Éminence, Monsieur le Recteur de
                    l’Académie, Mesdames et Messieurs, Chers Amis,
                    
                  
                   Merci de cette initiative qui invite
                    croyants et humanistes à se rencontrer, et merci beaucoup de m’y avoir conviée.
                    Nous voici donc sur le Parvis des Gentils.
                    
                  
                  Qu’est-ce qu’un
                    Parvis de Gentils ?
                    
                  
                     Hérode élargit le site du Premier
                    Temple de Salomon pour y aménager un lieu de sacrifice auquel peuvent accéder
                    les pèlerins juifs et les païens : c'est-à-dire les Grecs et les autres
                    peuples  « infidèles »,  « impurs », « hors de l’Alliance » avec Yahvé. Mais
                    ce parvis est aussi un lieu où les infirmes quêtent et où les commerçants
                    commercent, autant d'activités interdites à l'intérieur du Temple. Le
                    christianisme va transformer cet espace de séparation et la
                    révolution de Paul de Tarse commence précisément par son adresse à ces mêmes
                    Gentils, qu’il introduit dans le Temple; ce qui lui vaudra d’en être chassé. Le même
                    Paul n’avait-il pas entrevu d'ailleurs un « dieu inconnu » (Ignoto Deo)  annoncé sur le péristyle
                    d’un temple grec, comme un appétit divin, voire un pressentiment du
                    christianisme chez des « gentils » qui ne lui semblaient en somme pas
                    si « impurs » ? De quoi justifier cette véritable abolition du parvis
                    qu'il pratique, en les introduisant dans le « Saint des saints ».
                    Schelling devait développer au XIXe siècle l’intuition paulinienne,
                    lorsqu'il  voudra voir dans le
                    polythéisme grec une partie intégrante de ce qu’il appelle un « procès
                    théogonique » :   ce dernier étant coextensif à la conscience de soi
                    et aboutissant à cette même conscience de soi, après en avoir traversé ces
                    « représentations mythologiques »  qui la hantent lorsqu'elle
                    n’a pas encore de prise sur elle-même. « La conscience a Dieu en elle, et
                    non comme objet devant elle », écrira–t-il dans ses Leçons sur Le
                      Monothéisme,
                    avant d’avancer  que l’Universel n’est qu’un « renversement » du
                    Dieu unique du monothéisme, « l’Un extra-verti »
                    et « retourné »  sur le Tout, l’Un-Tout projeté sur les concrétudes
                    en acte et en puissance. Quant aux « représentations mythologiques »
                    de ces « gentils », mythologie de ces « gentils », avec
                    Œdipe, Médée et autres Diane d’Éphèse ne deviendront-elles pas
                    l’ « inconscient » de Freud ? C’est dire que, loin de rester sur
                    ce Parvis où l'on nous invite aujourd’hui, les Gentils ont depuis longtemps
                    intégré une conception de l’humain unifié et qui portera le nom, discutable,
                    nous le verrons, d’humanisme. Mais revenons au Parvis.
                    
                  
                     Au Moyen Âge, le Parvis était le
                    lieu des Mystères. Or, bien souvent l’espace de l’église lui-même s’ouvrait à
                    ces spectacles extravagants, avant que la hiérarchie ecclésiale ne les
                    condamne  à s'exiler, à partir de
                    1400, sur ce même Parvis. Parvis qui, vous le voyez, n’est pas un lieu sûr...
                    
                  
                  Le terme de « Gentils » n'en
                    demeure pas moins confondant. Thomas d’Aquin, dans sa célèbre Somme contre les Gentils (le titre est
                    de la main d'un copiste), entend le mot au sens de Paul, « l’Apôtre des
                    Gentils ». Il désigne les peuples des nations non-juives de
                    l’Antiquité,  bien que les discussions du théologien portent surtout sur
                    les philosophes grecs que lui fait connaître Aristote, ce « gentil »
                    à la logique duquel il ne se prive pas d’emprunter. Mais  afin de
                    consolider la « vraie religion », il traite aussi de ce qu’il appelle
                    les « erreurs » professées et pratiquées par les juifs, les musulmans
                    et les chrétiens hérétiques contre la foi catholique et la raison. Tous
                    « Gentils »? En dehors de l'Église, point de salut?
                    
                  
                  Cette polysémie des termes
                    « Parvis » et « Gentils », de mémoire ambiguë et polémique,
                    rend insaisissable le projet de ce dialogue, pour aussi pertinent qu'il puisse
                    être. Surtout, appliquée à l’actualité, la métaphore ignore la rupture  inouïe qui s’est opérée au sein du
                    christianisme, puis en dehors de celui-ci, pour donner naissance à l’humanisme
                    de la Renaissance, à la philosophie des Lumières, aux libertés et aux impasses
                    de la sécularisation, aux dangers et aux promesses de la technique enfin. La
                    nouveauté de ces événements n’a rien de « gentil », dans l'acception
                    du mot qui nous intéresse,  non
                    seulement parce que des juifs participent à cette sécularisation, mais surtout
                    parce que celle-ci n’est pas le paganisme pré-monothéiste. En « coupant le
                    fil avec la tradition » grecque, juive et chrétienne, mais aussi
                    « tout contre » elle, l’humanisme sécularisé propose une conception
                    sans précédent de l’universalité humaine, qu’elle se compose d’une diversité de
                    cultes religieux ou ne professe aucune croyance. Et c’est à partir de ses
                    propres atouts et crises, mais aussi des avancées et des erreurs passées, 
                    que cet humanisme nouveau, ni grec, ni romain, ni polythéiste, ni animiste, ni
                    même théiste – apparaît comme un processus de refondation continue;
                    exaltante et pénible, prometteuse peut-être mais à chaque pas indécidable,
                    hésitant entre diverses versions plus ou moins dogmatiques ou inconsistantes,
                    et ne pouvant s’affiner que par une permanente remise en question.
                      
                    
                  Comment entendre alors que l’ouverture
                    d’un dialogue des croyants avec cet humanisme sécularisé  puisse s’abriter dans la métaphore d’un
                    espace aussi chargé de séparations identitaires et de résorptions
                    doctrinaires  que la métaphore de
                    « Parvis des Gentils » ?  Pourrait-elle partager l’ambition d’un Henri de Lubac  dans son  Athéisme et le sens de l’homme (Cerf, 1968) lorsque, en
                    commentant « Gaudeum et spes »
                    de Vatican II, il désignait le dialogue entre « humanisme laïque » et
                    « anthropologie chrétienne » ni plus ni moins que par le terme d’
                    « affrontement » ? Un
                    affrontement qui serait un « art de la communication spirituelle »,
                    lequel « n’a pas son terme dans le sourire » (p.17), mais reste un
                    « combat » (p.19) autour des conceptions de l’homme (celle des
                    catholiques étant  un « culte
                    de l’homme », écrit-il, p.14), mais qui devrait se mener  par « la force d’une pénétration
                    spirituelle des deux protagonistes » (p.17) ?
                    
                  
                   Cet affrontement, ce combat, cette
                    pénétration mutuelle par l’art de la communication spirituelle sont-il
                    possibles  si les uns sont placés
                    sur le Parvis, et les autres détiennent le Saint des saints ? On peut en
                    douter, et craindre que l’affrontement salutaire souhaité par de Lubac ne se
                    solde par des discours parallèles  dans un espace de séparation. Mais l’intention se dit ouvrante, par delà
                    le poids des mots qui ne le sont pas. Et ceux qui s’y engagent aujourd’hui
                    feront certainement de leur mieux pour relever le défi. Merci donc de ce
                    projet, de cette invitation, de ce pari.
                    
