Éminence, Monsieur le Recteur de
l’Académie, Mesdames et Messieurs, Chers Amis,
Merci de cette initiative qui invite
croyants et humanistes à se rencontrer, et merci beaucoup de m’y avoir conviée.
Nous voici donc sur le Parvis des Gentils.
Qu’est-ce qu’un
Parvis de Gentils ?
Hérode élargit le site du Premier
Temple de Salomon pour y aménager un lieu de sacrifice auquel peuvent accéder
les pèlerins juifs et les païens : c'est-à-dire les Grecs et les autres
peuples « infidèles », « impurs », « hors de l’Alliance » avec Yahvé. Mais
ce parvis est aussi un lieu où les infirmes quêtent et où les commerçants
commercent, autant d'activités interdites à l'intérieur du Temple. Le
christianisme va transformer cet espace de séparation et la
révolution de Paul de Tarse commence précisément par son adresse à ces mêmes
Gentils, qu’il introduit dans le Temple; ce qui lui vaudra d’en être chassé. Le même
Paul n’avait-il pas entrevu d'ailleurs un « dieu inconnu » (Ignoto Deo) annoncé sur le péristyle
d’un temple grec, comme un appétit divin, voire un pressentiment du
christianisme chez des « gentils » qui ne lui semblaient en somme pas
si « impurs » ? De quoi justifier cette véritable abolition du parvis
qu'il pratique, en les introduisant dans le « Saint des saints ».
Schelling devait développer au XIXe siècle l’intuition paulinienne,
lorsqu'il voudra voir dans le
polythéisme grec une partie intégrante de ce qu’il appelle un « procès
théogonique » : ce dernier étant coextensif à la conscience de soi
et aboutissant à cette même conscience de soi, après en avoir traversé ces
« représentations mythologiques » qui la hantent lorsqu'elle
n’a pas encore de prise sur elle-même. « La conscience a Dieu en elle, et
non comme objet devant elle », écrira–t-il dans ses Leçons sur Le
Monothéisme,
avant d’avancer que l’Universel n’est qu’un « renversement » du
Dieu unique du monothéisme, « l’Un extra-verti »
et « retourné » sur le Tout, l’Un-Tout projeté sur les concrétudes
en acte et en puissance. Quant aux « représentations mythologiques »
de ces « gentils », mythologie de ces « gentils », avec
Œdipe, Médée et autres Diane d’Éphèse ne deviendront-elles pas
l’ « inconscient » de Freud ? C’est dire que, loin de rester sur
ce Parvis où l'on nous invite aujourd’hui, les Gentils ont depuis longtemps
intégré une conception de l’humain unifié et qui portera le nom, discutable,
nous le verrons, d’humanisme. Mais revenons au Parvis.
Au Moyen Âge, le Parvis était le
lieu des Mystères. Or, bien souvent l’espace de l’église lui-même s’ouvrait à
ces spectacles extravagants, avant que la hiérarchie ecclésiale ne les
condamne à s'exiler, à partir de
1400, sur ce même Parvis. Parvis qui, vous le voyez, n’est pas un lieu sûr...
Le terme de « Gentils » n'en
demeure pas moins confondant. Thomas d’Aquin, dans sa célèbre Somme contre les Gentils (le titre est
de la main d'un copiste), entend le mot au sens de Paul, « l’Apôtre des
Gentils ». Il désigne les peuples des nations non-juives de
l’Antiquité, bien que les discussions du théologien portent surtout sur
les philosophes grecs que lui fait connaître Aristote, ce « gentil »
à la logique duquel il ne se prive pas d’emprunter. Mais afin de
consolider la « vraie religion », il traite aussi de ce qu’il appelle
les « erreurs » professées et pratiquées par les juifs, les musulmans
et les chrétiens hérétiques contre la foi catholique et la raison. Tous
« Gentils »? En dehors de l'Église, point de salut?
Cette polysémie des termes
« Parvis » et « Gentils », de mémoire ambiguë et polémique,
rend insaisissable le projet de ce dialogue, pour aussi pertinent qu'il puisse
être. Surtout, appliquée à l’actualité, la métaphore ignore la rupture inouïe qui s’est opérée au sein du
christianisme, puis en dehors de celui-ci, pour donner naissance à l’humanisme
de la Renaissance, à la philosophie des Lumières, aux libertés et aux impasses
de la sécularisation, aux dangers et aux promesses de la technique enfin. La
nouveauté de ces événements n’a rien de « gentil », dans l'acception
du mot qui nous intéresse, non
seulement parce que des juifs participent à cette sécularisation, mais surtout
parce que celle-ci n’est pas le paganisme pré-monothéiste. En « coupant le
fil avec la tradition » grecque, juive et chrétienne, mais aussi
« tout contre » elle, l’humanisme sécularisé propose une conception
sans précédent de l’universalité humaine, qu’elle se compose d’une diversité de
cultes religieux ou ne professe aucune croyance. Et c’est à partir de ses
propres atouts et crises, mais aussi des avancées et des erreurs passées,
que cet humanisme nouveau, ni grec, ni romain, ni polythéiste, ni animiste, ni
même théiste – apparaît comme un processus de refondation continue;
exaltante et pénible, prometteuse peut-être mais à chaque pas indécidable,
hésitant entre diverses versions plus ou moins dogmatiques ou inconsistantes,
et ne pouvant s’affiner que par une permanente remise en question.
Comment entendre alors que l’ouverture
d’un dialogue des croyants avec cet humanisme sécularisé puisse s’abriter dans la métaphore d’un
espace aussi chargé de séparations identitaires et de résorptions
doctrinaires que la métaphore de
« Parvis des Gentils » ? Pourrait-elle partager l’ambition d’un Henri de Lubac dans son Athéisme et le sens de l’homme (Cerf, 1968) lorsque, en
commentant « Gaudeum et spes »
de Vatican II, il désignait le dialogue entre « humanisme laïque » et
« anthropologie chrétienne » ni plus ni moins que par le terme d’
« affrontement » ? Un
affrontement qui serait un « art de la communication spirituelle »,
lequel « n’a pas son terme dans le sourire » (p.17), mais reste un
« combat » (p.19) autour des conceptions de l’homme (celle des
catholiques étant un « culte
de l’homme », écrit-il, p.14), mais qui devrait se mener par « la force d’une pénétration
spirituelle des deux protagonistes » (p.17) ?
Cet affrontement, ce combat, cette
pénétration mutuelle par l’art de la communication spirituelle sont-il
possibles si les uns sont placés
sur le Parvis, et les autres détiennent le Saint des saints ? On peut en
douter, et craindre que l’affrontement salutaire souhaité par de Lubac ne se
solde par des discours parallèles dans un espace de séparation. Mais l’intention se dit ouvrante, par delà
le poids des mots qui ne le sont pas. Et ceux qui s’y engagent aujourd’hui
feront certainement de leur mieux pour relever le défi. Merci donc de ce
projet, de cette invitation, de ce pari.
