diffusé sur France Culture, le 23 mars 2014. Enregistreé à l'Odéon-Théâtre de l'Europe, à Paris, le 17 mars 2014
1. Tandis qu'elle agonise, Thérèse mon amour, interprété par Isabelle Huppert : 00:00:00 - 01:02:40
2. Entretien de Julia Kristeva avec Jean Birnbaum : 01:02:40 - 01:29:36
***
Thérèse
mon amour
Autant
vous le dire tout de suite, je n’ai pas la foi. Comme tout le monde, j’ai été
baptisée, mais je n’ai jamais entendu parler de Jésus à table. Père généraliste
dans le XIIIe, mère prof de lettres au lycée de Sceaux, beaucoup de travail, on
n’avait pas trop le temps de se voir ni de se parler : une famille laïque
classique comme il y en a beaucoup en France, le genre efficace et raisonnable.
Les rares discussions tournaient sempiternellement, pour ma mère, autour de la
misère du monde et des prix littéraires, ce qui revient peut-être au même. Et
papa, qui se disait gaulliste de gauche, ne cessait de se plaindre de la France
qui ne se remettrait jamais de la guerre d’Algérie, de la mendicité qui
gangrenait peu à peu le centre de Paris et des gens qui ne croyaient plus qu’en
leur médecin –erreur, il était bien placé pour le savoir. Soucieux de
nous épargner, à maman et à moi, les «épreuves de la vie », mon père avait
voulu faire de nous «des privilégiées, mes chéries ». C’était son dada,
élitiste, pas franchement républicain, je passe, et il n’était pas peu fier d’y
avoir réussi, de son point de vue du moins. Donc maman, qui adorait Colette et
Sagan, n’arrêtait pas d’être déçue par le dernier Goncourt, le Renaudot ou le
Femina qui « ne volaient jamais assez haut », et poussait notre trio à voyager
à l’étranger, en Italie de préférence, ce qui n’était pas si courant à
l’époque. Je les écoutais d’une oreille, j’étais très autonome, bien que fille
unique. C’était Mai 68 et j’avais la tête ailleurs.
J’aime
la nuit. Je ne suis pas insomniaque, mais je me réveille toujours vers deux
heures du matin depuis que papa n’est plus, cela fera dix ans en septembre. Ma
mère s’en est allée à peine quinze mois plus tard, c’est comme ça, paraît-il,
quand les gens s’aiment, ce qui ne m’avait pas frappée, dans leur cas. Moi, je
ne les trouvais pas intéressants, on croit ça quand on est enfant, et je
n’imaginais pas qu’ils pussent s’intéresser l’un à l’autre. Maintenant, France
Info et Jazz, 89.9 ou 88.2 sont mes nounours en peluche, je me berce aux bruits
du monde et je somnole sans vraiment dormir jusqu’à la sonnerie du réveil.
J’aime
la nuit, sa vie sous-marine, furtive, où les flashes et les rythmes aimantent
des souvenirs au hasard, presque des rêves, un corps de personne s’ouvre à
rien, et je ne suis bien que débarrassée de ma personne. Est-ce que ma tête
était saturée par le énième débat sur le clash des civilisations, sur le
tchador et la laïcité ?ou bien était-ce un songe qui m’échappe encore? Toujours
est-il qu’une nuit, j’ai repêché dans les eaux troubles de mes plongées
aléatoires le mot «mystique», qui m’a noué l’estomac au point de me faire
sauter du lit aux aurores. D’où ça pouvait-il bien venir ?«Mystique», ce n’est
sûrement pas sur France Info ou sur Jazz point quelque chose que j’avais
entendu cela.
J’ai bu
mon thé avec le premier volume de la sainte, que j’ai retrouvé comme une
somnambule en haut de la bibliothèque où je ne me souvenais plus de l’avoir
mis. Pour une rencontre, cela en fut une. Le genre de choses qui vous prennent
la tête et qui n’intéressent personne. Thérèse de quoi? Sylvia Leclercq, lire
Thérèse d’Avila, quelle blague ! Après son petit livre très clean sur la mère
Duras, vous n’y pensez pas? La pauvre doit s’imaginer que les mystiques
reviennent à la mode ? Que ça lui fera un money book?