                  
                    
                    
                  
                  1. Pourquoi oser : Sartre et
                    Heidegger
                    
                  
                   Lorsque avec et au travers les heurts des
                    religions, des valeurs de liberté et d'égalités des chances secouent
                    aujourd'hui la planète, n'est-ce pas à l'humanisme universaliste que ces
                    mouvements se réfèrent et font appel? J’intitule pourtant mon propos
                    « Oser l’humanisme ». Pourquoi ?  Quand il  se fige en systèmes – celui d’Auguste Comte ou de Marx, en passant par
                    ce « radicalisme sécularisé » dont Sartre affirme qu'il  conserve les valeurs morales de la
                    religion mais abandonne leur garantie divine, et qui sont par conséquent autant
                    de  théologies qui s’ignorent -
                    l’humanisme  apparaît  comme une survivance  métaphysique. Il déplace le culte divin
                    de l’Absolu dans la Société ou dans la Nature Humaine, pour échouer dans
                    une sociolâtrie ou une humanolâtrie que la philosophie contemporaine n’a pas manqué de brocarder. Heidegger ne
                    disait-il pas que des « étiquettes de ce genre (…) entraînent le
                    malheur » ? On songe au mot célèbre de Mme Roland sur l'échafaud, à
                    l'époque de la Terreur : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom
                    ! », mais aussi au goulag dans lequel s’est échoué l’ « homme
                    nouveau » du communisme, sans parler des impasses, ni des malversations
                    dans lesquelles se compromet le « droit-de-l’hommisme » » ;
                    et Heidegger de s'interroger s’il est encore nécessaire de redonner un sens à
                    ce mot...
                    
                  
                   
                    
                  
                   Les deux textes sur l’humanisme qui firent
                    date après la Shoah, L’existentialisme
                      est un humanisme de Sartre  (une conférence de 1945) et la  Lettre  sur l’humanisme (à Jean Beaufret) de
                    Heidegger, (en 1946), font à peine allusion à la généalogie biblique et
                    évangélique de ce concept. Heidegger souligne surtout sa provenance romaine. Tandis
                    que Sartre insiste sur la liberté dans l’existence qui, chez l’humain, précéderait l’essence ;  Heidegger développe  la proximité
                      ex-statique de l’Être dont l’homme serait le Berger : celui-ci
                    s’abrite dans le langage, mais reste
                    « celé », inaccessible à la philosophie. Inconciliables et
                    incomparables (conférence de
                      circonstance, chez Sartre ; texte méticuleusement écrit par Heidegger), ces deux réflexions majeures
                    ont cependant ceci en commun qu’elles proposent des visions de l’homme qui
                    n'ont pas à affirmer leur « athéisme », se gardant même de commenter
                    l’idée de Dieu (l’élection de l’homme
                    par Yahvé dans la Bible ; un Dieu-Amour fait Homme selon les Évangiles),
                    comme l'avaient fait auparavant Descartes, Kant, Shelling et Hegel – en philosophes qui affrontaient la théologie.
                    
                  
                  Avec une naïveté feinte, Sartre 
                    affirme qu’il « est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui
                    disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel
                    intelligible ».
                    Dès lors, « l’homme, sans aucun secours, est condamné à chaque instant à
                    inventer l’homme » ; promesses et risques donc de cette liberté,
                    car la « valeur n’est autre chose que le sens que nous choisissons ». Plus
                    prudent et « poïétique », Heidegger «  ne se décide ni pour ni
                    contre l’existence de Dieu», et n’adhère pas pour autant à
                    « indifférentisme » (sous-entendu ici l’agnosticisme) ;
                    puisque,  « en ce moment où nous sommes du destin mondial »,
                    « la pensée ne dépasse pas la métaphysique en la surmontant(…):
                    mais en redescendant jusqu’à la proximité la plus proche … [cette]
                    descente conduit à la pauvreté de l’ek-sistence de l’homo humanus ». Cette pauvreté où le philosophe cherche
                    l’humain réside dans l’ « éclaircissement » qui vient du
                    langage : par la simplicité insolite de la parole, où les lois éthiques
                    ont « redescendu »,  selon le dire du poète, avant de céder au
                    « pas  lent » du « paysan à travers la campagne »,
                    pour clore cet « amour de la sagesse » qu’est l’humanisme selon la
                    Lettre à Baufret.
                    
                  
                    Quels que soient les multiples visages DES humanismes que je viens
                    d’esquisser à larges traits, qu’ils assument leur athéisme ou évitent de le
                    faire, les interrogations sur l’humanisme laissent « vide la part du
                    vide » que « recouvre ce mot le plus fort, le plus auguste et le plus
                    opaque qui puisse exister, Dieu » et
                    tentent de construire une représentation de l’homme, en « transvaluant », selon Nietzsche, certaines
                    représentations antérieures issues de la tradition
                    grecque-biblique-évangélique : « L’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de
                    l’homme », écrit Heidegger qui ne
                    semble pas si hostile tout compte fait à un humanisme… à repenser sans fin. À
                    condition de viser un tel « haut » dans la « descente »
                    vers la plus profonde pauvreté du langage : celle du poète, et jusqu'au
                    « pas du paysan ».
                    
                  
                   C’est dans cet esprit que j’évoquerais trois moments dans lesquels s’est
                    cristallisée l’idée de l’homme sécularisé, en débat avec la tradition de
                    l’Antiquité, du judaïsme et du christianisme, et face aux mutations
                    historiques, techniques et scientifiques : Érasme, le XVIIIe siècle français, Freud. Pour  montrer que c’est moins une négation de
                    Dieu qu'elle nous propose qu'une interrogation sur l’« être de
                    l’homme »,  qui s’avère
                    coextensif aussi bien au besoin de croire propre à la religiosité anthropologique (à
                    distinguer de la Religion institutionnalisée)  qu’au désir de savoir qui anime la liberté de penser : deux universaux humains qui conduiront
                    l’humanisme dit sécularisé à renoncer à fixer un Objet Absolu du désir pour
                    tous, sans pour autant renoncer  au
                    besoin de croire ni au désir de savoir, et moins encore aux moyens de les
                    élucider.
                    
