puis à la liaison et à la déliaison selon André Green. J’ai approfondi mes connaissances en histoire des religions ainsi que de la philosophie des Lumières ; de
la déconstruction du continent religieux, de ses illusions et ses abus
liberticides. Sans oublier les limites de cette « coupure avec le fil de la
tradition » (selon Tocqueville et H. Arendt), qui a eu lieu dans la
tradition gréco-judéo-chrétienne et nulle part ailleurs, et que Freud nous apprend à traverser en amont, pour en analyser les ressorts inconscients et les
pièges : interminable « avenir d’une illusion ». J’étais frappée
par la percée du gangstéro- l’intégrisme, notamment
islamiste, kamikazes et décapitation, et j’ai conçu une exposition sur le thème
de la Décollation dans l’art occidental, au Louvres (1998): représentations-sublimations
Méduse, David et Goliath,Judith et Holopherne, saint Jean Baptiste… J’ai poursuivi cette recherche dans mon séminaire doctoral, le Besoin de croire
( à l’ Univerité Patris 7)
qui, depuis trois ans et sur
l’invitation de notre collègue le Prof. Marie-Rose Moro, s’est
transformé en un séminaire théorico-clinique commun, à la Maison de Solenn, Maison
des adolescents ( Hôpital Cochin). Les diverses interventions dans des forums
interdisciplinaires, avec philosophes, théologiens, écrivains et artistes et
bien sûr des psychanalystes, qui m’ont étaient demandées m’ont convaincue qu’une
nouvelle anthropologie se cherche, dans laquelle la psychanalyse a une place à prendre. Une place à nulle autre
pareille car, contrairement aux autres sciences humaines et aux idéologies, la psychanalyse ne se contente pas
d’interpréter, elle accompagne les acteurs et les victimes des traumas.
Comment peut-on être djihadiste ? Depuis le massacre à Charlie Hebdo, Hyper
Casher, Bataclan, Nice et j’en passe : 234 morts, 785 blessés.
Pour préparer
l’interlocuteur à recevoir la parole d’une psychanalyste, je choisis de
m’adresser à un discours que j’estime complice de l’éthique freudienne : la
philosophie politique de Kant et de ceux qui s’en inspirent, fussent-ils en
désaccord avec la théorie de l’inconscient, H. Arendt en l’occurrence. J’avance
aussi une succincte interprétation
du gangstéro- islamiste, en m’appuyant sur les
avancées de Freud et des psychanalystes modernes dans ce domaine. J’introduits
l’approche clinique de cette figure majeure des tueries
qu’est l’adolescent, son besoin de croire, sa maladie d’idéalité, sa déliaison . Et je présente une vignette illustrant l’accompagnement des adolescents en voie
de radicalisation à la Maison de Solenn.
Qu’est-ce que le « mal radical » ?
Emmanuel Kant avait employé
l’expression pour nommer le désastre de certains humains qui considèrent
d’autres humains superflus, et les exterminent froidement. Hannah
Arendt avait dénoncé ce mal absolu dans la Shoah.
Aujourd’hui, les adolescents
de nos quartiers, issus pour moitié de familles musulmanes, et pour moitié de
familles chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible
où se délite, en abîme du pacte social, le lien hominien lui-même (le conatus de
Hobbes et de Spinoza). Et la reliance entre les
vivants parlants explose dans un monstrueux déchaînement de la pulsion de mort.
Comment et pourquoi
Je ne saurais développer les
causes géopolitiques et théologiques de ce phénomène : la responsabilité
du post-colonialisme, les failles de l’intégration et de la scolarisation, la
faiblesse de « nos valeurs » qui gèrent la globalisation à coups de
pétrodollars appuyés sur des frappes chirurgicales, le rétrécissement du
politique en serviteur de l’économie par une juridiction plus ou moins soft ou hard….