1. Pourquoi oser : Sartre et
Heidegger
Lorsque avec et au travers les heurts des
religions, des valeurs de liberté et d'égalités des chances secouent
aujourd'hui la planète, n'est-ce pas à l'humanisme universaliste que ces
mouvements se réfèrent et font appel? J’intitule pourtant mon propos
« Oser l’humanisme ». Pourquoi ? Quand il se fige en systèmes – celui d’Auguste Comte ou de Marx, en passant par
ce « radicalisme sécularisé » dont Sartre affirme qu'il conserve les valeurs morales de la
religion mais abandonne leur garantie divine, et qui sont par conséquent autant
de théologies qui s’ignorent -
l’humanisme apparaît comme une survivance métaphysique. Il déplace le culte divin
de l’Absolu dans la Société ou dans la Nature Humaine, pour échouer dans
une sociolâtrie ou une humanolâtrie que la philosophie contemporaine n’a pas manqué de brocarder. Heidegger ne
disait-il pas que des « étiquettes de ce genre (…) entraînent le
malheur » ? On songe au mot célèbre de Mme Roland sur l'échafaud, à
l'époque de la Terreur : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom
! », mais aussi au goulag dans lequel s’est échoué l’ « homme
nouveau » du communisme, sans parler des impasses, ni des malversations
dans lesquelles se compromet le « droit-de-l’hommisme » » ;
et Heidegger de s'interroger s’il est encore nécessaire de redonner un sens à
ce mot...
Les deux textes sur l’humanisme qui firent
date après la Shoah, L’existentialisme
est un humanisme de Sartre (une conférence de 1945) et la Lettre sur l’humanisme (à Jean Beaufret) de
Heidegger, (en 1946), font à peine allusion à la généalogie biblique et
évangélique de ce concept. Heidegger souligne surtout sa provenance romaine. Tandis
que Sartre insiste sur la liberté dans l’existence qui, chez l’humain, précéderait l’essence ; Heidegger développe la proximité
ex-statique de l’Être dont l’homme serait le Berger : celui-ci
s’abrite dans le langage, mais reste
« celé », inaccessible à la philosophie. Inconciliables et
incomparables (conférence de
circonstance, chez Sartre ; texte méticuleusement écrit par Heidegger), ces deux réflexions majeures
ont cependant ceci en commun qu’elles proposent des visions de l’homme qui
n'ont pas à affirmer leur « athéisme », se gardant même de commenter
l’idée de Dieu (l’élection de l’homme
par Yahvé dans la Bible ; un Dieu-Amour fait Homme selon les Évangiles),
comme l'avaient fait auparavant Descartes, Kant, Shelling et Hegel – en philosophes qui affrontaient la théologie.
Avec une naïveté feinte, Sartre
affirme qu’il « est très gênant que Dieu n’existe pas, car avec lui
disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel
intelligible ».
Dès lors, « l’homme, sans aucun secours, est condamné à chaque instant à
inventer l’homme » ; promesses et risques donc de cette liberté,
car la « valeur n’est autre chose que le sens que nous choisissons ». Plus
prudent et « poïétique », Heidegger « ne se décide ni pour ni
contre l’existence de Dieu», et n’adhère pas pour autant à
« indifférentisme » (sous-entendu ici l’agnosticisme) ;
puisque, « en ce moment où nous sommes du destin mondial »,
« la pensée ne dépasse pas la métaphysique en la surmontant(…):
mais en redescendant jusqu’à la proximité la plus proche … [cette]
descente conduit à la pauvreté de l’ek-sistence de l’homo humanus ». Cette pauvreté où le philosophe cherche
l’humain réside dans l’ « éclaircissement » qui vient du
langage : par la simplicité insolite de la parole, où les lois éthiques
ont « redescendu », selon le dire du poète, avant de céder au
« pas lent » du « paysan à travers la campagne »,
pour clore cet « amour de la sagesse » qu’est l’humanisme selon la
Lettre à Baufret.
Quels que soient les multiples visages DES humanismes que je viens
d’esquisser à larges traits, qu’ils assument leur athéisme ou évitent de le
faire, les interrogations sur l’humanisme laissent « vide la part du
vide » que « recouvre ce mot le plus fort, le plus auguste et le plus
opaque qui puisse exister, Dieu » et
tentent de construire une représentation de l’homme, en « transvaluant », selon Nietzsche, certaines
représentations antérieures issues de la tradition
grecque-biblique-évangélique : « L’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de
l’homme », écrit Heidegger qui ne
semble pas si hostile tout compte fait à un humanisme… à repenser sans fin. À
condition de viser un tel « haut » dans la « descente »
vers la plus profonde pauvreté du langage : celle du poète, et jusqu'au
« pas du paysan ».
C’est dans cet esprit que j’évoquerais trois moments dans lesquels s’est
cristallisée l’idée de l’homme sécularisé, en débat avec la tradition de
l’Antiquité, du judaïsme et du christianisme, et face aux mutations
historiques, techniques et scientifiques : Érasme, le XVIIIe siècle français, Freud. Pour montrer que c’est moins une négation de
Dieu qu'elle nous propose qu'une interrogation sur l’« être de
l’homme », qui s’avère
coextensif aussi bien au besoin de croire propre à la religiosité anthropologique (à
distinguer de la Religion institutionnalisée) qu’au désir de savoir qui anime la liberté de penser : deux universaux humains qui conduiront
l’humanisme dit sécularisé à renoncer à fixer un Objet Absolu du désir pour
tous, sans pour autant renoncer au
besoin de croire ni au désir de savoir, et moins encore aux moyens de les
élucider.
2.
Parmi les bâtisseurs : Érasme, les Lumières, Freud
2.1.
Érasme ou comment apprivoiser la folie
Contrairement à une idée reçue, Érasme ne cherche pas à réhabiliter l’homo romanus quand il écrit son Éloge de la
Folie, publié en 1511. Pas de système philosophique, aucun programme politique : au moment de sa
cristallisation chez Érasme, l’humanisme
est une expérience du langage qui apprivoise la folie et rêve de paix.
Message de modération ? Ou, plus exactement, en
donnant des mots aux errements fous des hommes, l’humanisme essaie-t-il
d’éviter le carnage des guerres, notamment celles dites de Religion?
Insaisissable dissident, Érasme l’« anguille » échappe des
mains de Luther comme au contrôle du Vatican. Sa cohabitation studieuse et
inspirée avec la culture gréco-romaine l’oblige à retraduire la Vulgate, tout
en faisant l’apologie de son auteur, saint Jérôme. Mais là où ce Néerlandais
s’impose comme la figure majeure de l’humanisme renaissant, c’est bien dans son
art d’apprivoiser notre inquiétante
étrangeté, celle qui est la plus troublante, en effet, parce qu'elle est
aussi la « plus proche », que ce soit la folie (dans l’Éloge) ou l’immaturité de l’enfance qui
ne cesse de nous habiter (dans la Civilité
puérile, 1530, destinée au Prince Henri de Bourgogne). L’humanisme de la Renaissance se sépare de la théologie quand le
théologien Érasme, féru de
rhétorique antique, s’exprime par la bouche de Dame Folie : « Sans
moi (déclare-t-il/ déclare-t-elle), le monde ne peut vivre un seul instant .» N'étant pas d'essence sacrée, ni un
animal rationnel, l’humain serait-il donc une existence folle, une
singulière aberration, ni tragique ni comique, encore qu’elle puisse être les
deux ? Ainsi Dame Folie est mon alter ego, le vôtre, celui des saints aussi.