                  
                  2.
                    Parmi les bâtisseurs : Érasme, les Lumières, Freud
                    
                  
                  2.1.
                    Érasme ou comment apprivoiser la folie
                    
                  
                    Contrairement à une idée reçue, Érasme ne cherche pas à réhabiliter l’homo romanus quand il écrit son Éloge de la
                    Folie, publié en 1511. Pas de  système philosophique, aucun programme politique : au moment de sa
                    cristallisation chez Érasme, l’humanisme
                      est  une expérience du langage qui apprivoise la folie et rêve de paix.
                    Message de modération ? Ou, plus exactement, en
                    donnant des mots aux errements fous des hommes, l’humanisme essaie-t-il
                    d’éviter le carnage des guerres, notamment celles dites de Religion? 
                    Insaisissable dissident, Érasme l’« anguille »  échappe des
                    mains de Luther comme au contrôle du Vatican. Sa cohabitation studieuse et
                    inspirée avec la culture gréco-romaine l’oblige à retraduire la Vulgate, tout
                    en faisant l’apologie de son auteur, saint Jérôme. Mais là où ce Néerlandais
                    s’impose comme la figure majeure de l’humanisme renaissant, c’est bien dans son
                    art d’apprivoiser notre inquiétante
                      étrangeté, celle qui est la plus troublante, en effet, parce qu'elle est
                    aussi la « plus proche », que ce soit la folie (dans l’Éloge) ou l’immaturité de l’enfance qui
                    ne cesse de nous habiter (dans la Civilité
                      puérile, 1530, destinée au Prince Henri de Bourgogne). L’humanisme de la Renaissance se sépare de la théologie quand le
                        théologien  Érasme, féru de
                        rhétorique antique, s’exprime par la bouche de Dame Folie : « Sans
                        moi (déclare-t-il/ déclare-t-elle), le monde ne peut vivre un seul instant .» N'étant pas d'essence sacrée, ni un
                        animal rationnel, l’humain serait-il donc une existence folle,  une
                        singulière aberration, ni tragique ni comique, encore qu’elle puisse être les
                        deux ? Ainsi Dame Folie est mon alter ego, le vôtre, celui des saints aussi.
                        Nous sommes tous dédoublés, dissociés, « clivés », comme le disent
                        aujourd’hui les psys, mais chacun l'entend différemment. Que faire ? Ni péché, ni
                          absolution, Érasme nous offre, très exactement, une déclamation. Il installe Dame Folie sur des tréteaux de
                          foire : son éloge serait-il une satire ? Pourtant, ce n’est pas lui
                          qui parle, je est déjà un autre, une autre, femme qui déraisonne, je-elle passe en revue les turpitudes, les
                          guerres, les carnages des passions en rut qui n’épargnent personne, la
                          dévastation en cours. C’est un pamphlet ! Pas tout à fait, j’ironise. Et
                          ce n’est pas tout : pour finir, Dame
                            Folie s’empare doucement des apôtres eux-mêmes, des mystiques et des amants.
                             Théâtral, polyphonique, « stade esthétique ironique » (Kierkegaard),
                            l’humanisme ici ne nous transcende
                            pas, il nous cherche plutôt dans le plus
                              inavouable. Et fait le pari de vivre
                                ensemble quand, après avoir emporté la morale et les valeurs, les passions
                            défraient la conscience elle-même. Lorsque, vingt ans plus tard,  Érasme
                            se fait pédagogue, il garde cette même attitude qui « ne dépasse
                            pas » mais  « apprivoise » la vulnérabilité des humains :
                            aucun théomorphisme, pas de culte de la « bonne
                            Samaritaine », encore moins  du « surhomme ».  Il
                            demandera simplement  aux enseignants de « revivre l’enfance »
                            par le truchement du jeu. Cette « éjouissance »,
                            dira Montaigne. Et sans oublier qu’un code éthique soutient le jeu pour le
                            transformer en projet de vie. Paul de Tarse l’avait dit : « Frères, ne
                            soyez pas des enfants sans le rapport du jugement ; mais faites-vous
                            enfants sous le rapport  de la malice et, pour le jugement, soyez des
                            hommes faits »(Cor. 14, 20). Érasme le savait,
                            qui a transformé la lettre du message paulinien en expérience intérieure et en
                            transmission.
                            
                          
                  
                     
                  
                  2.2. Diderot
                    et Sade : infirmité, passion, impudence d’énoncer
                    
                  
                    Voyons comment, ainsi annoncé, l’humanisme se détache de ce qu’on a pu
                    appeler a posteriori l’ « humanisme chrétien » que résumerait le
                    « dépassement » pascalien : « Apprenez que l’homme passe
                    infiniment l’homme… Écoutez Dieu. »
                    
                  
                     Depuis Nietzsche,  qui l’a formulé à la fin du XIXe
                    siècle,  le diagnostic se répand et
                    s’aggrave : en assignant aux humains le souci de s’élever, de se
                    transcender, l’humanisme chrétien, et certains courants dits humanistes à sa
                    suite,  imposeraient  une double et dangereuse image de
                    l’homme. D’une part, la créature pécheresse, déchue, ou « bionégative » ; de l’autre, l’incitation à
                    l’héroïsme qui s’achève dans l’ « existentialisme de
                    l’obstination » (Sloterdijk) au quotidien, voire
                    le culte olympien. Toujours déjà en manque de Dieu et frappé d’un défaut
                    originaire (le « péché originel» des théologiens ; la « prématuration » selon l’approche bio-psychologique),
                    l’humanité serait une espèce handicapée ; tandis que l’humanisme  qui en découle se voit condamné à se
                    retirer  dans la  seule universalité qui lui reste, celle
                    des douloureux et des  infirmes. Ces
                    vestiges d'un christianisme expiatoire s’accompagnent de leur envers symétrique
                    et solidaire – l’héroïsation de la vulnérabilité universelle dans le
                    sacre des jeux Olympiques, et dans cette forme « politically correct » du handicap qui ne le supporte, au sens médiatique du terme, que
                    s’il parvient à remporter une médaille à ces mêmes jeux. Un courant majeur du
                    prétendu humanisme moderne, normatif, normalisant, épris de performance et de
                    compétitivité entrepreneuriale dans la course
                      du « travailler plus pour gagner plus », partage  cette
                      philosophie. Tandis qu’un autre, sous prétexte de le déconstruire, flatte le
                      déni de cette exclusion la plus sournoise qu’est le handicap, qui fait peur
                      parce qu’il nous confronte à la mortalité psychique et physique , aggravant
                      l’indifférence croissante du corps social et des pouvoirs politiques à cet
                      égard.
                      
                    
                     Je ressens la réduction de
                    l’humanisme à ces deux extrêmes (misérabilisme/ « fragilitisme »  et obstination réparatrice ou héroïsante) comme une véritable maltraitance de
                    l’expérience spécifique et complexe des personnes en situation de handicap. J'y
                    vois un oubli de deux composantes essentielles de l’humanisme. Tout d’abord,
                    l’éthique du bonheur et de la liberté chez  Baruch Spinoza, dont je
                    ne  rappellerai que le célèbre « Deus sive natura » du Traité Théologico-philosophique, avec
                    ses multiples interprétations libertaires, athées et aujourd’hui
                    écologiques sur fond de crise climatique et nucléaire ; ainsi que la
                    toujours énigmatique formule de réconciliation dans l'Éthique : «
                    Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini.» Ensuite, celle des
                    Lumières françaises qui, avec Diderot et Sade notamment, ouvrent plus
                    courageusement que jamais la scène des passions singulières  et du comment vivre ensemble avec elles.
                    
                  
                        L’ex-chanoine
                    Diderot  n’avait pas oublié  la misère du corps humain. Il l'a
                    cherchée dans le corps handicapé, précisément, d’un aveugle de Cambridge :
                    géomètre de génie qui avait l’« âme au bout des doigts » et  calculait  comme personne des volumes qu’il n’avait
                    jamais vus. Diderot lui consacre sa Lettre
                      sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) où, s’insurgeant
                    ainsi, par le biais du handicap, contre la théologie de la prédestination, de
                    déiste qu’il était devint athée, ce qui lui valut d’être embastillé. L’humanisme politique est né, qui fait
                    de l'aveugle un sujet politique, et invite le groupe social à assumer ses
                    responsabilités vis-à-vis de l'irréparable. De surcroît, l'encyclopédiste va
                    bientôt approfondir cette dimension « horizontale » du nouvel humanisme interactif. Sa « Lettre sur les sourds et les
                      muets » (1751) procède par glissements de sens pour s’adresser à tous ceux qui ne savent plus ni
                    écouter ni entendre. Tout en prenant
                    à partie l’obscurantisme et en appelant de ses vœux la liberté de pensée sous
                    la monarchie,  il en appelle à l’espace intérieur de chacun, à
                    l’expérience subjective de ce qu' « écouter » et
                    « entendre » veut dire.  S'est-il  rappelé
                    l’Evangéliste  Jean ?
                    « Magnifique celui qui lit et ceux qui entendent  » (Apc 1,3). En un temps de catastrophe sociale ou
                    cosmique comme celui que nous vivons, c’est par une réinvention des capacités
                    de penser que la vie pourra recommencer, non pas une vie purement
                    physiologique, qui serait une zoo-logie, mais une bio-graphie (en souvenir d'Aristote) : une irréductible
                    subjectivité qui soit partageable.
                    