Ils n’y
sont pas du tout ; la sainte, je ne la partagerai avec personne. Je me la
garde. C’est la colocataire de mes nuits sous-marines, elle s’appelle Thérèse
d’Avila.
(p.17-18)
Je vous
salue, Thérèse, femme sans frontières, physique érotique hystérique
épileptique, qui se fait verbe qui se fait chair, qui se défait en soi hors de
soi, flots d’images sans tableaux, tumultes de paroles, cascades d’éclosions
converties en langues à l’écoute de qui de quoi, écoute le temps gravé, tympan
gorge cri écrit, nuit et lumière, trop de corps et sans corps, hors matière,
matrice vide béante palpitante pour l’Aimé toujours présent sans jamais être
là, mais il y a être et être, Il est en elle, elle en Lui, pressenti senti englouti,
sensation sans perception, dard ou cristal, transpercée ou transparente, telle
est la question, transverbération plutôt et encore inondation,
la Madre est le plus viril des moines, le plus adroit des meneurs d’âmes, un
jumeau du Christ, elle est Lui, Lui est-elle, la Vérité c’est moi, c’est Lui au
fond intime de moi, moi Thérèse, parano réussie, Dieu c’est moi et alors
!qu’est-ce? Un festin pour tous, qui fait mieux ?certainement pas Schreber, même pas Freud, trop sérieux ce Viennois, triste
peut-être, la femme trouve plus facilement comment dire tout ça, quoi ça, mais
elle, voyons, elle hors d’elle, évidemment, saisie d’effroi et de délices, le
petit papillon expire avec une indélébile joie car Jésus est devenu lui
c’est-à-dire elle, Jésus papillon, Jésus femme, je connais une personne qui
sans être poète compose aussitôt des poèmes, des romans qui sont des poèmes
avec quelque chose de plus, des mouvements en plus, vraiment je me demande si
c’est moi, Thérèse, qui parle, le chemin c’est la souffrance, le Néant de tout,
ce tout qui n’est rien, faites ce qui est en vous, mais en allégresse, soyez
gaies mes filles, depuis vingt ans j’ai des vomissements tous les matins,
maintenant c’est le soir et ça vient plus difficilement, je suis obligée de les
provoquer à l’aide d’une plume ou autre chose, tel un bébé ou si vous préférez une bébée à la mamelle de l’Autre, mariage mystique ou
bien mariage spirituel, ce petit Jean de la Croix y voit une différence, moi à peine,
c’est l’envers et l’endroit, plutôt, Cantique des cantiques, comme toujours et
encore, elle chante faux mais écrit juste et ne cesse de fonder ses couvents,
ses filles, son Eglise, sa gestation à elle, son jeu, un jeu d’échecs, il est
permis de jouer, oui, oui, même dans les monastères, surtout dans les
monastères, Dieu nous aime joueuses, mes filles croyez-moi, Jésus aimait les
femmes, pourquoi cet effroi à notre égard chez les docteurs, oui, échec et mat àDieu aussi, oui, oui, Thérèse ou Molly Bloom, enfin je ne sens plus rien, je me coule dans l’eau du jardin, on
s’écoule, on ne fait que jouir, les âmes qui aiment voient jusqu’aux atomes,
mais oui, pour une âme comme la mienne tout est oui, elle voit jusqu’aux atomes
infinis qui sont des atomes amoureux, les philosophes ne s’en doutent pas, ils
deviennent lettrés, ils redoutent vos sensations, les meilleurs se font
mathématiciens, ils apprivoisent l’infini, et pourtant c’est aussi simple que ça,
mais oui, métaphores transmuées en métamorphoses, à moins que ce ne soit le
contraire, mais oui, Thérèse, oui, ma sœur, invisible, extatique, excentrique,
hors de vous en vous, hors de moi en moi, oui, Thérèse mon amour, oui.