Nous sommes tous dédoublés, dissociés, « clivés », comme le disent
aujourd’hui les psys, mais chacun l'entend différemment. Que faire ? Ni péché, ni
absolution, Érasme nous offre, très exactement, une déclamation. Il installe Dame Folie sur des tréteaux de
foire : son éloge serait-il une satire ? Pourtant, ce n’est pas lui
qui parle, je est déjà un autre, une autre, femme qui déraisonne, je-elle passe en revue les turpitudes, les
guerres, les carnages des passions en rut qui n’épargnent personne, la
dévastation en cours. C’est un pamphlet ! Pas tout à fait, j’ironise. Et
ce n’est pas tout : pour finir, Dame
Folie s’empare doucement des apôtres eux-mêmes, des mystiques et des amants.
Théâtral, polyphonique, « stade esthétique ironique » (Kierkegaard),
l’humanisme ici ne nous transcende
pas, il nous cherche plutôt dans le plus
inavouable. Et fait le pari de vivre
ensemble quand, après avoir emporté la morale et les valeurs, les passions
défraient la conscience elle-même. Lorsque, vingt ans plus tard, Érasme
se fait pédagogue, il garde cette même attitude qui « ne dépasse
pas » mais « apprivoise » la vulnérabilité des humains :
aucun théomorphisme, pas de culte de la « bonne
Samaritaine », encore moins du « surhomme ». Il
demandera simplement aux enseignants de « revivre l’enfance »
par le truchement du jeu. Cette « éjouissance »,
dira Montaigne. Et sans oublier qu’un code éthique soutient le jeu pour le
transformer en projet de vie. Paul de Tarse l’avait dit : « Frères, ne
soyez pas des enfants sans le rapport du jugement ; mais faites-vous
enfants sous le rapport de la malice et, pour le jugement, soyez des
hommes faits »(Cor. 14, 20). Érasme le savait,
qui a transformé la lettre du message paulinien en expérience intérieure et en
transmission.
2.2. Diderot
et Sade : infirmité, passion, impudence d’énoncer
Voyons comment, ainsi annoncé, l’humanisme se détache de ce qu’on a pu
appeler a posteriori l’ « humanisme chrétien » que résumerait le
« dépassement » pascalien : « Apprenez que l’homme passe
infiniment l’homme… Écoutez Dieu. »
Depuis Nietzsche, qui l’a formulé à la fin du XIXe
siècle, le diagnostic se répand et
s’aggrave : en assignant aux humains le souci de s’élever, de se
transcender, l’humanisme chrétien, et certains courants dits humanistes à sa
suite, imposeraient une double et dangereuse image de
l’homme. D’une part, la créature pécheresse, déchue, ou « bionégative » ; de l’autre, l’incitation à
l’héroïsme qui s’achève dans l’ « existentialisme de
l’obstination » (Sloterdijk) au quotidien, voire
le culte olympien. Toujours déjà en manque de Dieu et frappé d’un défaut
originaire (le « péché originel» des théologiens ; la « prématuration » selon l’approche bio-psychologique),
l’humanité serait une espèce handicapée ; tandis que l’humanisme qui en découle se voit condamné à se
retirer dans la seule universalité qui lui reste, celle
des douloureux et des infirmes. Ces
vestiges d'un christianisme expiatoire s’accompagnent de leur envers symétrique
et solidaire – l’héroïsation de la vulnérabilité universelle dans le
sacre des jeux Olympiques, et dans cette forme « politically correct » du handicap qui ne le supporte, au sens médiatique du terme, que
s’il parvient à remporter une médaille à ces mêmes jeux. Un courant majeur du
prétendu humanisme moderne, normatif, normalisant, épris de performance et de
compétitivité entrepreneuriale dans la course
du « travailler plus pour gagner plus », partage cette
philosophie. Tandis qu’un autre, sous prétexte de le déconstruire, flatte le
déni de cette exclusion la plus sournoise qu’est le handicap, qui fait peur
parce qu’il nous confronte à la mortalité psychique et physique , aggravant
l’indifférence croissante du corps social et des pouvoirs politiques à cet
égard.
Je ressens la réduction de
l’humanisme à ces deux extrêmes (misérabilisme/ « fragilitisme » et obstination réparatrice ou héroïsante) comme une véritable maltraitance de
l’expérience spécifique et complexe des personnes en situation de handicap. J'y
vois un oubli de deux composantes essentielles de l’humanisme. Tout d’abord,
l’éthique du bonheur et de la liberté chez Baruch Spinoza, dont je
ne rappellerai que le célèbre « Deus sive natura » du Traité Théologico-philosophique, avec
ses multiples interprétations libertaires, athées et aujourd’hui
écologiques sur fond de crise climatique et nucléaire ; ainsi que la
toujours énigmatique formule de réconciliation dans l'Éthique : «
Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini.» Ensuite, celle des
Lumières françaises qui, avec Diderot et Sade notamment, ouvrent plus
courageusement que jamais la scène des passions singulières et du comment vivre ensemble avec elles.
L’ex-chanoine
Diderot n’avait pas oublié la misère du corps humain. Il l'a
cherchée dans le corps handicapé, précisément, d’un aveugle de Cambridge :
géomètre de génie qui avait l’« âme au bout des doigts » et calculait comme personne des volumes qu’il n’avait
jamais vus. Diderot lui consacre sa Lettre
sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) où, s’insurgeant
ainsi, par le biais du handicap, contre la théologie de la prédestination, de
déiste qu’il était devint athée, ce qui lui valut d’être embastillé. L’humanisme politique est né, qui fait
de l'aveugle un sujet politique, et invite le groupe social à assumer ses
responsabilités vis-à-vis de l'irréparable. De surcroît, l'encyclopédiste va
bientôt approfondir cette dimension « horizontale » du nouvel humanisme interactif. Sa « Lettre sur les sourds et les
muets » (1751) procède par glissements de sens pour s’adresser à tous ceux qui ne savent plus ni
écouter ni entendre. Tout en prenant
à partie l’obscurantisme et en appelant de ses vœux la liberté de pensée sous
la monarchie, il en appelle à l’espace intérieur de chacun, à
l’expérience subjective de ce qu' « écouter » et
« entendre » veut dire. S'est-il rappelé
l’Evangéliste Jean ?