                  
                  Désir
                    et plaisir de créer des liens, de vivre ensemble, sans oublier la
                      capacité d’être seul : avec les Lumières et jusqu’à Freud, l’humanisme sera surtout un érotisme, au
                      sens étymologique du terme, ni «en manque » ni tragique, mais créativité
                      innovante. D’emblée, cependant, une aporie l’accompagne : comment  serait-il possible de vivre cet érotisme
                      sans le mélange de contraintes, de répressions et d’illusions que tissent
                      autour de lui les religions ? Diderot, qui aborde vaillamment le
                      dilemme,  peine à trouver la réponse
                      dans l’Entretien d’un philosophe avec la
                        Maréchale de ***, laquelle, en écho au pari pascalien, demande à ce maître
                      ès incrédulité : «  Que
                      gagnez-vous donc à ne pas croire ? » On n’est pas moral pour rien,
                      sous-entend l’interlocutrice, et si Crudeli le
                      philosophe ne cherche ni dédommagement du Ciel ni jouissance sur terre,
                      « cela est triste », conclut-elle. La seule solution que propose
                      l’athée à la Maréchale, pour suppléer la religion dans le refoulement des
                      passions mauvaises, c’est  un  « penchant naturel à la
                      bienfaisance » fortifié par l’éducation et par l’âge. La bonne catholique n’y croit guère et il faudra attendre cet
                      argument massue du philosophe qui mettra fin au dialogue : loin de pallier
                      les passions, les religions au contraire attisent celles-ci  et, fondées sur un être incompréhensible
                      au sujet duquel les hommes ne parviennent pas à s’entendre, elles sont sources
                      de dissensions. 
                        
                      
                  Par ailleurs, la charge de l’écrivain
                    persifleur contre la claustration abusive dans La Religieuse tourne court : les amis de Diderot le trouvent en
                    larmes, ne pouvant, de son propre aveu, terminer le manuscrit de « ce
                    conte à moi que je me fais ». Réchappée du couvent, sa religieuse ne
                    trouve pas plus de sens à sa vie que  Diderot lui-même pour en faire un roman.  Il le retrouvera dans Le Neveu
                      de Rameau : par le dialogue
                        entre Lui – le musicien libertin et spasmodique et Moi – le
                        philosophe, qui annonce un humanisme de la complexité psycho-sexuelle, et dont
                    « impudence d'énoncer » (le mot est de Hegel) sera la marque
                    distinctive de ce nouvel humanisme émergent que  la Phénoménologie de l'esprit  appréhende dans le concept de la  « culture » et tout
                    particulièrement la culture française.
                    
                  
                  En effet, et tandis que, dans sa Nouvelle Héloïse et dans son Émile, Rousseau invente le couple moderne
                    biface, à la fois abri pour la procréation et pouponnière de citoyens pour
                    l’État bourgeois,  c’est l’impudence d’énoncer qui explose dans les œuvres du  Marquis de Sade. Elle  dévoile la cruauté de la toute-puissance
                      pulsionnelle des hommes et des femmes, quand ils prétendent s'affranchir de la
                      Cause divine et des lois morales qu'elle édicte pour égaler un infini non plus
                      placé dans l’au-delà, mais au ras des passions. Du Dialogue entre un prêtre et un moribond au château de Silling dans les Cent
                        vingt journées de Sodome, le libre cours des désirs les plus singuliers s’oppose à la fois au déni du plaisir par les interdits
                      religieux et à la massification de
                        celui-ci par les dogmes, qu'ils soient religieux ou politiques. C’est dans
                      la précision épurée du langage, et dans le cercle de micro-sociétés aussi secrètes que fantasmatiques, en discret rappel des monastères de stricte
                      observance, que cette vérité cruelle du désir se déploie, à la personne la plus
                      extravagante du singulier. Insoutenable transgression de la loi morale,  la jouissance singularisée à mort se
                      formule nécessairement comme un blasphème, jaloux du pouvoir de l’Être suprême lui-même fut-il religieux ou
                      républicain, démasqué in fine comme un « Être suprême en
                      méchanceté ». La réalisation de ce jouir monstrueusement particulier ne
                      pouvant qu’être immonde, c’est en renonçant au monde que l’écriture de Sade
                      jouit d'éclairer, en son  imagination
                      sans frein, les inépuisables débauches des passions.
                      
                    
                  L'Énergie noire de ce nouvel Éloge de la
                    folie, tel un envers satanique du théisme, une sarcastique catastrophe de
                    l’humanisme classique, abandonne la prudence humaniste des prédécesseurs. Et ses
                    propres apories signalent au lecteur, fasciné ou torturé,  le vide de l'infinie transcendance qui
                    se solde par la cruauté de l'infini désir à mort, ainsi
                    que l'impasse de humanisme qui, lorsqu'il censure cette « impudence
                    d'énoncer », déchoit de son ambition à sonder l' « être de
                    l'homme ». Le vide que la modernité est loin d’avoir comblé : comment
                    penser  « en monde »,  partager dans la réalité des liens
                    humains, l’infinie poussée du désir et ses effondrements - sans le code
                    protecteur édicté par la Cause divine et sa consubstantielle conscience
                    morale?
                      
                    
                  
                     
                  
                  2.3. Freud : entre besoin de
                    croire et désir de savoir
                    
                  
                    Ici intervient la découverte de l’inconscient et s’esquisse une nouvelle
                    version  de l’humanisme :
                    encore et toujours passée sous silence, « celée », pour reprendre le
                    mot de Heidegger. Loin de biologiser l’ « essence de l’homme »,
                    Freud place dans l’inconscient les logiques des pulsions et des désirs,  envisageant ainsi des économies complexes
                    d'une expérience subjective tissée des pulsions de vie et de mort, des
                    processus primaires et secondaires, de leurs représentants et de leurs
                    représentations, des rêves et affects, des désirs, idéalisations, sublimations,
                    perlaborations.
                    
                  
                    Juif athée et aventurier des passions, l’homme des Lumières que fut
                    Sigmund Freud ne se laisse pas happer par les raffinements voluptueux, à la
                    manière d'un marquis de Sade, pas plus qu'il ne se montre sensible à la
                    « perception illimitée d’union avec le Grand Tout » dont lui parle
                    une de ses élèves les plus douées, Lou-Andréas Salomé. Dès 1911, dans ses
                    « Formulations sur les deux principes du cours des événements
                    psychiques », Freud postule  une « révolution psychique de
                      la matière » qui constitue l’hominisation et spécifie l’être
                    humain : à l’omnipotence du « principe de plaisir » qui domine
                    le vivant, et l’humain à ses débuts, succède  l’instauration du « principe de
                    réalité ». Pour ce faire, les pulsions se portent contre l’identité de
                    l’organisme vivant, et dans l’acte souvent le plus passionné, un chiasme
                    advient : l’identité sensible, percevante et sensuelle du vivant se
                    décompose ( jusqu’à inspirer le goût du néant et de la
                    mort), mais une partie de l’énergie pulsionnelle est investie comme représentation psychique. Dans cette nouvelle réalité qu’est la représentation psychique va s’accomplir
                    (nous verrons comment) une assomption de la singularité qui se représente comme
                    une unité symbolique transcendant
                    l’organisme, et distincte de la réalité objective extérieure . Baudelaire dit-il autre chose quand, en « parfait alchimiste », 
                    il détaille le «  goût de l’infini » et déclare : « tu m’as
                    donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (11)?
                    
