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OÙ EST PASSÉ LE PREMIER SEXE ?
I.
Entre culte et blasphème
La virilité paraît en crise parce qu’elle se
métamorphose. Depuis toujours ? En pleine lumière, je l’ai vue à Versailles.
Une horloge astronomique programmée pour donner l’heure
jusqu’en 9999 trône dans le cabinet de la pendule de Louis XV, habillée en superbe
meuble obscène. Mannequin phallique, ode à Priape, le robot androïde écarte ses
jambes rococo pour exhiber la puissance virile supposée gouverner le royaume,
les hommes et les femmes, la terre entière et toutes les étoiles.
Aurait-on décoré cet animal lubrique avec toute la
marqueterie dorée de France pour cacher le début du commencement de la fin du
mâle occidental, du mâle en général ? Des esprits éclairés avaient déjà
diagnostiqué le déclin du pouvoir monarchique, qu’ils comparaient à la veule
jouissance du sérail oriental où s’abolit le souverain polygame. Le maître du
harem n’est-il pas moins un homme qu’un « hommeau », voire un
« homme mort », coincé entre mères tyranniques et eunuques obséquieux, au corps mou et
dont le prétendu pouvoir pénien n’est qu’un pouvoir par défaut, auprès de la
multitude de femmes incontrôlables et
d’autant de frondeurs politiques ? Depuis le XVIe siècle,
voyageurs et philosophes se
réfèrent à l’univers musulman, sans recommander une arrangeante soumission, mais pour conjurer - à travers
ce miroir déjà menaçant - les failles du régime politique et la carence des rapports sexuels ici même, chez nous. Il était temps de
restaurer la Virilité Souveraine dans l’Infini du Temps !
Cette
pendule conçue par l’ingénieur royal Claude-Siméon Passemant s’y emploie :
l’automate androïde est un sosie de Louis XV. Le roi « Bien Aimé »
restera toujours un orphelin anxieux, c’est connu, mais l’homme est un beau chasseur
intrépide, et il pose devant
l’éternité en prédateur sexuel : de son épouse d’abord (dix enfants
légitimes, dont trois morts en bas âge), des ses nombreuses maîtresses ensuite,
« grandes » et « petites » (au moins quatorze enfants
adultérins)… Son effigie pendulaire vient à point, pour mieux le rassurer,
tandis que le pouvoir lui échappe
déjà au Parlement, sur les champs de bataille ou encore en diplomatie, et que la « marche rouge »
soulève le peuple de Paris comme un
pressentiment de 89. Sans compter que Madame de Pompadour, non contente d’être
la favorite, se prend pour un Premier ministre, paraît-il, tout en s’énervant contre l’effronté
horloger astronome, qui se permet d’afficher les rouages physiques de l’autorité.
A
moins que l’ingénieux artisan n’ait voulu proclamer, face à la cour et au monde médusés, que la
« virilité » - masculine, monarchique, politique - était en train de s’échapper ? « Le personnage principal, Mesdames
et Messieurs, dit l’ingénieur du roi en substance, n’est autre que le Temps
qu’accompagnent seulement les siens, ceux qui savent le mesurer, calculer,
reproduire, penser… »
C’est
du moins ce que prétend Nivi, une psy qui me ressemble et considère que les
Français sont en avance sur les autres, quand ils dévoilent au vu et au su du monde entier que « le roi est
nu » et le mâle aussi. Les « folies françaises » ne datent pas
du Sofitel ni du Carlton. Bon gré mal gré, Louis XV lui-même, monarque
injustement minoré et qui fut un protecteur éclairé des sciences de son temps,
a encouragé ses contemporains à voir et à entendre la mécanique cachée de ses
plaisirs et de sa souveraineté : exactement comme le font ces montres à
rotation que son sujet Passemant se
plaît à lui fabriquer.
A force d’abus, comme la religion et
davantage qu’elle, la virilité appelle désormais le
spectacle, la caricature, voire le blasphème, en définitive le savoir.
Question : qui sort vainqueur de ce frémissement des Lumières se jouant des vérités sacrées?
Evidemment, ce n’est pas parce qu’il
confie aux favorites ses plaisirs et ses décisions, ni même parce qu’une Mme de
Pompadour a pu se poser en Premier ministre, que le pouvoir n’abuse pas des femmes.