« Magnifique celui qui lit et ceux qui entendent » (Apc 1,3). En un temps de catastrophe sociale ou
cosmique comme celui que nous vivons, c’est par une réinvention des capacités
de penser que la vie pourra recommencer, non pas une vie purement
physiologique, qui serait une zoo-logie, mais une bio-graphie (en souvenir d'Aristote) : une irréductible
subjectivité qui soit partageable.
Désir
et plaisir de créer des liens, de vivre ensemble, sans oublier la
capacité d’être seul : avec les Lumières et jusqu’à Freud, l’humanisme sera surtout un érotisme, au
sens étymologique du terme, ni «en manque » ni tragique, mais créativité
innovante. D’emblée, cependant, une aporie l’accompagne : comment serait-il possible de vivre cet érotisme
sans le mélange de contraintes, de répressions et d’illusions que tissent
autour de lui les religions ? Diderot, qui aborde vaillamment le
dilemme, peine à trouver la réponse
dans l’Entretien d’un philosophe avec la
Maréchale de ***, laquelle, en écho au pari pascalien, demande à ce maître
ès incrédulité : « Que
gagnez-vous donc à ne pas croire ? » On n’est pas moral pour rien,
sous-entend l’interlocutrice, et si Crudeli le
philosophe ne cherche ni dédommagement du Ciel ni jouissance sur terre,
« cela est triste », conclut-elle. La seule solution que propose
l’athée à la Maréchale, pour suppléer la religion dans le refoulement des
passions mauvaises, c’est un « penchant naturel à la
bienfaisance » fortifié par l’éducation et par l’âge. La bonne catholique n’y croit guère et il faudra attendre cet
argument massue du philosophe qui mettra fin au dialogue : loin de pallier
les passions, les religions au contraire attisent celles-ci et, fondées sur un être incompréhensible
au sujet duquel les hommes ne parviennent pas à s’entendre, elles sont sources
de dissensions.
Par ailleurs, la charge de l’écrivain
persifleur contre la claustration abusive dans La Religieuse tourne court : les amis de Diderot le trouvent en
larmes, ne pouvant, de son propre aveu, terminer le manuscrit de « ce
conte à moi que je me fais ». Réchappée du couvent, sa religieuse ne
trouve pas plus de sens à sa vie que Diderot lui-même pour en faire un roman. Il le retrouvera dans Le Neveu
de Rameau : par le dialogue
entre Lui – le musicien libertin et spasmodique et Moi – le
philosophe, qui annonce un humanisme de la complexité psycho-sexuelle, et dont
« impudence d'énoncer » (le mot est de Hegel) sera la marque
distinctive de ce nouvel humanisme émergent que la Phénoménologie de l'esprit appréhende dans le concept de la « culture » et tout
particulièrement la culture française.
En effet, et tandis que, dans sa Nouvelle Héloïse et dans son Émile, Rousseau invente le couple moderne
biface, à la fois abri pour la procréation et pouponnière de citoyens pour
l’État bourgeois, c’est l’impudence d’énoncer qui explose dans les œuvres du Marquis de Sade. Elle dévoile la cruauté de la toute-puissance
pulsionnelle des hommes et des femmes, quand ils prétendent s'affranchir de la
Cause divine et des lois morales qu'elle édicte pour égaler un infini non plus
placé dans l’au-delà, mais au ras des passions. Du Dialogue entre un prêtre et un moribond au château de Silling dans les Cent
vingt journées de Sodome, le libre cours des désirs les plus singuliers s’oppose à la fois au déni du plaisir par les interdits
religieux et à la massification de
celui-ci par les dogmes, qu'ils soient religieux ou politiques. C’est dans
la précision épurée du langage, et dans le cercle de micro-sociétés aussi secrètes que fantasmatiques, en discret rappel des monastères de stricte
observance, que cette vérité cruelle du désir se déploie, à la personne la plus
extravagante du singulier. Insoutenable transgression de la loi morale, la jouissance singularisée à mort se
formule nécessairement comme un blasphème, jaloux du pouvoir de l’Être suprême lui-même fut-il religieux ou
républicain, démasqué in fine comme un « Être suprême en
méchanceté ». La réalisation de ce jouir monstrueusement particulier ne
pouvant qu’être immonde, c’est en renonçant au monde que l’écriture de Sade
jouit d'éclairer, en son imagination
sans frein, les inépuisables débauches des passions.
L'Énergie noire de ce nouvel Éloge de la
folie, tel un envers satanique du théisme, une sarcastique catastrophe de
l’humanisme classique, abandonne la prudence humaniste des prédécesseurs. Et ses
propres apories signalent au lecteur, fasciné ou torturé, le vide de l'infinie transcendance qui
se solde par la cruauté de l'infini désir à mort, ainsi
que l'impasse de humanisme qui, lorsqu'il censure cette « impudence
d'énoncer », déchoit de son ambition à sonder l' « être de
l'homme ». Le vide que la modernité est loin d’avoir comblé : comment
penser « en monde », partager dans la réalité des liens
humains, l’infinie poussée du désir et ses effondrements - sans le code
protecteur édicté par la Cause divine et sa consubstantielle conscience
morale?
2.3. Freud : entre besoin de
croire et désir de savoir
Ici intervient la découverte de l’inconscient et s’esquisse une nouvelle
version de l’humanisme :
encore et toujours passée sous silence, « celée », pour reprendre le
mot de Heidegger. Loin de biologiser l’ « essence de l’homme »,
Freud place dans l’inconscient les logiques des pulsions et des désirs, envisageant ainsi des économies complexes
d'une expérience subjective tissée des pulsions de vie et de mort, des
processus primaires et secondaires, de leurs représentants et de leurs
représentations, des rêves et affects, des désirs, idéalisations, sublimations,
perlaborations.
Juif athée et aventurier des passions, l’homme des Lumières que fut
Sigmund Freud ne se laisse pas happer par les raffinements voluptueux, à la
manière d'un marquis de Sade, pas plus qu'il ne se montre sensible à la
« perception illimitée d’union avec le Grand Tout » dont lui parle
une de ses élèves les plus douées, Lou-Andréas Salomé. Dès 1911, dans ses
« Formulations sur les deux principes du cours des événements
psychiques », Freud postule une « révolution psychique de
la matière » qui constitue l’hominisation et spécifie l’être
humain : à l’omnipotence du « principe de plaisir » qui domine
le vivant, et l’humain à ses débuts, succède l’instauration du « principe de
réalité ». Pour ce faire, les pulsions se portent contre l’identité de
l’organisme vivant, et dans l’acte souvent le plus passionné, un chiasme
advient : l’identité sensible, percevante et sensuelle du vivant se
décompose ( jusqu’à inspirer le goût du néant et de la
mort), mais une partie de l’énergie pulsionnelle est investie comme représentation psychique. Dans cette nouvelle réalité qu’est la représentation psychique va s’accomplir
(nous verrons comment) une assomption de la singularité qui se représente comme
une unité symbolique transcendant
l’organisme, et distincte de la réalité objective extérieure . Baudelaire dit-il autre chose quand, en « parfait alchimiste »,
il détaille le « goût de l’infini » et déclare : « tu m’as
donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (11)?