Certains ont le courage d’interroger l’Islam dans son
rôle de législateur absolu (code de procédures régulatrices, une
« orthodoxie normative » (selon Abdenour Bidar) qui n’interprète pas le canon religieux, mais le réduit au « comment s’organiser entre nous » pour appliquer ses impératifs) ; et ces
chercheurs invitent leurs
coreligionnaires à questionner leur rituel contraignant, à l’historiciser, à le
contextualiser : pourquoi ? quand ? avec qui ? Pourquoi cette prédominence du comment sur le pourquoi ? Serait-ce parce qu’Allah rappelle, davantage que le
Dieu de la Bible et des Évangiles, le « Premier Moteur immobile »
qu’Aristote avait placé à la périphérie de l’Univers, et que par conséquent ce
divin-là n’entretient pas de rapport paternel avec le fidèle ? Il
manquerait, dit-on, à l’Islam un approfondissement du « meurtre du
père » dont les conséquences ont transformé, dans l’histoire de
l’humanité, la « horde primitive » en « pacte social ».
Cette élucidation du parricide sous-jacent à la réglementation, du meurtre en
doublure de la Loi, qui s’est produite dans le judaïsme et le christianisme, a
ouvert la voie à l’infini retour rétrospectif sur l’hainamoration (Lacan) constitutive du lien
anthropologique ; pourtant, cette élucidation n’a pas empêché les
croisades, les guerres de Religion et les pogromes. Et inversement, quelque
mécanique et inabordable que puisse apparaître l’Absolu coranique ainsi perçu
comme un « moteur immobile », force est de reconnaître qu’il n’a pas
interdit que se développent dans l’Islam une grande école
« rationaliste » de savants et de philosophes, et un puissant courant
mystique de poètes, qui devaient féconder la culture européenne…
Les crises endémiques de la
globalisation en cours, et l’impuissance de l’Europe en elle, ne facilitent pas
ce processus de réévaluation des valeurs. Mais elles rendent nécessaire une
refondation nouvelle, spécifique, à réinventer, sans suivre aucun modèle préalable, fût-il celui des Lumières. D’autant que la pensée procédurale de la modernité
entrepreneuriale, le comment à la place du pourquoi,
l’assujettissement au calcul technique, le retrait des individus
interconnectés, avec mort à soi et exaltation virtuelle, ne
sont pas en contradiction avec des comportements rituels d’un autre âge :
nos barbaries modernes se reconnaissent dans les anciennes et vice versa, leurs
logiques sont compatibles.
J’entends l’effroi de cette
passante qui dépose des fleurs au Bataclan et interroge le micro tendu :
« Comment peut-on être djihadiste ? Quels sont leurs états
d’âme ? Peut-on faire quelque chose ? » Ces dimensions de
l’état de guerre ne sont pas secondaires. Elles participent du volet préventif
de l’état de guerre : en amont des mesures punitives, sécuritaires ou
militaires, il ne suffit pas de repérer comment procèdent les djihadistes sur
internet ou dans les prisons, pour recruter leurs exécuteurs du djihad ;
ni même de bombarder leurs territoires et d’envoyer des soldats au sol. Il
importe d’accompagne les candidats au djihad en voie de radicalisation, avant
qu’ils ne rejoignent les camps de Daesh, pour revenir
en kamikazes ou, éventuellement, en repentis plus ou moins sincères, pour une
éventuelle déradicalisation.
L’écoute psychanalytique est partie prenante de cet
accompagnement. Pourquoi « la pulsion de mort » remplace-t-elle –
au travers de l’adhésion à un corpus religieux - le
besoin pré-religieux, anthropologique de croire chez les adolescents qu’on dit « fragiles » ?.
Besoin de croire
Deux expériences psychiques confrontent le clinicien à cette composante
anthropologique universelle que j’appelle le besoin de croire pré-religieux.
La première renvoie à ce que
Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit non sans
réticences, comme le « sentiment océanique » avec le contenant
maternel (Malaise dans la civilisation, 1929). La seconde concerne
l’« investissement » : Besetzung (all), Cathexis (
anglais)- °kred en sanscrit, °amuna en hébreu, °credo en latin – qui opère dans
l’ « identification primaire » avec le « père de la
préhistoire individuelle » : amorce de l’Idéal du moi, ce « père
aimant », antérieur au père œdipien qui sépare et qui juge, aurait les
« qualité des deux parents » (Le Moi et le Ça, 1923).
La croyance dont il s’agit
n’est pas une supposition mais, au sens fort, une certitude inébranlable :
plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve comme une sur-vie exorbitante, indistinctement sensorielle et
mentale, à proprement parler ek-statique (dans le
« sentiment océanique ») et dépassement de soi dans la
« transcendance » de ce premier tiers qu’est le père
(l’« unification » avec la paternité aimante).