(p. 40-41)
Tandis
qu’elle agonise,
Thérèse
mon amour
Monologue d’outre-tombe
Julia Kristeva
NB : Les passages en gras correspondent aux citations
littérales de Thérèse d’Avila. THERESE(off) :
(Sa
voix, ferme et d'une pureté cristalline, une voix d'ange, vient du portrait de
Thérèse attribué à Vélasquez, projeté sur les remparts, tandis que le corps de
l’agonisante reste dans l’ombre sur la scène)
Je vis mais sans vivre en moi :
Et mon espérance est telle
Que je meurs de ne pas mourir.
Je vis déjà hors de moi
Depuis que je meurs d'amour ;
Car je vis dans le Seigneur
Qui m'a voulue pour lui.
Cette divine prison
De l'amour avec qui je vis
A fait de Dieu mon captif
Et de mon cœur un cœur libre
Mais voir mon Dieu prisonnier
Cause en moi une telle passion
Que je meurs de ne pas mourir
Combien longue est cette vie !
Et qu'il est dur cet exil,
Cette prison, ces fers aussi,
Où l'âme est tenue captive.
À lui seul l'espoir d'en sortir
Me cause douleur si cruelle
Que je meurs de ne pas mourir.
Ah ! qu'elle est triste la vie,
Où l'on ne jouit pas du Seigneur !
Et si l'amour lui-même est doux
La longue attente ne l'est pas ;
Ôte-moi, mon Dieu, cette charge
Plus lourde que l’acier
Car je meurs de ne pas mourir.
THERESE :
(Sa
voix vient maintenant de son lit, tremblante, une voix de femme mourante)
Voici
venue l’heure tant désirée ! Nous allons enfin nous rencontrer, mon Bien-Aimé,
mon Seigneur. J’ai tant fait pour vous, ici-bas. Et cette séparation a tant duré…
Il me semble avoir attendu ce moment toute ma vie.
Quand
Maman est morte, en donnant naissance à ma sœur Juana – deux filles
seulement sur dix enfants ! –je me suis dit que c’était cela, vivre : se préparer à rester mort
très longtemps.
Plus
tard, j’ai réussi à convaincre Rodrigo, mon grand frère adoré, d’aller nous
faire couper la tête ensemble chez les Maures… Je voulais jouer aux martyrs ;
connaître l’amour à mort… Mourir d’aimer, déjà. Le seul remède pour ne pas
rester mort trop longtemps…
THERESE ENFANT, off :
Para
siempre, Rodrigo.
RODRIGO ENFANT, off :
Para
siempre, Teresa…
THERESE :
Pour
toujours. Et avec cette seule certitude : Tout est Rien.
THERESE ENFANT, off :
Todo
Nada.
THERESE :
Il
fallait que le Seigneur me révèle cela à moi, sur cette terre rocailleuse de
Castille où pas une fleur ne pousse… J’en ai moi-même planté quelques-unes,
plus tard, à l’Incarnation d’Avila, quand j’ai refondé le Carmel… Rodrigo, lui,
était parti depuis longtemps conquérir le Nouveau Monde, comme tous nos
frères : Antonio, Pedro, Jeronimo, Lorenzo, Augustin…
Est-ce
toi, Papa, qui m’aurait mise sur la route du Seigneur sans le vouloir ? Mais
non, c’est ton frère, c’est oncle Pedro – le quatrième des fils Sanchez.
C’est à cause de lui que j’ai pris le voile, par la grâce de Dieu… jusqu’à
devenir la Madre – qui, à l’heure où nous sommes, parle toute seule en
attendant d’aller retrouver son Epoux.
Quelque
fils de marrano qu’il fût, et bien
plus que Papa, oncle Pedro ressemblait davantage à un cristiano viejo, à un vrai chrétien,qu’à un converso. Comme
Maman. Audi Figlia… « Ecoute la
Voix »… Voilà ce qu’il m’a fait lire, en ce jour mémorable, chez lui, à
Hortigosa, où j’ai décidé de me vouer au Seigneur. « Ecoute Israël et
Jésus, ma fille »… Conversa,
juive, chrétienne… Femme, surtout. Et que faire quand on est une femme ?