Entendons par là que, tandis que
la pulsion animale suit la voie
générale de l’espèce, la représentation psychique ( la psychisation) renonce à la satisfaction pulsionnelle
immédiate, et c’est une réalité psychique d’une nouvelle espèce, que l’humain prend pour but de ses plaisirs
d’un nouveau type. On dira qu’il l’« investit », (Besetzung, en
allemand, Cathexis en anglais :
retenons ces mots). La réalité psychique distincte de la réalité du corps et de
son milieu, devient donc à son tour source de plaisir, dans la quête d’un objet
de désir qui sans fin se dérobe.
Ce modèle théorico-clinique de Freud
opère en fait une refonte entre, d’une part, les impératifs des passions
dominées par l’excitation et, d’autre part, les contraintes au renoncement qu’impose la vie sociale : une
dichotomie que Diderot comme Sade avaient laissée sans solution dans le non-dit
et le suspens de leurs fictions. Le modèle
freudien croise l’origine de la raison avec la racine du désir. Sous la
pression de facteurs biologiques, économiques et culturels, l’hominisation
serait ainsi « comparable à un processus organique » qui
« déplace les buts pulsionnels et fait que les hommes répugnent à ce qui
leur était insupportable ; il semble aussi que le renforcement progressif
de l’esprit scientifique en soit une partie essentielle».
Un autre pas décisif accompagne cette
théorie freudienne du « parlêtre » (Lacan)
: le renoncement aux satisfactions pulsionnelles au profit des investissements
psychiques s’appuie, dans l’histoire de l’Homo sapiens, sur la
« désirance du Père », à savoir le désir d’investir le Père et en
même temps être investi par lui. En prenant plaisir à la représentation
psychique, et par le biais de l’investissement
de la fonction paternelle, l’humain
s’ouvre la voie au développement de la pensée, qui va le distancier
– sans qu'il en soit jamais coupé – de la racine du couple
plaisir-cruauté. Plutôt que dans leur seule mise en acte à travers les plaisirs
ou le seul renoncement sous couvert d’illusions religieuses, il trouvera son
avantage, les bénéfices de plaisirs, dans l'élucidation de ses désirs.
Cette psychisation comporte une condition
majeure indispensable : la fonction paternelle.
Tandis que Romain Rolland conduit Freud à distinguer, au contact maternel, un
« sentiment océanique » comme le prototype de l’extase dans lequel
excelle l’expérience religieuse, c’est l’identification primaire, Einfühlung, avec la figure du Père de la
« préhistoire individuelle » qui oriente (selon le psychanalyste) le but pulsionnel
: elle le détache de la seule satisfaction sensorielle, et soutient sa capacité d’investir les représentations psychiques . Notez que nous sommes ici avant la
révolte d’Œdipe contre Laios, et que très tôt le futur être parlant investit la fonction du père qui le reconnaît et
qu’il reconnaît : non pas le père comme « objet » de
satisfaction, mais comme pôle d’identification - dons et attentes
réciproques de reconnaissance.
L’acte psychique ici mis en évidence,
l’ « investissement », se dit en sanscrit kredh, sraddha, , en latin : credo.
Ce chiasme du biologique en psychique, par le truchement de
l’ « attente croyante » (entre
le Père et le Sujet parlant en voie de constitution, transforme le vivant en
être psychisant-parlant-pensant. C’est bien cette
dimension de représentation, c'est-à-dire la capacité de faire sens au plus
près de la conservation de l’organisme vivant-sentant-sensible, qui fait l’être de l’homme dans l’écoute que
Freud nous a léguée. Portée par le désir maternel pour
le père (le sien et/ou celui de l’enfant), cette Einfühlung – « unification »,
« devenir UN » avec le père – constitue une occurrence pré-religieuse
du « croire » comme un besoin anthropologique universel. De ce fait,
cette Einfühlung dans le besoin de croire apparaît comme une précondition du langage franchissant la dyade océanique mère/infans et s’adressant au Tiers où
s’accomplit l’ « assomption
du sujet ». « J’ai cru et j’ai parlé », dit le psalmiste (Ps
116), repris par Paul dans sa Deuxième Epître aux Corinthiens (4, 13).
Le monothéisme célèbre cette vérité
anthropologique qu’est la désirance du
père par l’intermédiaire du besoin de croire frayant la voie à la parole. Lacan l’exprime à sa façon :
« Pour un rien, le dire ça fait Dieu. » Freud lui-même sera convaincu que les
religions institutionnalisent certaines étapes de cette dynamique, et
consolident parfois le plaisir d’imaginer et de penser, mais le plus souvent entravent le désir
d’innover en pensant. Au contraire,
un certain renoncement pulsionnel et
le besoin de croire repris par le désir de savoir dans l’expérience
complexe de la subjectivité, lui paraissent nécessaires à la culture, quelle
qu’elle soit, pour faire lien,
c'est-à-dire constituer les communautés dans l’histoire. Autrement dit, une
« religiosité » sous-jacente aux institutions religieuses
historiquement constituées, s’avère la condition nécessaire indispensable au
développement du désir de savoir. Ce besoin de croire, cette religiosité
anthropologique ne peuvent pas se
dissoudre, ils ne peuvent que « se sublimer ». Et surtout de se remettre infiniment en
question, par le désir de savoir qui éclate dans la curiosité de l'enfant et
dans l'irréstistible élan du chercheur.
Mais si « toute culture doit nécessairement s’édifier sur la contrainte et
le renoncement pulsionnel », on ne doit pas pour autant confondre
celui-ci avec le « refoulement secondaire» imposé par les
contraintes sociales et religieuses ou les obstacles psychiques. Graduellement,
culturellement, voire biologiquement conditionné, ce domptage pulsionnel optimal
ne s’effectuerait que dans l’investissement du lien au Tiers (confiance,
créance, reconnaissance, foi) comme aux autres humains. Ainsi comprise, nous
l'avons vu, comme « processus organique » de déplacement des buts
pulsionnels, le besoin de croire (ou « religiosité » distincte de
« la religion » et « les religions ») est une partie
intégrante de l'humanisme, selon de cet athée « de cœur et de
raison » que fut Freud.
La complexité de cette construction de
l’Être Humain esquissée par Freud, se traduit et se développe aujourd’hui
dans l’écoute de l’expérience psychique que nous confient les analysants. Par ailleurs,
et à rebours, cette modernité nous permet d’en redécouvrir les prémices dans les
hauts lieux de l’expérience intérieure que nous a laissés la tradition religieuse, notamment mystique.