Pourtant, en avouant ainsi que l’érotisme possède une puissance politique et
que la puissance politique en est possédée, ces savants libertinages ne font pas que dénuder les ressorts de tous les pouvoirs. Ils révèlent aussi que
les femmes peuvent y prendre leur part. Dans certaines circonstances. A
condition de préparer leurs plaisirs et leur savoir, de les éduquer, de les
développer. Emilie du Châtelet n’a manqué que de peu
l’installation de la pendule priapique.
Ce
partage et cette recomposition du pouvoir mâle, à l’ombre d’une pendule au Temps infini, attestent de l’inexorable inflexion de la virilité sur
laquelle repose le pouvoir avec un grand P. Celui que la Terreur devait
décapiter. Inexorable, car poussée par le développement des sciences et des
techniques et par l’émancipation des corps, des sexes et des pensées. Mais la virilité métamorphique survit comme une illusion nécessaire, quoi qu’insoutenable,
dans tous les régimes, fussent-ils
démocratiques. Les femmes elles-mêmes la réclament, certaines en s’y soumettant, d’autres en
l’exerçant comme des hommes - nouvelles versions de la virilité.
Était-il vraiment nécessaire de guillotiner pour
comprendre que la recomposition de l’autorité passe par la recomposition de la
virilité dans l’expérience intérieure de chacun, et ne se fait pas à coups de hache ou
de pique ? La recomposition était
déjà en cours, dans cette guerre-et-paix des sexes qui se jouait à ciel ouvert
dans les jardins de Le Nôtre, entre les murs de Mansart, dans les pages de l’Encyclopédie ;
ou, plus virulente et sans vergogne, sur les pages des libelles, dans les rues de Paris et les campagnes de France,
irrépressible dans l’Europe la
baroque, l’illuminée… Guerre-et-paix qui continuera à coups de révolutions
– puis de féminisme, PMA, GPA, cellules-souches, utérus artificiel et
autres clonages : la biologie va de plus en plus vite…
Nous sommes loin de l’Ancien Régime, le mariage est
à la portée de tous, certaines et certains préfèrent
se voiler la face tandis que d’autres veulent être tout et tout avoir… Le mâle
occidental n’a pas perdu pour autant. Simplement on pressent que quelque chose
a manqué à cette humanitude capable
de frémir à l’horizon de la « liberté d’expression » qui s’était
ouverte devant elle avec les Lumières. Mais quoi ? Les vies quotidiennes sont
plus difficiles que les techniques, les savoirs, les philosophies, les
révolutions, la gouvernance politique, le culte ou le blasphème… Ces gens
avaient besoin de nouveaux liens amoureux. Nous en avons besoin, encore et toujours, pour que les
deux sexes – qui ne se tiennent pas tranquilles des deux côtés de la
différence sexuelle - accordent leurs expériences intérieures, leurs états
quantiques.
II.
Guerre et paix des
sexes
La virilité, donc, mythe périmé et indispensable réel, ce
serait quoi au juste ? La performance d’un athlète sexuel ? L’autorité
du mâle ? L’art de vivre spécifique à un humain aux chromosomes XY et pourvu
de testostérone ? Sa parole, son écriture ?
Aujourd’hui, l’émancipation des femmes et leurs avancées sociales, qui
accentuent la bisexualité psychique des mères et des amantes, bouleversent les
hommes : ils ressentent auprès
d’elles un « danger d’homosexualité » (Colette) - à moins que ce ne
soit un espoir.
La peur de la castration, terrible ou jubilatoire et fût-elle
universelle, expose la sexualité masculine à une épreuve plus radicale et plus complexe. Nul
mieux que Georges Bataille (L’Acéphale,
revue 1936-1939 ; L’Erotisme, 1957) n’a sondé ses affres et ses triomphes extatiques : jusqu’à
la décapitation, pratiquée aujourd’hui par les djihadistes fous de Dieu. Ce rite immémorial met en acte les
fantasmes de perdre et de faire perdre l’organe capital – tête et/ou
pénis et, en attisant l’abjection mortifère des fanatiques, mobilise industries militaires, trafics
mafieux, tractations politiques, voyeurisme hyperconnecté. L’homme a-t-il d’autre choix que de dénier la castration ou de s’y
soumettre ?