La pensée que j’étais femme suffisait déjà à me couper les ailes ; combien
plus, étant femme et misère ensemble !
Mais
il y a être et être. J’ai couru, j’ai cherché, j’ai sauté les murs séparant les
demeures des châteaux aussi bien intérieurs qu’extérieurs… Depuis que je me
suis enfuie de chez Papa à seize ans pour rejoindre le petit couvent
augustinien d’Avila, je n’ai cessé de galoper comme un cheval ! Et quatre
ans plus tard, je prenais l’habit chez les Carmélites chaussées de
l’Incarnation…
Je
revois la colombe qui survolait ma tête de carmélite empoignée dans un violent
transport. Elle était si différente des oiseaux d’ici-bas, agitant ses ailes
l’espace d'un Ave Maria, puis disparaissant. Je la revois, comme je l’ai
vue à Tolède, la ville de mes ancêtres paternels… Je peux le dire, maintenant
que je suis en route vers le Seigneur : les Sanchez, ces marranos contraints de porter le sambenito, l’infâme collerette jaune qui désignait les
« porcs »… On les accusait de pratiquer secrètement l’ancienne
religion juive… La religion de mon grand-père, et celle de mes oncles. Tous
couverts de honte, humiliés, persécutés. Et à Avila même, où ils avaient fui,
devant encore prouver qu’ils étaient de vrais hidalgos, et non de vulgaires convertis. Ah ! Cette manie que
les hommes ont de l’honneur… Elle aura toujours autant fait pour la bêtise que
pour la vertu…
Moi,
j’ai voulu vivre l’amour à chaque instant, en jouir le cœur libre, le goûter au
jour le jour… Etait-ce un délire ? Mais alors ce fut un délire possible,
et je l’ai prouvé. J’ai fait pousser des demeures pour l’extase sur la rocaille
des cœurs et du royaume d’Espagne, dans ce Siècle d’or et de conquêtes
effrénées. Dix-sept monastères du Carmel déchaussé en vingt ans !… Je n’ai
vécu qu’hors de moi et pour Lui… De plus en plus hors de moi, en Moi devenu
Lui, devenu Toi, Seigneur… Rien ne pouvait m’être prison si je n’étais captive
que de cela… de cet amour… de ce chemin vers la perfection…
Et
puis, j’ai écrit. L’espagnol : voilà ma vraie demeure… mon château… Comme
dans ces romans de chevalerie que je lisais avec Maman… Ah ! que
l’espagnol est royal, mes enfants, il me baigne encore, comme il m’a toujours
baignée, depuis le berceau.
JEAN DE LA CROIX (off) :
El aire de la almena
Cuando yo sus cabellos esparcía
Con su mano serena
Lorsque le souffle du matin
Faisait voltiger ses cheveux,
De sa main douce
En mi cuello hería
Y todos mis sentidos suspendía
Au cou, je sentis la blessure
Mes sens furent suspendus...
THERESE :
Qu'est-ce ?
Je n'ai jamais écrit cela… Serait-ce le cher Jean de la Croix qui parle par ma
bouche ?... Est-ce bien vous, mon père, que je sens approcher de ce lit où
j’agonise ? Je vois mal, pardonnez-moi, je ne sais plus voir avec les yeux
du corps.
Jean de la Croix apparaît.
JEAN
DE LA CROIX :
Notre
premier soin n’est-il pas de nous consacrer à la nuit des sens ?
Dépouiller la sensibilité extérieure, la vivacité naturelle des appétits.
THERESE :
La
proximité de la mort n’éteint pas l’appétit que j’ai de Lui. Au contraire.
JEAN
DE LA CROIX :
Ne
vous hâtez pas trop, Madre. Cette nuit va avoir lieu un grand événement pour la
chrétienté.
THERESE :
Que
se passe-t-il donc ?