Pour être verticale dans son
dépassement ascensionnel vers la Loi ou l’Idéal, l’expérience intérieure de l’Homo religiosusn’est
pas exclusivement ascétique, mais comporte son enfer comme son paradis. La mystique, en particulier, a construit la complexité psychosexuelle
de l’homme et de la femme occidentaux : « Ego Affectusest », et « Credo Experto », a dit saint Bernard, homme
guerrier et amoureux, croisé, contemporain des troubadours, précurseur de la
Renaissance; « Je demande à Dieu de
me laisser libre de Dieu », insiste de son côté Maître Eckhart,
léguant son vocabulaire mystique à la philosophie allemande ; « Jouez, mes sœurs, aux échecs, oui,
pour faire échec et mat au Seigneur », avance enfin dans un sourire
Thérèse d’Avila.
Cependant, parallèlement à ces avancées
dans le besoin de croire, où selon Freud toujours, mystique et psychanalyse
viseraient un « point d’attaque similaire », la psychanalyse –
avec les sciences humaines – soulève une question plus générale
concernant la structure même d'Homo religiosus. Celui-ci ne saurait éclairer l’hainamoration qui le porte, qu’en faisant un pas de
côté et en se prenant lui-même pour objet de pensée. Pourrait-il ouvrir sa théo-logie aux multiples interprétations des multiples
variantes des besoins de croire ? La recherche psychanalytique fait le pari qu’il est possible de dire l’amour de l’autre,
infiniment ; de s’analyser en l’analysant, infiniment ? La
psychanalyse serait-elle une des variantes de la théo-logie ?
Sa variante ultime, qui sait, hic et nunc ?
3.
Les nouveaux acteurs de l’humanisme : les
femmes, les mères, des adolescents
L’écoute psychanalytique nous permet
d’aborder de nouveaux acteurs de l’humanisme – les passions
libérées, les femmes, les mères,
les ados (parmi d’autres), dont l’irruption dans la culture et la politique embarrasse aujourd’hui
les idéologies traditionnelles, qu'il s'agisse des dogmes des religions
révélées ou des défaillances de l’humanisme.
On ne le dira jamais assez : de Théroigne de Méricourt à Louise Michel et Simone de
Beauvoir, l’humanisme est un féminisme. Pourtant, l’accès –inachevé – des femmes à la liberté d’aimer, de
procréer, de penser, d'entreprendre, voire de gouverner, ne peut faire oublier
que la sécularisation est la seule
civilisation qui n’a pas de discours sur la maternité, bien qu’une partie
importante de la recherche en psychanalyse contemporaine se consacre
aujourd’hui à la relation précoce mère/enfant.
Qu’est-ce qu’une mère ? En
expérimentant le plus bouleversant des événements qui soient pour les vivants,
l’accouchement, placée en sentinelle
à la frontière de la vie et de la mort, entre l’accueil érotique du partenaire,
la gestation d’un inconnu et l’expulsion de l’infans qu’elle amènera à la parole et à la pensée, la mère est l’actrice majeure du « refoulement
originaire » avec lequel s’inaugure la capacité de langage. Par son
« action spécifique » (écrit Freud dès l’Esquisse), ou sa « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott ), la mère apaise, puis satisfait l’excitation et
l’angoisse ; elle l’écoute, la déchiffre, l'interprète et la nomme. Source
de survie et de sens, elle ne se contente pas – pas toujours en tout cas –
d’ordonner ni de garantir l’ordre, même si le contrat social lui intime de le
faire et qu’elle puisse se complaire souvent à cela jusqu’au conformisme et à
la servitude volontaire. Contre lesquelles les féministes se sont révoltées, en
rejetant la maternité elle-même avec ses abus. Car, avec un peu de chance et
avec l’aide du père, une mère est capable de tisser les liens sensoriels et
nommables.
Elle est l’actrice de ce que
j’appellerai la reliance. Avant le besoin
de croire que cristallise l’identification primaire avec le Père de la préhistoire individuelle, la reliance maternelle est à l’aube du psychisme, précédant ainsi le besoin de
croire que les religions institutionnaliseront. La
mère construit avec chaque nouveau-venu un code sensible, le pré-langage, et
transforme le tactile en tact pour amener l'infans au langage. Comment un sujet
femme, amante de surcroît et chaque jour plus requise professionnellement
pourrait-elle dire « je » à ce carrefour de la passion /vocation
maternelle ? Elle n’en parle pas, elle s’en affole parfois :
l’humanisme moderne est confronté aussi à cette folie maternelle, doublure de l’emprise maternelle (dont
parle seulement son fils le poète, scandalisé par ce pouvoir dont la mère est
supposée jouir sans le dire : « Elle-même
prépare au fond de la Géhenne/ Les terribles bûchers consacrés aux crimes
maternels ».
Les religions l'oublient ou en font une déesse, mais sa tendresse, sa finesse,
ses ruses, sa passion leur échappent. « La femme libre n'est pas encore née »,
écrivait Simone de Beauvoir. La mère libre encore moins, et il n'y aura pas de
nouvel humanisme sans que les mères aient su prendre la parole. Et c’est chez Thérèse d’Avila priant Marie
que je trouve comment accompagner la maternité, en partant de cette reliance entre
biologie et sens, où la mère rencontre le premier autre, et en passant par la part d’adoption qui habite toute
maternité. Fallait-il donc être une sainte pour construire une autre maternité,
définie en ces termes : « ne pas seulement jouir de soi et pour soi », mais
« penser du point de vue de l'autre » et « ne jamais se lier les
mains »? En d’autres
termes, la maternité de reliance est un processus permanent
d’adoption d’étrangetés. Et d’éclosions : au sens que Colette
prêtait à ce terme floral qu’elle aimait, c'est-à-dire le perpétuel
renouvellement, une cascade de surprises dans la vie du corps et de l’esprit.
Pour le meilleur comme pour le pire.
Mais si l’humanisme est un féminisme, il est aussi adolescence. Pourquoi ces ados anorexiques, suicidaires, toxicos, incendiaires, ou encore
rêveurs, novateurs, libérateurs, romantiques fascinent-ils et font-ils peur? Parce qu’ils sont amoureux en quête d’idéaux. Les
ados : des malades d’idéalités. Non pas des chercheurs en laboratoires
comme le sont les enfants qui veulent tout savoir, mais des croyants qui croient durs comme fers
que l’Objet d’Amour Absolu existe. Et puisqu’ils ne le trouvent pas, ces Adams et Eves,
ces Roméos et Juliettes deviennent des nihilistes, des casseurs, des kamikazes. La sécularisation est aussi la seule
civilisation qui manque de rites d’initiation pour ses ados. Les psys, les
éducateurs, les sociologues, les parents pourront-ils déchiffrer ces « maladies
d’idéalités », ses besoins de croire, qui se cachent sous les excès
érotiques et les passages à l’acte mortifères (thanatiques)
des ados ?
Pour finir, j'évoquerai les défis
de la technique et de l’interculturalité, que
l’humanisme, si décrié, est appelé à relever; car j'ai la hardiesse de penser
qu'il peut se reconstruire de façon continue.
4.