Le besoin de croire satisfait
et offrant les conditions optimales pour le développement du langage apparaît
comme le fondement, sur lequel pourra se développer une autre capacité,
corrosive et libératrice : le désir de savoir.
L'adolescent est un croyant
La curiosité insatiable de
l'enfant-roi, qui sommeille dans « l'infantile » de chacun de nous (S.
Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, 1905) fait de
lui un « chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens éveillés,
veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En
revanche, l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une réorganisation
psychique sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser les parents, la
société, le monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale, ouvrir le temps
dans l’instant, l’éternité maintenant. L’adolescent est un
« croyant » qui surplombe le « chercheur en laboratoire »
et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue
des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa portée, car il est
résorbé dans l’investissement, l’objet est confondu avec le besoin de croire ;
le paradis est une création d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et
Béatrice, Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion
assimilatrice pour la relation d'objet : la foi veut tout, elle est
potentiellement intégriste, comme l'est l'adolescent. Nous sommes tous des
adolescents quand nous sommes des passionnés de l'absolu, ou de fervents
amoureux. Freud ne s'est pas occupé suffisamment des adolescents parce qu'il
était lui-même le plus incroyant, le plus irréligieux des humains qui n’aient
jamais existé.
Cependant, cette croyance que
la satisfaction absolue existe est continûment menacée, voire mise en échec,
car nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et la réalité
impose frustrations et contraintes. L’adolescent, soufflé par son pseudo-objet
idéal, éprouve cruellement l'impossibilité de sa croyance. Alors, l’échec de la
passion en quête d'objet s'inverse en punition et autopunition, avec le cortège
de souffrances que connaît l'adolescence passionnée : la
déception-dépression-suicide ; la poussée destructrice de
soi-avec-1'autre : le vandalisme de la petite délinquance ; la
toxicomanie qui abolit la conscience, mais réalise la croyance en l'absolu de
la régression orgasmique dans une jouissance hallucinatoire ; les
adolescentes anorexiques qui attaquent la lignée maternelle et révèlent le combat
de la jeune fille contre la féminité, au profit d'un surinvestissement de la
pureté-et-dureté du corps, dans le fantasme d'une spiritualité, elle aussi
absolue, où le corps tout entier disparaît dans un au-delà à forte connotation
paternelle.
Croyance et nihilisme : les
maladies de l'âme
Structurée par l'idéalisation,
l'adolescence est une maladie de
l'idéalité (Jeannine Chasseguet-Smirgel) : soit
l'idéalité lui manque ; soit celle dont elle dispose ne s'adapte pas à la
pulsion pubertaire et à son besoin de partage avec un objet absolument
comblant, sans manque. Nécessairement exigeante ET hantée par l’impossible, la
croyance adolescente se déroute dans la perversion, elle côtoie ainsi et inexorablement le nihilisme
adolescent : le génie de Dostoïevski fut le premier à sonder ces
nihilistes possédés. Puisque le paradis existe (pour l'inconscient), mais
« il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité), je ne peux que « leur » en
vouloir et me venger : la délinquance s'ensuit. Ou bien : puisque ça existe
(dans l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoivent ou me manquent, je
ne peux que m'en vouloir et me venger sur moi-même contre eux : les mutilations
et les attitudes autodestructrices s'ensuivent.
La déliaison
Endémique et sous-jacente à toute
adolescence, la maladie d’idéalité risque d’aboutir à en une désorganisation psychique profonde, si le contexte
traumatique, personnel ou socio-historique s’y prête. L’avidité de
satisfaction absolue se résout en destruction de tout ce qui n’est
pas cette satisfaction, abolissant la frontière entre moi et l’autre, le dedans
et le dehors, entre bien et mal. Aucun lien à aucun
« objet » ne subsiste pour ces « sujets » qui n’en sont
pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André
Green, La Déliaison, 1971-1992), avec ses deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation.
Où seule triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal.
Déni ou ignorance, notre
civilisation sécularisée n’a plus de rites d’initiation pour les adolescents.