                  
                     Entendons par là que, tandis que
                    la pulsion animale suit  la voie
                    générale de l’espèce, la  représentation psychique ( la psychisation)  renonce à la satisfaction pulsionnelle
                    immédiate, et c’est une réalité psychique d’une nouvelle espèce, que l’humain prend pour but de ses plaisirs
                    d’un nouveau type. On dira qu’il l’« investit »,  (Besetzung, en
                    allemand, Cathexis en anglais :
                    retenons ces mots). La réalité psychique distincte de la réalité du corps et de
                    son milieu, devient donc à son tour source de plaisir, dans la quête d’un objet
                    de désir qui sans fin se dérobe.
                    
                  
                  Ce modèle théorico-clinique de Freud
                    opère en fait une refonte entre, d’une part, les impératifs des passions
                    dominées par l’excitation et, d’autre part, les contraintes au renoncement qu’impose la vie sociale : une
                    dichotomie que Diderot comme Sade avaient laissée sans solution dans le non-dit
                    et le suspens de leurs fictions. Le modèle
                      freudien croise l’origine de la raison avec la racine du désir. Sous la
                      pression de facteurs biologiques, économiques et culturels, l’hominisation
                      serait ainsi « comparable à un processus organique » qui
                      « déplace les buts pulsionnels et fait que les hommes répugnent à ce qui
                      leur était insupportable ; il semble aussi que le renforcement progressif
                      de l’esprit scientifique en  soit une partie essentielle». 
                          
                        
                  Un autre pas décisif accompagne cette
                    théorie freudienne du « parlêtre » (Lacan)
                    : le renoncement aux satisfactions pulsionnelles au profit des investissements
                    psychiques s’appuie, dans l’histoire de l’Homo sapiens, sur la
                    « désirance du Père », à savoir le désir d’investir le Père et en
                    même temps être investi par lui. En prenant plaisir à la représentation
                    psychique, et par le biais de l’investissement
                      de la fonction paternelle, l’humain
                    s’ouvre la voie au développement de la pensée, qui va le distancier
                    –  sans qu'il en soit jamais coupé – de la racine du couple
                    plaisir-cruauté. Plutôt que dans leur seule mise en acte à travers les plaisirs
                    ou le seul renoncement sous couvert d’illusions religieuses, il trouvera son
                    avantage, les bénéfices de plaisirs, dans l'élucidation de ses désirs.
                    
                  
                  
                     
                  
                    Cette psychisation comporte une condition
                    majeure indispensable : la fonction paternelle.
                    
                  
                     Tandis que  Romain Rolland conduit Freud  à distinguer, au contact maternel, un
                    « sentiment océanique » comme le prototype de l’extase dans lequel
                    excelle l’expérience religieuse, c’est  l’identification primaire, Einfühlung, avec  la figure du Père de la
                    « préhistoire individuelle »   qui oriente  (selon le psychanalyste) le but pulsionnel
                    : elle le détache de la seule satisfaction sensorielle,  et soutient sa capacité d’investir  les  représentations psychiques .  Notez que nous sommes ici avant la
                    révolte d’Œdipe contre Laios, et que très tôt  le futur être parlant investit la fonction du père qui le reconnaît et
                    qu’il reconnaît : non pas le père comme « objet » de
                    satisfaction, mais comme pôle d’identification - dons et attentes
                    réciproques de reconnaissance.
                    
                  
                   L’acte psychique ici mis en évidence,
                    l’ « investissement »,  se dit  en sanscrit  kredh, sraddha, , en latin : credo.
                    Ce chiasme du biologique en psychique, par le truchement de
                    l’ « attente croyante » (entre
                    le Père et le Sujet parlant en voie de constitution, transforme le vivant en
                    être psychisant-parlant-pensant. C’est bien cette
                    dimension de représentation, c'est-à-dire la capacité de faire sens au plus
                    près de la conservation de l’organisme vivant-sentant-sensible, qui fait l’être de l’homme dans l’écoute que
                    Freud nous a léguée. Portée par le désir maternel pour
                      le père (le sien et/ou celui de l’enfant), cette Einfühlung  – « unification »,
                      « devenir UN » avec le père – constitue une occurrence pré-religieuse
                      du « croire » comme un besoin anthropologique universel. De ce fait,
                      cette Einfühlung dans le besoin de croire apparaît comme une précondition du langage franchissant la dyade océanique mère/infans et s’adressant au Tiers où
                      s’accomplit  l’ « assomption
                      du sujet ». « J’ai cru et j’ai parlé », dit le psalmiste  (Ps
                        116), repris par Paul dans sa Deuxième Epître aux Corinthiens (4, 13).
                          
                        
                   Le monothéisme célèbre cette vérité
                    anthropologique qu’est la désirance du
                      père  par l’intermédiaire du besoin de croire frayant la voie à la parole.  Lacan l’exprime à sa façon :
                    «  Pour un rien, le dire ça fait Dieu. »  Freud lui-même sera convaincu que les
                    religions institutionnalisent certaines étapes de cette dynamique, et
                    consolident parfois le plaisir d’imaginer et de penser,  mais le plus souvent entravent le désir
                    d’innover en pensant.  Au contraire,
                    un certain renoncement pulsionnel et
                    le besoin de croire repris par le désir de savoir dans l’expérience
                    complexe de la subjectivité, lui paraissent nécessaires à la culture, quelle
                    qu’elle soit, pour faire lien,
                    c'est-à-dire constituer les communautés dans l’histoire. Autrement dit, une
                    « religiosité » sous-jacente aux institutions religieuses
                    historiquement constituées, s’avère la condition nécessaire indispensable au
                    développement du désir de savoir. Ce besoin de croire, cette religiosité
                    anthropologique ne peuvent pas se
                    dissoudre, ils ne peuvent que « se sublimer ».  Et surtout de se remettre infiniment en
                    question, par le désir de savoir qui éclate dans la curiosité de l'enfant et
                    dans l'irréstistible élan du chercheur.
                    
                  
                   Mais si « toute culture doit nécessairement s’édifier sur la contrainte et
                    le renoncement pulsionnel », on ne doit pas pour autant confondre
                    celui-ci avec le « refoulement  secondaire» imposé par les
                    contraintes sociales et religieuses ou les obstacles psychiques. Graduellement,
                    culturellement, voire biologiquement conditionné, ce domptage pulsionnel optimal
                    ne s’effectuerait que dans l’investissement du lien au Tiers (confiance,
                    créance, reconnaissance, foi) comme aux autres humains. Ainsi comprise, nous
                    l'avons vu, comme « processus organique » de déplacement des buts
                    pulsionnels, le besoin de croire (ou « religiosité » distincte de
                    « la religion » et « les religions ») est une partie
                    intégrante de l'humanisme, selon de cet athée « de cœur et de
                    raison » que fut Freud.
                    
                  
                    La complexité de cette construction de
                    l’Être Humain  esquissée par Freud, se traduit et se développe aujourd’hui
                    dans l’écoute de l’expérience psychique que nous confient les analysants. Par ailleurs,
                    et à rebours, cette modernité nous permet d’en redécouvrir les prémices dans les
                    hauts lieux de l’expérience intérieure que nous a laissés la tradition religieuse, notamment mystique.
                    