Le déni
érige le mâle, au mieux, dans la
pose de l’éternel séducteur : mystérieuse stratégie où l’urgence de la pulsion
le dispute à la non-résistance des objets à dompter. Mais n’est pas Casanova
qui veut ! Art cumulatif de conquêtes, appétit collectionneur plus
mystique que physique, la
transcendance du séducteur s’étiole en indifférence, dans laquelle ses incroyables
compagnes ne subsistent que comme proies ou signes de son désir à lui.
Au
contraire, quand l’homme s’accommode de la castration, trois voies s’offrent à
lui. Le plus souvent, il se
condamne à être l’esclave du réseau où il produit et se reproduit,
interchangeable rouage de l’ordre établi : « je pratique
l’efficastration », confie
lucidement quelqu’un qui n’en peut
plus d’être efficace au prix de sa castration. Au pire, il s’affaisse dans
l’impotence mélancolique, quand il ne se pétrifie pas dans l’effroi
paranoïde : victime et agent du « complot » ourdi, forcément, par
des frères jaloux et, en dernière instance, par d’imaginaires matrones
toxiques. Reste la troisième voie, épuisante mais grosse de bénéfices : la
perversion, que Lacan décrit comme une version du désir extrême adressé benoîtement
au père : père-version ; bien qu’elle abrite, plus insidieuse
encore, une mère-version (Ilse
Barande), identification masochique et non moins exaltée avec la redoutable toute-puissance
maternelle.
Demeure
la virilité symbolique dont le mythe se refugie désormais dans les héros des
temps modernes. Le savant : persuadé que sa recherche l’a totalement
dépossédé de « soi », il plane dans sa supposée neutralité souriante,
annulation sereine. « Something like a happiness », me dit-il, entouré de compagne(s) ou
compagnon(s) scrupuleusement dévoué(e)(s) à l’entretien de son alchimie, quand
il ne se préfère pas en ascète
marié à sa sonde cosmique, à son labo universitaire, à l’attente de son prix
international. L’artiste, « impossible
Monsieur Bébé », sachant s’abandonner à son enfance, espiègle essaim
d’anges ou pince-sans-rire, il se désennuie en se proclamant « athée du
sexe ». Désexué, mais sans renoncement aucun : sa libido s’investit
tout entière dans l’invention de
nouveaux langages, il se pardonne et nous pardonne, accompagné d’un fort
cocktail de spiritualités. Le politique enfin, dernier gardien de la pose phallique : il en jouit, en profite,
s’en grandit et ne la quitte jamais, encore moins dans ses inévitables traversées du désert, car il
n’y a pas de « jamais » dans cette foi sans innocence. Magnétiseur
des plus femmes parmi nous, il sait s’en servir, à ses pieds et au lit, car
elles font l’opinion et préparent la durée. Pas crédible mais obstiné, sa
chefferie nous berce dans son rêve de mater les « courants », les
médias et la finance, et nous
votons pour lui, dans l’espoir
qu’il ne se réveillera pas avant de
nous hisser au sommet de l’intérêt général.
Approchons-nous, avec cela, de la prophétie d’Alfred de Vigny,
relayée par Marcel Proust : « Les deux sexes mourront chacun de son
côté » ? Je n’ai pas l’esprit apocalyptique, et des décennies de
pratique analytique me portent à me définir comme une pessimiste énergique. Par-delà
et à travers les différences
biologiques, je constate que chaque personne invente sa sexualité singulière,
telle est sa créativité, son génie. Les identités sexuelles recomposées et les
risques que comportent les néoréalités familiales et sociales rendent en effet
rarissime la rencontre d’un homme et d’une femme. N’est-ce pas aussi une raison
de plus pour qu’elle soit tentée, la rencontre : telle cette utopie que Kant appelait un
« corpus mysticum », condition absolue selon lui pour qu’une société
reste vivable ? Le point subtil où la massification se rompt, précisément,
dans le lien érotique entre la singularité d’un homme et la
singularité d’une femme qui, en réinventant leur virilité ou leur féminité, rendent l’humanité capable d’accomplir
les innovations qui nous manquent.
Julia Kristeva
Dernier ouvrage paru : L’HORLOGE ENCHANTEE,
roman, Fayard, 2015
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