JEAN
DE LA CROIX :
Nous
quittons le calendrier julien pour entrer dans le calendrier grégorien. Jusqu’à
minuit, nous sommes encore le 4 octobre 1582. Demain, nous serons le 15. Dix
jours engloutis d’un coup, par la seule grâce d’un édit du Pape ! En voilà une
nuit étonnante, non ?
THERESE :
Le
temps des hommes ne me concerne plus. Tenez, juste avant que vous n’entriez,
j’avais douze ans et je jouais à être une martyre aux côtés de mon frère
Rodrigo…
Jean s’assoit sur l’unique chaise près
du lit de Thérèse.
JEAN :
Vous,
une martyre…?
THERESE :
Oui,
vous connaissez cela mieux que moi, n’est-ce pas ? Les plaisirs de la
pénitence… Priez donc Dieu, je vous en supplie, dites-lui de m'envoyer encore
beaucoup de souffrances, comme il en a donné à Maman et à vous-même. Avec cela
je serai contente... Car il est impossible d’ouvrir autrement nos châteaux
intérieurs. Ah ! comment ne pas confondre la perfection par la douleur
avec une sorte de folie ? Comment savoir si ce n'est l’œuvre du Diable ?...
JEAN :
La
perfection ne saurait être atteinte ici-bas.
THERESE :
Vous
osez me dire cela, à moi qui ai écrit le Chemin
de perfection ? C’est signe que vous ne m’avez pas lu, mon petit
Sénèque ! – vous permettez que je vous appelle ainsi, mon cher
Jean ?...
JEAN :
Si
vous voulez…
THERESE :
Il est évident que la souveraine
perfection ne consiste pas dans les consolations intérieures, ni dans les
sublimes ravissements, ni dans les visions, ni dans l’esprit de prophétie. Elle
consiste à rendre sa volonté si conforme à celle de Dieu que, dès que nous comprenons
qu'une chose est voulue par Lui, nous nous y attachons de tout notre vouloir ;
à recevoir enfin avec une égale allégresse ce qui est doux et ce qui est amer
dès que nous savons que tel est le bon plaisir de Sa Majesté.
Ai-je
eu tort d’écrire que les femmes sont très douées, plus douées que les hommes
sur le chemin de perfection ? Nous
autres femmes, dépourvues de savoir, il y a en nous quelque chose
d’incomparablement plus précieux que ce qui frappe au-dehors nos regards. Ne
vous imaginez pas qu’il n’y ait que du vide au-dedans de nous. Je l’ai
écrit et je le répète : Nous ne
sommes pas des anges, nous avons un corps.
Lorsque tu vivais sur terre, Seigneur,
tu n’abhorrais pas les femmes. Pourquoi donc les théologiens se méfient-ils de
nous ?...
C’est
vrai, nous ne sommes pas si faciles à
connaître, nous autres femmes. Les femmes elles-mêmes ne se connaissent pas
assez bien pour accuser leurs fautes. Quand
je pense que les confesseurs nous jugent sur ce que nous leur disons, sur ce
qu’on leur dit ! Mon père, rappelez-vous toujours que je connais mieux que vous les travers des
femmes.Le démon ne cherche rien
tant que de leur représenter comme possible tout ce qu’elles ont dans la tête.
L’âme
d’un homme ou d’une femme, quoi qu’on fasse, n’est qu’un fumier abject et
répugnant. Seul le Divin Jardinier peut les transformer en un parterre embaumé
de fleurs. Et encore, il convient de beaucoup L'aider ! Il m’a toujours semblé que ma conduite, que notre conduite, devait être
celle qu’on adopte en temps de guerre. C’est pourquoi j’ai fait ce qui est en moi. Si vous faites ce qui est en vous, le
Seigneur vous rendra si viriles que vous étonnerez les hommes eux-mêmes. Voilà ce que je n’ai cessé de répéter à mes filles. Tâchez d’être gaies ! Vous
serez toutes belles et reines, et dignes du Seigneur alors. Car il faut savoir
être gaie en venant auprès de moi, non afin de vous traiter délicatement pour
Jésus-Christ, mais afin de mourir pour Jésus-Christ.