Expérience intérieure et hyperconnectivité
Un
nouveau paramètre surgit : « Il y a toujours de l'information. »
Assistons-nous, au seuil du troisième millénaire, dans la culture de
l’entreprise hyperconnectée et des technologies
intelligentes qui s’introduisent dans l’intimité la plus réservée, désormais en
voie de colonisation biotechnique, à la disparition de l’espace intérieur dont jouissait Thérèse dans ses sept
« demeures », et que
Diderot cherchait déjà, avec les sourds et les muets, à réhabiliter ?
Au terme de
sa Critique de la Raison pure, Kant entrevoit la possibilité d'un « corpus mysticumdes êtres raisonnables en lui ». Mais la
métaphore kantienne de l'union avec soi-même et avec le tout
autre ne peut s'entendre au seul sens, galvaudé et en faillite de nos
jours, de la « solidarité », voire de la « fraternité » par Twitter interposé. L'universalité proclamée des droits de l'homme n'a toujours
pas conduit notre global village à une éthique exemplaire, et la
transparence médiatique de l'ère postmoderne accentue plus cruellement que
jamais la persistance de la barbarie. La liberté étant synonyme de désir,
comment puis-je entrer en « union » avec mes désirs à mort et avec ceux de tout
autre, sinon en m'exilant de ce moi que j'aurais passionnément exploré, pour
transmuer mes pulsions et désirs eux-mêmes, à écoute de la liberté de tout
autre, du Tout Autre? Ce pacte, qui tient sous son empire le sujet mystique, ne
se réduit pas aux seules lois morales; il les transforme en amour absolu. La séduction exercée par la mystique sur les contemporains fait apparaître une
absence : ils nous manquent aujourd'hui un discours amoureux et une expérience
amoureuse modernes. Sont-ils possibles? En revisitant, relisant, découvrant,
interprétant le corpus mysticumqui nous
précède, certains d'entre nous essaient de les réinventer.
De nouvelles opérativités technologiques réveillent
aujourd’hui les vieilles phobies contre la technique supposée dénaturer la
sacro-sainte « nature humaine ». L’horreur atomique attise ces
terreurs. L’intervention de la science,
in utero ou sur l’ADN, quand elle devient capable de remédier aux
malformations ou aux maladies, provoque le laisser-faire des uns et les
résistances effrayées des autres : pour ou contre le « Bébé de
l’espoir » ou le « Bébé médicament » ? Pourtant,
l’« automanipulation de l’être humain »
(selon la formule du jésuite Karl Rahner) n’a pas débuté à l’ère atomique, ni à
celle des cellules souches...
Certains
cependant prétendent qu’il suffirait de donner libre cours à la « com », à la finance, à l’entreprise et aux
technologies intelligentes qui, « en elles-mêmes », engendreraient la
version troisième millénaire de l’humanisme, discréditant
l’« archaïsme » de l’espace subjectif, déclaré « humanolâtre »
et nombriliste. Et ce au profit
d’un sujet nouveau, « affiné et coopératif, jouant avec lui-même »,
bien que non dépourvu de la conscience que « des conflits intenses »
l’attendent entre-temps. À
quand, pour qui et où, une humanité aussi coopérative que sur « Facebook » ?
Il est de mode de discréditer l’« archaïsme »
de l’espace subjectif, déclaré « humanolâtre »
et autocontemplatif.
Or ce n’est pas un Soi idéal, hanté par le souci de dominer sa
« matière » que nous lègue la percée freudienne, mais une
subjectivation toujours déjà « dialogique » et « en
chemin », « en procès », foncièrement hétérogène (biologie et sens ) qui permet de penser la complexité de l’humain, non pas comme
« manquant » ou «incomplet », mais en permanente innovation..
Sous les apparences d’une ruée vers les
« spiritualités », une autre vision de l’humain se dessine
aujourd’hui qui, en contrepoint au biotech century , découvre et développe l’intelligence de
la spécificité intime. Je cherche, je découvre, j’entends, je partage le
langage singulier de cet homme-ci, de cette femme-là : c’est l’haecceitas de
Duns Scot, le « ceci » - qui n’est pas nécessairement l’infirme, bien
qu’il puisse l’être. L’humanisme
devrait être une écoute du singulier. A condition que nos « singularités instables
et innovantes» puissent ajouter à la solidarité du groupe envers chacun de ses membres, quel qu’il soit,
la profondeur irréductible de l’espace intérieur .
Pourtant après
la Shoah, la dernière énigme, et
non la moindre, à laquelle nous confronte la globalisation galopante, concerne les mutations du sujet singulier qui,
quelles qu’en soient les figures, s’est constitué dans le sillage de la
tradition grecque-juive-chrétienne. Le bouleversement des structures œdipiennes
au sein de la famille recomposée ; mais aussi l’émergence de cultures qui ne semblent pas partager les mêmes
logiques de singularités libertaires, tout en étant séduites (des musulmans,
des confucéens, des shintoïstes…), n’abolissent pas
vraiment l’universalité des constantes anthropologiques, telles qu’elles ont
été découvertes puis fixées par les monothéismes, et que l’expérience analytique depuis Freud s’efforce
d’élucider. Ces bouleversements nous obligent cependant à affronter, avec un
mélange de fermeté et de tolérance, aussi bien les codes éthiques nécessaires à
l’autonomie de la pensée et à la liberté du sujet qui se sont cristallisés dans
la foulée de cette tradition et à travers ses ruptures, que ses contingences
transgressives, révoltées, « queer »
ou « impures ». Fait
nouveau : la sécularisation moderne et les nouvelles techniques rendent
possible l’affirmation de ces transgressions non plus comme des perversions (de l’Œdipe, de la Loi, de
l’ordre symbolique), mais comme des invitations faites à la modernité pour
qu'elle invente de nouvelles parentés, de nouvelles familles, de nouvelles
légalités.
Je tiens qu'inauguré par la
Renaissance et les Lumières, après la modernité
normative du judaïsme moderne (Herman Cohen, Hans Rosenzweig, Gershom Scholem, Levinas), et la modernité critique (Nietzsche et Heidegger que s’approprient ou
réinventent Kafka, Benjamin, Arendt), une troisième modernité se cherche, celle de l’humanisme analytique. D’inspiration freudienne, elle peut ouvrir
toutes les traditions religieuses du monde globalisé à l’expérience de la
pensée.
5.
Chinois et Européens : Universel ou
Multivers ?
La
rencontre des cultures est certainement l’autre défi essentiel auquel nous
confronte l’actualité de la
globalisation. Par exemple, aujourd’hui dans le monde arabe, l’information affanchie par Internet a puissamment contribué à l’éclosion
d’une jeunesse éprise de liberté. Mais celle-ci ne deviendra réalité qu’en
s’appuyant sur la mobilisation de la dignité individuelle et de toutes les
créativités responsables. La pesanteur des traditions culturelles entrant
forcément en conflit avec les promesses et les risques de la liberté que
propage l’humanisme aujourd’hui informatisé, le cas du monde arabe et les
suites qu'il entraînera constituent un événement et une épreuve majeurs de cet
universalisme dans la diversité qui se cherche. Un autre exemple, et des plus
significatifs, de rencontre des cultures, est celui de
la tradition chinoise avec le monothéisme juif et chrétien.