                  
                     Pour être verticale dans son
                    dépassement ascensionnel vers la Loi ou l’Idéal, l’expérience intérieure de l’Homo religiosusn’est
                    pas exclusivement ascétique, mais comporte son enfer comme son paradis.  La mystique, en particulier,  a construit la complexité psychosexuelle
                    de l’homme et de la femme occidentaux : « Ego Affectusest », et « Credo Experto », a dit saint Bernard, homme
                      guerrier et amoureux, croisé, contemporain des troubadours, précurseur de la
                      Renaissance; « Je demande à Dieu de
                        me laisser libre de Dieu », insiste de son côté Maître Eckhart,
                      léguant son vocabulaire mystique à la philosophie allemande ; « Jouez, mes sœurs, aux échecs, oui,
                        pour faire échec et mat au Seigneur », avance enfin dans un sourire
                      Thérèse d’Avila.
                      
                    
                   Cependant, parallèlement à ces avancées
                    dans le besoin de croire, où selon Freud toujours, mystique et psychanalyse
                    viseraient un « point d’attaque similaire », la psychanalyse –
                    avec les sciences humaines – soulève une question plus générale
                    concernant la structure même d'Homo religiosus. Celui-ci ne saurait éclairer l’hainamoration qui le porte, qu’en faisant un pas de
                    côté et en se prenant lui-même pour objet de pensée. Pourrait-il ouvrir sa théo-logie aux multiples interprétations des multiples
                    variantes des besoins de croire ?  La recherche psychanalytique  fait le pari qu’il est possible de dire l’amour de l’autre,
                    infiniment ; de s’analyser en l’analysant, infiniment ? La
                    psychanalyse serait-elle une des variantes de la théo-logie ?
                    Sa variante ultime, qui sait, hic et nunc ?
                    
                  
                  
                    
                    3.        
                    
                    Les nouveaux acteurs de l’humanisme : les
                      femmes, les mères, des adolescents
                      
                    
                  L’écoute psychanalytique nous permet
                    d’aborder de nouveaux acteurs de l’humanisme – les passions
                    libérées,  les femmes, les mères,
                    les ados  (parmi d’autres),  dont l’irruption dans la culture et la politique embarrasse aujourd’hui
                    les idéologies traditionnelles, qu'il s'agisse des dogmes des religions
                    révélées ou des défaillances de  l’humanisme.
                    
                  
                   On ne le dira jamais assez : de Théroigne de Méricourt à Louise Michel et Simone de
                    Beauvoir, l’humanisme est un féminisme. Pourtant, l’accès –inachevé – des femmes à la liberté d’aimer, de
                    procréer, de penser, d'entreprendre, voire de gouverner, ne peut faire oublier
                    que la sécularisation est la seule
                      civilisation qui n’a pas de discours sur la maternité, bien qu’une partie
                    importante de la recherche en psychanalyse contemporaine se consacre
                    aujourd’hui à la relation précoce mère/enfant.
                    
                  
                  Qu’est-ce qu’une mère ? En
                    expérimentant le plus bouleversant des événements qui soient pour les vivants,
                    l’accouchement,  placée en sentinelle
                    à la frontière de la vie et de la mort, entre l’accueil érotique du partenaire,
                    la gestation d’un inconnu et l’expulsion de l’infans qu’elle amènera à la parole et à la pensée, la mère est l’actrice majeure du « refoulement
                    originaire » avec lequel s’inaugure la capacité de langage.  Par son
                    « action spécifique » (écrit Freud dès l’Esquisse), ou sa « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott ), la mère apaise, puis satisfait l’excitation et
                    l’angoisse ; elle l’écoute, la déchiffre, l'interprète et la nomme. Source
                    de survie et de sens, elle ne se contente pas  – pas toujours en tout cas –
                    d’ordonner ni de garantir l’ordre, même si le contrat social lui intime de le
                    faire et qu’elle puisse se complaire souvent à cela jusqu’au conformisme et à
                    la servitude volontaire. Contre lesquelles les féministes se sont révoltées, en
                    rejetant la maternité elle-même avec ses abus. Car, avec un peu de chance et
                    avec l’aide du père, une mère est capable de tisser les liens sensoriels et
                    nommables.
                      
                    
                  Elle est l’actrice de ce que
                    j’appellerai la reliance. Avant  le besoin
                      de croire que cristallise l’identification primaire avec le Père de la préhistoire individuelle,  la reliance maternelle est à l’aube du psychisme, précédant ainsi le besoin de
                    croire  que  les religions institutionnaliseront. La
                    mère construit avec chaque nouveau-venu un code sensible, le pré-langage, et
                    transforme le tactile en tact pour amener l'infans au langage. Comment un sujet
                    femme, amante de surcroît et chaque jour plus requise professionnellement
                    pourrait-elle dire « je » à ce carrefour de la passion /vocation
                    maternelle ? Elle n’en parle pas,  elle s’en affole parfois :
                    l’humanisme moderne est confronté aussi à cette folie maternelle,  doublure de l’emprise maternelle (dont
                    parle seulement son fils le poète, scandalisé par ce pouvoir dont la mère est
                    supposée jouir sans le dire :  « Elle-même
                    prépare au fond de la Géhenne/ Les terribles bûchers consacrés aux crimes
                    maternels ».
                    Les religions l'oublient ou en font une déesse, mais sa tendresse, sa finesse,
                    ses ruses, sa passion leur échappent. « La femme  libre n'est pas encore née »,
                    écrivait Simone de Beauvoir. La mère libre encore moins, et il n'y aura pas de
                    nouvel humanisme sans que les mères  aient su prendre la parole. Et c’est chez Thérèse d’Avila priant Marie
                    que je trouve comment accompagner la maternité, en partant de cette reliance entre
                    biologie et sens, où la mère rencontre le premier autre, et en passant par la part d’adoption qui habite toute
                    maternité. Fallait-il donc être une sainte pour construire une autre maternité,
                    définie en ces termes  : « ne pas seulement jouir de soi et pour soi », mais
                    « penser du point de vue de l'autre » et « ne jamais se lier les
                    mains »?  En d’autres
                      termes, la maternité de reliance est un processus permanent
                      d’adoption d’étrangetés. Et d’éclosions : au sens que Colette
                      prêtait à ce terme floral qu’elle aimait, c'est-à-dire le perpétuel
                      renouvellement, une cascade de surprises dans la vie du corps et de l’esprit.
                      Pour le meilleur comme pour le pire.
                        
                      
                     Mais si l’humanisme est un féminisme, il est aussi adolescence. Pourquoi ces ados anorexiques, suicidaires, toxicos, incendiaires, ou encore
                    rêveurs, novateurs, libérateurs, romantiques  fascinent-ils et font-ils peur?  Parce qu’ils sont  amoureux en quête d’idéaux. Les
                    ados : des malades d’idéalités. Non pas des chercheurs en laboratoires
                    comme le sont les enfants qui veulent tout savoir, mais  des croyants qui croient durs comme fers
                    que l’Objet d’Amour Absolu existe. Et puisqu’ils ne le trouvent pas, ces  Adams et Eves,
                    ces Roméos et Juliettes deviennent des nihilistes, des casseurs, des kamikazes.  La sécularisation est aussi la seule
                    civilisation qui manque de rites d’initiation pour ses ados. Les psys, les
                    éducateurs, les sociologues, les parents pourront-ils  déchiffrer  ces «  maladies
                    d’idéalités », ses besoins de croire, qui se cachent sous les excès
                    érotiques et les passages à l’acte mortifères (thanatiques)
                    des ados ?
                    
                  
                     Pour finir, j'évoquerai les défis
                    de la technique et de l’interculturalité, que
                    l’humanisme, si décrié, est appelé à relever; car j'ai la hardiesse de penser
                    qu'il peut se reconstruire de façon continue.
                    
                  
                  
                    
                    4.        
                    