«Ah ! mesdames,
on ne peut servir Dieu dans l’inquiétude ». Tout cela n'est
qu'enfantillages, attachement à soi-même. Que les choses sont différentes là où
l'Esprit règne vraiment ! Transcendez-vous,
bon Dieu ! Je suis cruelle ? On le
dit. Mais non. Juste ce qu'il faut pour mettre de l'ordre. Et je le serai encore
jusqu'au dernier soupir, dussé-je piquer au vif même mes meilleures élèves.
Toute mauvaise que je suis, j’ai essayé
de voiler mes imperfections à mes filles. Mais j’en ai en si grand nombre
qu’elles ont dû en voir beaucoup. Aujourd’hui, je suis très vieille et
fatiguée, mon père. Oui, vieille et fatiguée en tout… sauf en ce qui concerne
les désirs.
Musique : Messe de sainte Thérèse d’Avila, de Michael Haydn
THERESE :
Ah
! Haydn, que c’est majestueux !… Michael Haydn, le frère du grand Joseph…
Il écrira une messe pour moi : la Missa
Sanctae Theresiae, commandée et chantée par l’Impératrice Marie-Thérèse
d’Autriche elle-même !…
VOIX
DE SOPRANO :
Kyrie eleison… Eleison Kyrie… Kyrie…
THERESE :
Venez,
venez ma fille… Prêtez-moi votre voix encore… Mais sachez que ce n’est pas moi
qui vous fait chanter ainsi ; c’est le Seigneur.
Le chant s’éteint.
THERESE :
Nous sommes tous de la bande du
Crucifié. N’est-ce pas, mon
Jean ? Rien que de pâles sosies du Seigneur au Calvaire… qui s’est laissé
martyriser, frapper à mort… Il ne peut y avoir qu’un Père aussi cruellement
battu, qui nous aime et qui se sauve, pour qu’Il nous sauve.
Depuis
notre première rencontre – vous étiez encore jeune étudiant à
Salamanque – j'ai reconnu en vous l'autorité spirituelle qu'il nous
fallait. J'ai su aussi d'emblée que Votre Paternité ne serait pas commode. Vous
vouliez être Chartreux, et je vous ai fait comprendre tout de suite que c'était
chez moi que vous trouveriez votre place. Vous souvenez-vous de ce que vous
m'avez répondu alors ?
JEAN :
Je vous
donne ma parole, à condition que je n'aie pas à attendre trop longtemps.
THERESE :
(elle rit) Du pur
Jean de la Croix, d’emblée !...
Tu me
dis que notre premier soin est de nous consacrer à la nuit des sens. Tu penses
qu’à mesure que l'âme se spiritualise, elle doit se vider de toutes les
représentations et connaissances, et se tenir dans l'obscurité par rapport à
l'imagination et à la fantaisie. C’est bien ça ?
JEAN DE
LA CROIX :
L’âme,
alors, ne goûte plus cet aliment tout sensible ; elle en goûte un autre
plus délicat, plus intérieur…
THERESE :
Mais
j'avais déjà écrit ces choses bien avant vous, mon petit Sénèque ! La vie
de l'esprit – je vous l'ai enseigné – s'élève du fond le plus
intime de l'âme. Elle est brûlante, et comment ! Je m'y connais en feu,
contrairement à ce que pourrait vous faire croire la femelle volubile que vous
me soupçonnez d'être. L'eau a beau être mon élément, elle ne m'empêche guère
d'accéder à l'envol enflammé – vous en avez d'ailleurs été maintes fois
témoin. Car l'étincelle lancée hors d'elle-même comme quelque chose
d'extrêmement délicat et qui monte vers une région plaisant au Seigneur, elle
est bien de même nature que la flamme d’ici-bas.