Epreuves ou joutes, jeûnes et mortifications mis en récits et dotés de valeurs
symboliques, ces pratiques culturelles et cultuelles, connues depuis la
préhistoire et qui demeurent dans les religions constituées, authentifiaient le
syndrome d’idéalité des adolescents et aménageaient des passerelles avec la
réalité communautaire. La littérature, en particulier le roman dès qu’il
apparaît à la Renaissance, savait narrer les aventures initiatiques de héros
adolescents : le roman européen est un roman adolescent. L’absence de ces
rites laisse un vide symbolique, et la littérature- marchandise ou spectacle
est loin de satisfaire aujourd’hui les angoisses de ce croyant nihiliste qu’est
l’adolescent internaute qui préfère les jeux vidéo aux livres. Le virtuel les
attise tout au plus, et sans relais avec les épreuves de la complexité
existentielle.
Aux XIXe et XXe siècles,
l’enthousiasme idéologique révolutionnaire, qui « du passé faisait table
rase », avait pris le relais de la foi : la « Révolution »
a résorbé le besoin de se transcender, et le temps idéal de la promesse s’est
ouvert, avec l’espoir que l’ « homme nouveau », femme comprise,
saurait jouir enfin d’une satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne
mette fin à cette utopie mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la
pulsion de mort dans l’ « ennemi de classe », et réprimé la
liberté de croire et de savoir.
En dessous du heurt des
religions
Prise au dépourvu par le
malaise des adolescents, la morale laïque semble incapable de satisfaire leur
maladie d’idéalité. Le traitement religieux de la révolte se trouve lui-même
déconsidéré. Les quiétistes ne parviennent pas à assurer l'aspiration paradisiaque
de ce croyant paradoxal ; les intégriste poussent au trafic de drogues et d’armes
de ce croyant nihiliste, forcément nihiliste, parce que pathétiquement
idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré, désocialisé dans l'impitoyable
migration mondialisée imposée par l’ultralibéralisme. Il existe
également des « fausses » personnalités, « clivées »,
« comme si » : chez ces adolescents (ou jeunes adultes) en
apparence bien socialisés, et dotés de performances techniques plus ou
moins appréciables (conformité au « comment »), les crises affectives
inabordables (soustraites au « pourquoi » du langage et de la pensée,
et en ce sens « muettes ») se manifestent brusquement dans des
conduites destructrices, au grand étonnement des proches qui ne se
doutaient de rien... En dessous du
« heurt de religions », la déliaison nihiliste est
plus grave que les conflits interreligieux, parce qu'elle saisit plus en
profondeur les ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction
du besoin de croire pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour
autrui.
Ces états limites ne se
refugient pas dans les hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les
catastrophes sociopolitiques, telle l’abjection de l’extermination que fut la
Shoah, une horreur qui défie la raison. De nouvelles formes de mal extrême se
répandent aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies
d’idéalité. Seraient-elles « sans pourquoi » ?
La mystique et la littérature
le disent. L’expérience psychanalytique, quant à elle, ne se
contente pas non plus d’être un « moralisme compréhensif » (contre
lequel Lacan mettait en garde les psychanalystes). Dans l’intimité du
transfert-contretransfert, elle cherche à affiner
l’interprétation de cette malignité potentielle de l’appareil
psychique qui se révèle dans les maladies d’idéalité.
La psy se réinvente
Souad est une jeune fille de 14 ans, de famille
musulmane. Elle avait été suivie pour anorexie : lente mise à mort du
corps, tuer la femme et la mère en soi, abandonnées et incomprises. Deux ans plus tard, l’état de guerre de
Souad a changé. Burqa,
silence, et Internet où, avec des complices inconnus, elle taxe sa famille
d’ « apostats, pires que les mécréants », et prépare son voyage
« là-bas », pour se faire épouse occasionnelle de combattants
polygames, mère prolifique de martyrs ou kamikaze elle-même.
