Avec Isabelle Huppert, la psychanalyste et romancière était
sur la scène de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, le 17mars. Extraits.
Thérèse mon amour
Julia Kristeva – Isabelle Huppert
diffusé sur France Culture, dans le cadre de l’émission «Théâtre et Cie»,
dimanche 23 mars 2014
1. Tandis qu'elle agonise, Thérèse mon amour, interprété par Isabelle Huppert : 00:00:00 - 01:02:40
2. Entretien de Julia Kristeva avec Jean Birnbaum : 01:02:40 - 01:29:36
Lundi 17mars,
la psychanalyste, linguiste et écrivaine Julia Kristeva était sur la scène de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, dans le cadre du cycle
«Voix de
femmes», coorganisé par l’Odéon-Théâtre de l’Europe,
«Le Monde des livres» et France Culture. La comédienne Isabelle Huppert a d’abord
lu Tandis qu’elle agonise, Thérèse mon
amour, une fiction sur Thérèse d’Avila (1515-1582), grande figure mystique
à laquelle Kristeva a déjà consacré un roman (Thérèse mon amour, Fayard, 2008).
Cette soirée
s’est poursuivie par un entretien au cours duquel la théoricienne a évoqué sa
trajectoire biographique et intellectuelle, ainsi que la façon dont sa pensée
puise aux sources de la littérature.
- Rares sont
aujourd'hui les intellectuels qui prennent la religion au sérieux. Vous-même ne
la réduisez pas à un ornement idéologique, opium du peuple ou illusion sans
avenir… Vous affirmez que l'Europe doit renouer avec ses racines spirituelles,
et que pour ce faire il y a une voie royale: la littérature.
-
Oui.
En écoutant Isabelle Huppert, j'étais très émue, très sensible à l'attention
que le public a accordée à ce dépaysement. Dépaysement par rapport à l'actualité,
par rapport à l'histoire présente… Je pensais aux nuits pendant lesquelles j'ai
écrit ce texte, et je me disais qu'il fallait que je sois une Européenne de
naissance pour m'enfermer dix années durant avec une carmélite espagnole,
mystique, intense et extrême, et qui est devenue sainte de l'Eglise catholique
apostolique romaine. Pourquoi? Parce que je pense que, pour ne pas mourir de
cynisme politique, et de coups boursiers, il nous reste un seul remède, c'est
d'essayer de réveiller la mémoire de notre continent. Cette mémoire dont nous
nous sommes écartés quand nous avons coupé le fil pour ouvrir les chemins de la
liberté, qui est une mémoire grecque, juive, chrétienne, et maintenant
musulmane. Une mémoire dramatique, une mémoire blessante, une mémoire blessée,
une mémoire résistante et une mémoire renaissante, et qu'il nous revient de
réveiller pour l'habiter, l'incorporer, l'évaluer, la transvaluer et peut-être innover. Dans le texte qu'on a entendu, Thérèse met l'accent sur quelque
chose qui fait partie de notre culture européenne: une manière de penser, qui
est essentiellement la philosophie ou la science, mais qui est aussi ce qu'elle
appelle la fiction.
-« J'ai
fait cette fiction pour donner à comprendre », dit Thérèse d'Avila dans votre
texte. Dans votre oeuvre aussi, la pensée ne va pas
sans la prose, le savoir appelle le style. La littérature ne s'oppose en rien à
l'essai: elle est d'abord une autre manière de penser…
-
Si
la vie est un drame, il nous faut, pour l'assumer, essayer de construire une
pensée à l'unisson avec le corps sensible, et c'est ce que Thérèse fait ici.
Elle a un corps douloureusement sensible et essaye de trouver une pensée à l'unisson
avec cela. A partir de là, le langage devient une rencontre permanente entre le
sens et le sensible. Les instruments de cette rencontre sont la métaphore et la
narration. Et le résultat c'est la perte de soi, l'annulation de soi, la reconstruction
de soi. Alors, comment ça s'appelle? On peut l'appeler écriture. On peut
l'appeler aussi roman. On peut enfin prendre le terme de Thérèse, « fiction ». Du
reste, le lieu propice à cette permanence de la narration, c'est l'expérience
analytique. C'est ce que Freud nous a légué: «Vous souffrez, vous ne savez pas de
quoi, racontez-moi! » Il a apporté quelque chose de révolutionnaire: il a fait
de chaque analysant un écrivain sans religion esthétique. Chacun raconte son
histoire. Moi je pratique la psychanalyse ainsi: j'essaie d'accompagner les
personnes qui me font confiance pour qu'elles deviennent les poètes qui
trouvent le langage, les auteurs de leur résurrection.
"Nous, les écrivains sans religion esthétique"
- Quand
Thérèse d'Avila dit: « Je ne suis qu'un nourrisson », on pense à ces passages
où Bernanos – que vous citez – rapproche esprit de sainteté et
esprit d'enfance. Les saints, voici « des êtres qui ne sont pas sortis de
l'enfance mais qui l'ont peu à peu comme agrandie à la mesure de leur destin »,
dit-il. Pour lui comme pour vous, en psychanalyse comme en littérature, il
s'agit de prêter l'oreille à cette expérience de l'enfance.
-
Je
suis évidemment très sensible à cela. Ma mystique à moi est moins souffrante
que voyageuse, elle n'est pas enthousiaste mais d'un pessimisme énergique, je
dirais. Pourquoi? Parce que l'enfance, telle que je la vois chez Thérèse, et
peut-être aussi chez mes patients, c'est une enfance artificielle, ce sont des états
où la psyché et le soma font un, dirait Winnicott. Ce sont des formes de
régression où vous êtes tellement renvoyé à votre enfance, sur le divan, que
vous n'avez pas de mots pour dire les sensations qui vous submergent. Ce sont
les psychanalystes, et les écrivains, qui donnent ces mots pour émerger. Cette
enfance retrouvée, moi, je l'ai rencontrée dans l'expérience de la maternité,
qui est un moment capital de la vie de chaque femme, un voisinage permanent de
joie et de douleur, de vitalité et de mortalité sous-jacente. Et je suis de
celles et de ceux qui disent qu'un des grands manques de notre civilisation
sécularisée, c'est que nous n'avons pas de discours sur la maternité: nous
avons des lois pour tous, mais nous ne savons pas ce que c'est que l'expérience
maternelle. En analyse, on joue avec ce rôle aussi pour essayer d'aller du sensible
au nommable, mais c'est assez limité, c'est assez ésotérique: il nous manque
une philosophie de tout cela. Cette philosophie passe aussi par les récits, par
la littérature. Ainsi, et sans les hiérarchiser, la littérature comme la
psychanalyse permettent de traduire l'indicible.