JEAN
DE LA CROIX :
O llama de amor viva
Que tiernamente hieres
De mi alma en el más profundo centro
Ô flamme d'amour, vive flamme
Qui me blesse si tendrement
Au plus profond centre de mon âme
Pues ya no eres esquiva
Acaba si quieres
Rompe la tela de este dulce encuentro
…
Tu n'es plus amère à présent
Achève donc, si tu veux
Romps enfin le tissu de cet assaut si doux
THERESE :
Nul
n'a cependant reçu la Voix de Sa Majesté s’il n'a aussi reçu les véritables
goûts de Dieu. Je nomme goût véritable une consolation douce, forte,
pénétrante, délicieuse et paisible. « Les sens bondissent dans la
pensée », écrivait avant moi Maître Eckhart, et ses disciples s’y
connaissent en ces choses-là... Moi, je ne suis pas une lettrée, et je m’entête
à vouloir être différente de tous ces hommes savants et si saints. Ils disent
que le « babil amoureux » n'a rien à raconter sur les événements du
monde. Ils ont probablement raison,
puisqu'ils sont philosophes, et moi, rien qu'une femme, et si misérable au
surplus. Le mien pourtant, de « babil », poussé à la folie par ce feu
qui m'a portée vers mon Epoux, m'a fait raconter tout ce que j'ai pu... sur
quoi ? Sur l'envie de faire ce qui est en moi... hors de moi... hors du
monde dans le monde… Obstinée créature que je suis.
Tous
ces messieurs si savants n’ont jamais trop su si mes visions venaient de Dieu
ou du Diable. C’est peut-être pourquoi ils m’ont donné l’ordre de les écrire,
afin de conserver un témoignage, au cas où… Ma manière d’oraison sans parole
leur semblait très suspecte, très dangereuse – il paraît que cela peut faire
délirer… J’ai écrit pour me faire comprendre. En toute liberté. Ecrire fut ma
consolation dans une vie coupable. J’ai mis noir sur blanc ce que j’avais vu :
Jésus présent à mes côtés, me prenant pour Epouse… Père Pedro Ibáñez, le
dominicain, lui avait compris que j’étais fille du Livre. Alors, j’ai écrit
pour lui. Et de plus en plus pour moi. Pour rien, pour l’Aimé… Puis d’autres
sont venus, à demander encore et encore… Même Garcia de Toledo, l’Inquisiteur
– mais ça, c’est une autre histoire. Evidemment, tous très sévères. Plus
ou moins amoureux, des explorateurs hardis du désir féminin… ou passablement
ahuris, effrayés, pudiques à l’extrême… J’ai
plus craint les confesseurs qui avaient peur du démon que les démons eux-mêmes.
Aujourd’hui,je ne suis plus qu’un amas de chair
atrocement compacté. Serais-je coupable, comme ces vicieux que le Seigneur
soumet à d’horribles représailles ? Certainement. De condamnables pensées,
affreuses comme des crapauds, je n’en ai pas manqué. Je les extirpais de mon corps
en me flagellant avec des orties, vous souvenez-vous, mon père ? Et de
préférence sur les plaies incisées par le cilice coupant. Etaient-ce vraiment
des vices ? Des fantasmes, des menaces, peut-être. Mais des vices ?... Le Malin
ne pouvait pas être l’auteur d’une telle vérité gravée au feu dans mon être
tout entier…
JEAN
DE LA CROIX :
Et
pourquoi pas ?
THERESE :
Parce
que Dieu m'aime plus que n’importe quelle pécheresse ordinaire. Il me soumet à
l’épreuve de la souffrance maximale, donc je suis la plus aimée !
J’eus
devant les yeux… quoi exactement ? Pas vraiment un songe, mais une vision.
C’est ça, une de ces visions que Dieu n'accorde pas aux yeux, mais au plus
profond de l’âme. J'ai eu, donc, la vision de certains vices. Des vices si
condamnables que les mots me brûleraient les lèvres si je tentais de vous les
décrire. Dieu m'a fait la grâce de m'envoyer cette vision dans le seul but de
me faire peur. Mais
ce n’était pas encore l’Enfer !