Souad a commencé les entretiens avec l'équipe mutilculturelle et mixte de psychothérapie analytique par
provoquer en disant qu’elle était un « esprit scientifique », forte
en maths et physique-chimie, et que « seul Allah disait vrai et pouvait la
comprendre ». La littérature « ne lui disait rien » et elle
« détestait les cours de français et de philo » qu’elle
« séchait au possible ».Mais Souad a trouvé du plaisir à se raconter,
à jouer avec l’équipe, des
transferts éclatés et ténus se profilant, comme avec une nouvelle famille recomposée, à rire avec les autres et
d’elle-même. A renouer avec le français ; à apprivoiser avec le langage
ses pulsions destructrices et ses sensations en souffrance. D’autres ados
accompagnés par l’équipe fréquentaient des ateliers d’écriture et de théâtre.
Souad leur a emprunté un livre de poèmes arabes traduits en français. Elle
sèche moins les cours de français. Et elle a remis son jean.
Roland Barthes écrivait que si vous retrouvez la
signification dans la plénitude d’une langue, « le vide divin ne peut plus
menacer ». Le trop plein du divin totalitaire non plus. Souad n’en est pas
encore là. Ce sera une longue marche. Elle aurait investi récemment une thérapeute, avec laquelle elle est en train
d’élaborer la reliance maternelle. Mais combien de jeunes
filles n’auront pas sa chance de rencontrer une écoute analytique ? Et de
renouer avec une identité en mouvement ?
Quelle liberté?
La liberté n’est pas une notion psychanalytique. Freud
n’emploie que rarement le
terme de « poussée libertaire » (Freitheitsdrang) : essentiellement ambivalente, à la fois révolte contre l’injustice et source de progrès, mais
aussi individualisme indompté hostile à la civilisation ; freinée par le
besoin de sécurité et, dès les débuts de l’hominisation, juguler par la conscience morale qui impose le renoncement à la liberté
pulsionnelle. Si l’on ne peut
que souscrire à ce raisonnement, force est de constater cependant que
l’expérience analytique propose une autre version de
la liberté, qui s’appuie sur la possibilité du transfert-contretransfert
d’optimaliser la vie psychique, pour
établir de nouveaux liens et développer des créativités (car telle fut
l’éthique qui préside aux fondation de la psychanalyse , bien que la formulation en revienne à Winnicott). Cette vision de la liberté
comme accompagnement et optimalisation de la vie psychique s’inscrit dans un courant philosophique, lui aussi
d’inspiration kantienne, selon lequel la liberté n’est pas
une révolte-négation des interdits,
contraintes ou obstacles de la poussée hormonale, électrique ou libidinale ; la liberté est une initiative, un recommencement de soi dans le
temps : Selbstanfang ( Kant). « self-beginning ». Mais tandis que certains tendent à
enfermer cette liberté-initiative dans la liberté
d’entreprendre, dans les procédures de l’adaptation à la
production-reproduction-communication-marketing ; d’autres, au contraire,
privilégient, dans l’initiative, la
découverte de la liberté-révélation par et dans la rencontre avec l’autre.
Beaucoup de jeunes filles et femmes confondent la liberté avec le choix:
“et si c’était mon choix de porter la burqa, d’aller
au Daesh?” Souad est en train de découvrir que la liberté n’est pas un choix ( dans un supermarcher),
mais une construction-dépassement de soi avec et vers l’altérité de l’autre. Tandis
que la vielle Europe s’essouffle en mesures socio-politiques et juridiques
impuissantes, et que de l’autre côté de l’Atlantique les frustrés de la
globalisation se laissent séduire
par le schéma binaire gagnant/perdant et par le pathos vengeur de la politique spectacle, notre engagement pour la vie
psychique s’annonce indispensable, ardu et de longue haleine. Pour approfondir
et disséminer cette liberté vitale
que nous cherchons à faire advenir au plus intime de ceux qui nous font
confiance, et même chez ceux qui répandent le mal radical, - il
nous faut solliciter des
complicités, disséminer notre pratique, et sans relâche approfondir et innover
notre recherche.
Alors,
on reparlera de la psychanalyse,
dans 90 ans et après.
Julia Kristeva
Colloque de la SPP La vie psychique, à tout prix. L'effroi peut-il s'élaborer?
1926-2016 : Colloque du 90e anniversaire, 19 novembre 2016
[1] J. Kristeva « L’adolescence, un syndrome d’idéalité » (2005),
in La Haine et le Pardon, Fayard, 2005, p. 447-460.
[2] Cf. J. Kristeva, Cet incroyable besoin de
croire, Bayard, 2007.