                    Expérience intérieure et hyperconnectivité  
                      
                    
                              Un
                    nouveau paramètre surgit : « Il y a toujours de l'information. »
                    Assistons-nous, au seuil du troisième millénaire, dans la culture de
                    l’entreprise hyperconnectée et des technologies
                    intelligentes qui s’introduisent dans l’intimité la plus réservée, désormais en
                    voie de colonisation biotechnique, à la disparition de l’espace intérieur dont jouissait Thérèse dans ses sept
                    « demeures », et que
                    Diderot cherchait déjà, avec les sourds et les muets, à réhabiliter ?
                    
                  
                   Au terme de
                    sa Critique de la Raison pure, Kant entrevoit la possibilité d'un « corpus mysticumdes êtres raisonnables en lui ». Mais la
                    métaphore kantienne de l'union avec soi-même et avec le tout
                      autre ne peut s'entendre au seul sens, galvaudé et en faillite de nos
                    jours, de la « solidarité », voire de la « fraternité » par Twitter  interposé. L'universalité proclamée des droits de l'homme n'a toujours
                    pas conduit notre global village à une éthique exemplaire, et la
                    transparence médiatique de l'ère postmoderne accentue plus cruellement que
                    jamais la persistance de la barbarie. La liberté étant synonyme de désir,
                    comment puis-je entrer en « union » avec mes désirs à mort et avec ceux de tout
                    autre, sinon en m'exilant de ce moi que j'aurais passionnément exploré, pour
                    transmuer mes pulsions et désirs eux-mêmes, à écoute de la liberté de tout
                    autre, du Tout Autre? Ce pacte, qui tient sous son empire le sujet mystique, ne
                    se réduit pas aux seules lois morales; il les transforme en amour absolu. La séduction exercée par la mystique sur les contemporains fait apparaître une
                    absence : ils nous manquent aujourd'hui un discours amoureux et une expérience
                    amoureuse modernes. Sont-ils possibles? En revisitant, relisant, découvrant,
                    interprétant le corpus mysticumqui nous
                    précède, certains d'entre nous essaient de les réinventer.
                      
                    
                  De nouvelles opérativités technologiques réveillent
                    aujourd’hui les vieilles phobies contre la technique supposée dénaturer la
                    sacro-sainte « nature humaine ». L’horreur atomique attise ces
                    terreurs. L’intervention de la science,
                      in utero ou sur l’ADN, quand elle devient capable de remédier aux
                    malformations ou aux maladies, provoque le laisser-faire des uns et les
                    résistances effrayées des autres : pour ou contre le « Bébé de
                    l’espoir » ou le « Bébé médicament » ?  Pourtant,
                    l’« automanipulation de l’être humain »
                    (selon la formule du jésuite Karl Rahner) n’a pas débuté à l’ère atomique, ni à
                    celle des cellules souches...
                    
                  
                   Certains
                    cependant prétendent qu’il suffirait de donner libre cours à la « com », à la finance, à l’entreprise et aux
                    technologies intelligentes qui, « en elles-mêmes », engendreraient la
                    version troisième millénaire de l’humanisme, discréditant
                    l’« archaïsme » de l’espace subjectif, déclaré « humanolâtre »
                    et  nombriliste. Et ce au profit
                    d’un sujet nouveau, « affiné et coopératif, jouant avec lui-même »,
                    bien que non dépourvu de la conscience que « des conflits intenses »
                    l’attendent entre-temps. À
                    quand, pour qui et où, une humanité aussi coopérative que sur « Facebook » ?
                      
                    
                  Il est de mode de discréditer l’« archaïsme »
                    de l’espace subjectif, déclaré « humanolâtre »
                    et  autocontemplatif.
                    Or ce n’est pas un Soi idéal, hanté par le souci de dominer sa
                    « matière » que nous lègue la percée freudienne, mais une
                    subjectivation toujours déjà « dialogique » et « en
                    chemin », « en procès », foncièrement hétérogène (biologie et sens ) qui permet  de penser la complexité de l’humain, non pas comme
                    « manquant » ou «incomplet », mais en permanente innovation..
                    
                  
                  Sous les apparences d’une ruée vers les
                    « spiritualités », une autre vision de l’humain se dessine
                    aujourd’hui qui, en contrepoint au biotech century , découvre et développe l’intelligence de
                      la spécificité intime. Je cherche, je découvre, j’entends, je partage le
                    langage singulier de cet homme-ci, de cette femme-là : c’est l’haecceitas de
                    Duns Scot, le « ceci » - qui n’est pas nécessairement l’infirme, bien
                    qu’il puisse l’être. L’humanisme
                      devrait être une écoute du singulier. A condition que   nos « singularités instables
                        et innovantes» puissent ajouter à la solidarité du groupe envers chacun de ses membres, quel qu’il soit,
                    la profondeur irréductible de l’espace intérieur .
                    
                  
                  Pourtant après
                    la  Shoah, la dernière énigme, et
                    non la moindre, à laquelle nous confronte la  globalisation galopante, concerne les mutations du sujet singulier qui,
                    quelles qu’en soient les figures, s’est constitué dans le sillage de la
                    tradition grecque-juive-chrétienne. Le bouleversement des structures œdipiennes
                    au sein de la famille recomposée ; mais aussi  l’émergence de cultures  qui ne semblent pas partager les mêmes
                    logiques de singularités libertaires, tout en étant séduites (des musulmans,
                    des confucéens, des shintoïstes…), n’abolissent pas
                    vraiment l’universalité des constantes anthropologiques, telles qu’elles ont
                    été découvertes puis fixées par les  monothéismes, et que l’expérience analytique depuis Freud s’efforce
                    d’élucider. Ces bouleversements nous obligent cependant à affronter, avec un
                    mélange de fermeté et de tolérance, aussi bien les codes éthiques nécessaires à
                    l’autonomie de la pensée et à la liberté du sujet qui se sont cristallisés dans
                    la foulée de cette tradition et à travers ses ruptures, que ses contingences
                    transgressives, révoltées, « queer »
                    ou « impures ».  Fait
                    nouveau : la sécularisation moderne et les nouvelles techniques rendent
                    possible l’affirmation de ces transgressions non plus comme des perversions (de l’Œdipe, de la Loi, de
                    l’ordre symbolique), mais comme des invitations faites à la modernité pour
                    qu'elle invente de nouvelles parentés, de nouvelles familles, de nouvelles
                    légalités.
                    
                  
                     Je tiens qu'inauguré par la
                    Renaissance et les Lumières, après la modernité
                      normative du judaïsme moderne (Herman Cohen, Hans Rosenzweig, Gershom Scholem, Levinas),  et la modernité critique (Nietzsche et Heidegger que s’approprient ou
                    réinventent Kafka, Benjamin, Arendt), une troisième modernité se cherche,  celle de l’humanisme analytique. D’inspiration freudienne, elle peut ouvrir
                    toutes les traditions religieuses du monde globalisé à l’expérience de la
                    pensée.
                    
                  
                  
                    
                    5.        
                    
                    Chinois et Européens : Universel ou
                      Multivers ?
                      
                    
                              La
                    rencontre des cultures est certainement l’autre défi essentiel auquel nous
                    confronte  l’actualité de la
                    globalisation. Par exemple, aujourd’hui dans le monde arabe, l’information affanchie par Internet a puissamment contribué à l’éclosion
                    d’une jeunesse éprise de liberté. Mais celle-ci ne deviendra réalité qu’en
                    s’appuyant sur la mobilisation de la dignité individuelle et de toutes les
                    créativités responsables. La pesanteur des traditions culturelles entrant
                    forcément en conflit avec les promesses et les risques de la liberté que
                    propage l’humanisme aujourd’hui informatisé, le cas du monde arabe et les
                    suites qu'il entraînera constituent un événement et une épreuve majeurs de cet
                    universalisme dans la diversité qui se cherche. Un autre exemple, et des plus
                    significatifs, de rencontre des cultures, est celui de
                    la tradition chinoise avec le monothéisme juif et chrétien.
                    