Contemporain de la mission jésuites en
Chine, Leibniz (1646-1716)
considérait avec ces Pères que les Chinois non seulement ne connaissent pas
« notre Dieu », mais qu’ils comprennent la matière elle-même comme
pourvue d’une sorte d’intelligence, de Loi, « LI », (
) « substance
subtile accompagnée de perception » ; et que cette manière d’être
n’opère pas avec notre sens de la « vérité », mais implique que
« vie,
savoir, autorité en chinois, sont pris anthropopatos ».
Etait-il le visionnaire d’un... « humanisme »
à la chinoise dont l'énigme nous échappe encore ? Nous n’hésitons pas à
stigmatiser, trop vite, comme une
« arrogance » cette sorte d’ « humanisme
chinois » : serait-ce parce qu’il parait expérience plus à l’aise dans une adaptation à la logique de
l’entreprise et de la connexion, où le Soi se réduit à un point d’impact des infinis replis cosmiques et sociaux
(aujourd’hui clairement nationaux, et qui parviennent à l’annuler). En
revanche, héritée des monothéismes judéo-chrétien, la permanente
déconstruction/construction qui distingue l’humanisme européen dans son
aspiration universelle serait-elle un handicap qui risque d’empêcher notre
compétitivité entrepreneuriale ? Un vestige du vieux monde, à balayer par ces
avancées techniques supposées engendrer « en elles-mêmes » les sujets
« pacifiés » et « coopératifs » d’un avenir angélique
post-apocalyptique?
Je
soutiens, au contraire, qu’en prétendant ignorer les logiques de l’expérience
intérieure, on prend le risque de voir l’angoisse de la finitude et l’explosion
de la violence contrecarrer à tout instant la connectivité, la coopération et
la réparation par homéotechniques de ce monde idéal
que nous promet la Nouvelle Alliance dans la complexité. Nous aurons, nous
avons déjà besoin des logiques de perlaboration-sublimation-créativité dans le
transfert avec autrui, logiques que nous avaient transmises dans un premier
temps l’expérience intérieure de la tradition d’avant la sécularisation, puis ses
déconstructions sécularisées, au travers de l’expérience analytique
inaugurée par un certain docteur viennois. Le magazine The NewYorker de février dernier rapporte
en une dizaine de pages comment des Chinois déprimés et angoissés suivent une
psychanalyse via Skype avec des psys
qui sont à New York. Tandis que des humanistes athées découvrent à Paris,
toujours dans les profondeurs de l’expérience psychique, que le besoin de
croire est non seulement un reliquat de la tradition qui pousse les infirmes à se
dépasser, mais surtout une constante
anthropologique universelle, indispensable à l’acquisition du langage et à la pensée. Lesquels à leur tour,
comme nous l'avons dit plus haut, en développant le désir de savoir, mettront
en question les dogmes provisoires et historiquement constitués de ces
croyances elles-mêmes.
L’humanité
globalisée cherche une rencontre entre, d’une part, l’adaptabilité chinoise aux
intelligences cosmiques et sociales et, de l’autre, l’interaction politique entre ces complexités psycho-somatiques dont Proust résumait ainsi l’humanisme
post-chrétien : : « Les malades se sentent plus près de leur
âme ».
Je n’ai
suggéré que quelques variétés de cette humanité qui nous apparaît désormais non
plus comme un univers, mais comme ce que j’appellerai un
« multivers », métaphore que j’emprunte volontiers, en un temps où
l'astrophysique remodèle notre compréhension de l'humain, à la théorie dite des
« supercordes » (de la physique quantique
qui fait proliférer les univers possibles, et de l’inflation qui les pousse à
exister). Une méta-Loi gouverne l’ensemble : il y a une humanité
universelle, dont le concept et la pratique sont issus du monothéisme
universaliste et de la rupture avec celui-ci; mais la singularité de chacune de
ses composantes est d’une telle finesse, que la loi générale revêt des
modalités différentes.
À ce point de notre parcours,
l’humanisme ne peut s’épargner, aujourd’hui, d’examiner aussi les raisons qui
ont conduit divers mouvements de la pensée contemporaine à stigmatiser la
sécularisation.
Pour n'évoquer qu’un exemple
emblématique, je rappellerai les critiques de Hannah Arendt qui rattache
d'emblée la réduction des différences humaines à la généralité du « zoon politikon »,
devenu « l’Homme » générique dans une compréhension réductrice des
« droits de l’homme ». Cependant, si la philosophe a reconnu qu’un
certain athéisme avait pu contribuer à la mort de l’éthique, elle a maintenu
que le phénomène totalitaire était unique. Elle a également veillé à démarquer
son interrogation philosophique de toute position religieuse, renvoyant
l’utilisation politique du « divin » au nihilisme pernicieux qu’elle
combat : « Ceux qui concluent des événements terribles de notre temps
que nous devons retourner en arrière vers la religion pour des raisons
politiques me semblent faire preuve d’autant de manque de foi en Dieu que leurs
opposants. »
Dans cet esprit, et tandis
qu'un vent de liberté aussi impérieux qu’incertain souffle sur le monde musulman, la
réflexion du grand rabbin de Grande-Bretagne m’a révélé un sens de l’Akedaqui dépasse, je le cite, le « particularisme
étroit », ouvrant la voie à la « dignité dans la différence ».
L’Alliance serait un « lien de confiance » qui manifeste le
« tendre souci de Dieu », puisqu’elle considère qu’un « lien
n’exclut pas d’autres liens » et que, par conséquent, les ennemis
traditionnels d'Israël (l’Égypte et l’Assyrie) peuvent être « élus
ensemble avec Israël ». L’Alliance ne serait donc pas une résorption des
diversités dans l'Unique? Pourrait-elle être...double ? triple ? infinie ?
Je m'interroge :
l'Un-Tout (du monothéisme biblique et évangélique) s'est inversé, extra-verti,
retourné dans l'Universel. Le défi que la refondation continue de l'humanisme
lance à cet Universel, face aux diversités émergentes, ne conduit-il pas
logiquement à l'avènement d'un humanisme multiversel? Et
je conclus : celui-ci ne sera possible qu’à partir et avec NOTRE tradition de
l’Universel et ses modifications dont témoignent les crises et les sursauts de
l'humanisme.
Merci de recevoir cette réflexion comme
une invitation à reprendre le long chemin qui remonte à la préhistoire,
traverse les inconscients et se dirige vers l’inconnu. Je voudrais parier
qu’une nouvelle étape s’ouvre devant nous, par l’ambition qui nous anime
aujourd’hui de rouvrir la mémoire des religions, en puisant dans l’expérience
analytique et avec l’apport de tous ceux qui voudront bien se joindre à nous.
Julia Kristeva
20.3.2011