                  
                  Contemporain de la mission jésuites en
                    Chine,  Leibniz (1646-1716)
                    considérait avec ces Pères que les Chinois non seulement ne connaissent pas
                    « notre Dieu », mais qu’ils comprennent la matière elle-même comme
                    pourvue d’une sorte d’intelligence, de Loi, « LI », (
                      
                      
                      
                      
                      ) « substance
                        subtile accompagnée de perception » ; et que cette manière d’être
                        n’opère pas avec notre sens de la « vérité », mais implique que
                        « vie,
                          savoir, autorité en chinois, sont pris anthropopatos ».
                          Etait-il le visionnaire d’un... « humanisme »
                          à la chinoise dont l'énigme nous échappe encore ? Nous n’hésitons pas à
                          stigmatiser, trop  vite, comme une
                          « arrogance »  cette sorte d’ « humanisme
                          chinois » : serait-ce parce qu’il parait   expérience plus à l’aise  dans une adaptation à la logique de
                          l’entreprise et de la connexion, où le Soi se réduit à un point d’impact des infinis replis cosmiques et sociaux
                          (aujourd’hui clairement nationaux, et qui parviennent à l’annuler). En
                          revanche, héritée des monothéismes judéo-chrétien, la permanente
                            déconstruction/construction qui distingue l’humanisme européen dans son
                          aspiration universelle serait-elle un handicap qui risque d’empêcher notre
                          compétitivité entrepreneuriale ? Un vestige du vieux monde, à balayer par ces
                          avancées techniques supposées engendrer « en elles-mêmes » les sujets
                          « pacifiés » et « coopératifs » d’un avenir angélique
                          post-apocalyptique?
                          
                        
                  
                     
                  
                              Je
                    soutiens, au contraire, qu’en prétendant ignorer les logiques de l’expérience
                    intérieure, on prend le risque de voir l’angoisse de la finitude et l’explosion
                    de la violence contrecarrer à tout instant la connectivité, la coopération et
                    la réparation par homéotechniques de ce monde idéal
                    que nous promet la Nouvelle Alliance dans la complexité. Nous aurons, nous
                    avons déjà besoin des logiques de perlaboration-sublimation-créativité dans le
                    transfert avec autrui, logiques que nous avaient transmises dans un premier
                    temps l’expérience intérieure de la tradition d’avant la sécularisation, puis ses
                    déconstructions sécularisées, au travers de  l’expérience analytique
                    inaugurée par un certain docteur viennois. Le magazine The NewYorker de février dernier rapporte
                    en une dizaine de pages comment des Chinois déprimés et angoissés suivent une
                    psychanalyse via Skype avec des psys
                    qui sont à New York. Tandis que des humanistes athées découvrent à Paris, 
                    toujours dans les profondeurs de l’expérience psychique, que le besoin de
                    croire est non seulement un reliquat de la tradition qui pousse les infirmes à se
                    dépasser, mais surtout une constante
                      anthropologique universelle, indispensable à l’acquisition du langage et à la pensée. Lesquels à leur tour,
                    comme nous l'avons dit plus haut, en développant le désir de savoir, mettront
                    en question les dogmes provisoires et historiquement constitués de ces
                    croyances elles-mêmes.
                    
                  
                  L’humanité
                    globalisée cherche une rencontre entre, d’une part,  l’adaptabilité chinoise aux
                    intelligences cosmiques et sociales et, de  l’autre, l’interaction politique entre ces complexités psycho-somatiques dont Proust résumait ainsi l’humanisme
                    post-chrétien : : « Les malades se sentent plus près de leur
                      âme ».
                      
                    
                    Je n’ai
                    suggéré que quelques variétés de cette humanité qui nous apparaît désormais non
                    plus comme un univers, mais comme ce que j’appellerai un
                    « multivers », métaphore que j’emprunte volontiers, en un temps où
                    l'astrophysique remodèle notre compréhension de l'humain, à la théorie dite des
                    « supercordes » (de la physique quantique
                    qui fait proliférer les univers possibles, et de l’inflation qui les pousse à
                    exister). Une méta-Loi gouverne l’ensemble : il y a une humanité
                    universelle, dont le concept et la pratique sont issus du monothéisme
                    universaliste et de la rupture avec celui-ci; mais la singularité de chacune de
                    ses composantes est d’une telle finesse, que la loi générale revêt des
                    modalités différentes.
                    
                  
                    À ce point de notre parcours,
                    l’humanisme ne peut s’épargner, aujourd’hui, d’examiner aussi les raisons qui
                    ont conduit divers mouvements de la pensée contemporaine à stigmatiser la
                    sécularisation.
                    
                  
                    Pour n'évoquer qu’un exemple
                    emblématique, je rappellerai  les critiques de Hannah Arendt qui rattache
                    d'emblée la réduction des différences humaines à la généralité du « zoon politikon »,
                    devenu « l’Homme » générique dans une compréhension réductrice des
                    « droits de l’homme ». Cependant, si la philosophe a reconnu qu’un
                    certain athéisme avait pu contribuer à la mort de l’éthique, elle a maintenu
                    que le phénomène totalitaire était unique. Elle a également veillé à démarquer
                    son interrogation philosophique de toute position religieuse, renvoyant
                    l’utilisation politique du « divin » au nihilisme pernicieux qu’elle
                    combat : « Ceux qui concluent des événements terribles de notre temps
                    que nous devons retourner en arrière vers la religion pour des raisons
                    politiques me semblent faire preuve d’autant de manque de foi en Dieu que leurs
                    opposants. » 
                    
                  
                  
                     
                  
                      Dans cet esprit, et tandis
                    qu'un vent de liberté aussi impérieux qu’incertain  souffle sur le monde musulman, la
                    réflexion du grand rabbin de Grande-Bretagne m’a révélé un sens de l’Akedaqui dépasse, je le cite, le « particularisme
                    étroit », ouvrant la voie à la « dignité dans la différence ».
                    L’Alliance serait un « lien de confiance » qui manifeste le
                    « tendre souci de Dieu », puisqu’elle considère qu’un « lien
                    n’exclut pas d’autres liens » et que, par conséquent, les ennemis
                    traditionnels d'Israël (l’Égypte et l’Assyrie) peuvent être « élus
                    ensemble avec Israël ». L’Alliance ne serait donc pas une résorption des
                    diversités dans l'Unique? Pourrait-elle être...double ? triple ? infinie ?
                    
                  
                  Je m'interroge :
                    l'Un-Tout (du monothéisme biblique et évangélique) s'est  inversé, extra-verti,
                    retourné dans l'Universel. Le défi que la refondation continue de l'humanisme
                    lance à cet Universel, face aux diversités émergentes, ne conduit-il pas
                    logiquement à l'avènement d'un humanisme  multiversel? Et
                    je conclus : celui-ci ne sera possible qu’à partir et avec NOTRE tradition de
                    l’Universel et ses modifications dont témoignent les crises et les sursauts de
                    l'humanisme.
                    
                  
                  Merci de recevoir cette réflexion comme
                    une invitation à reprendre le long chemin qui remonte à la préhistoire,
                    traverse les inconscients et se dirige vers l’inconnu. Je voudrais parier
                    qu’une nouvelle étape s’ouvre devant nous, par l’ambition qui nous anime
                    aujourd’hui de rouvrir la mémoire des religions, en puisant dans l’expérience
                    analytique et avec l’apport de tous ceux qui voudront bien se joindre à nous.
                    
                  
                  Julia Kristeva
                    
                  
                  20.3.2011