L’Enfer
dans lequel on peut être transporté en oraison, et je le fus, est impossible à
dire. Aucune image ne saurait en traduire la violence. J'ai vu les tenailles
avec lesquelles les démons tourmentent les damnés, et d'autres supplices
innommables. N’est-ce pas étrange, qu’à la vue de ces tourments, je n’aie éprouvé
nul effroi, ni ressenti de peine ? Pourtant, je connais le dégoût. Et la
caresse atroce d’une plume d’oie dans ma gorge…
Ah !
le Malin est un grand peintre ; c'est dans l’imagination qu’il joue ses
tours, qu'il tend ses pièges. Et nous savons qu’avec les femmes, il a beau jeu. Nous sommes une chose si faible, nous
les femmes, que tout peut nous faire mal. C’est pourquoi j’ai toujours dit
à mes filles : Soyez des hommes
forts !
Je crains plus une religieuse
insatisfaite qu’une foule de démons.
Oui,
le Malin est le grand peintre de nos vices. Mais l’Enfer... L’Époux a bien
voulu me montrer cette place... Elle est inimaginable. L’Enfer est sans image
parce qu’il n’y a pas d'espace ; l’étendue n’existe plus en enfer, qui n’est
qu’un impensable trou sans nom… Seul le Christ l’a connu, le psalmiste l’avait
déjà annoncé… « Il est tombé dans le trou qu’il a
pris soin de se creuser à la mesure de lui-même » (Ps 7,16).
THERESE :
L’Enfer
que sa Majesté m’a fait éprouver est démesurément resserré. Privée de
clarté, je ressens tout ce qui devrait affliger la vue. De longues et
obscures ruelles m'enserrent de toutes parts. Sol fangeux, eaux sales
grouillant de bêtes venimeuses… Et, au bout de 1'intestin pestilentiel, un
placard dans lequel je suis coincée. Aucune réalité ne peut donner la moindre
idée de ce que j’éprouve. L’âme est embrasée d'une terrible fournaise. On ne
saurait comparer cela aux affres que j’ai déjà vécues avec mes crises nerveuses
dont tous les médecins ont pu constater la fureur sans pouvoir la nommer. C’est
comme si l’on vous arrachait l’âme. L’âme se fend elle-même et, ainsi coupée en
deux, se mêle aux plus hideuses douleurs du corps... C’est un feu intérieur
dont je ne saurais expliquer la nature. Comme un brûlant néant. Le désespoir suprême.
JEAN
DE LA CROIX :
Laissez-moi
tenter d’apaiser votre fièvre.
Jean se lève et lui éponge le front.
THERESE :
Oh !
oui, de l’eau… Donnez-moi de l’eau… Je rêve d’eau, de pluie, de fontaines, de
rivières, de norias… Quatre eaux, mille eaux !… Je les vois, je m’y
baigne… Où sont-elles ? Oh ! calmer un peu ce feu qui me dévore…
Prenez
ma main, mon père, juste un instant, par amitié… pour la sainte humanité du
Christ… Tenez-moi la main, avant qu’on ne me la coupe. Car mon destin,
sachez-le, est de finir découpée en morceaux. Savez-vous ce que fera le père
Jérôme Gratien après ma mort ?
JEAN
DE LA CROIX :
Il
vous coupera la main et en coupera aussi le petit doigt qu’il portera dès lors
sur lui comme un talisman. Et quand les Turcs le feront prisonnier, ils lui
prendront ce doigt, et lui le leur rachètera pour vingt réaux et quelques
bagues d’or…
THERESE, riant :
Le
meilleur, c’est que cette main finira en la possession du Général Franco, bien
en vue sur sa table de chevet… jusqu’à sa longue agonie ! Auparavant il
m’aura même transformée en « sainte de la race »… la fameuse limpieza de sangre… quelle honte ! quelle
ironie ! Ah ! que les hommes sont fatigants. Ils m’auront tout fait…
pauvres hommes.
Et
dire que c’est avec cette main que j’ai traduit toutes les visions que m’a
inspirées le Seigneur !... Tant qu’il me restera un souffle d’air, je
respirerai en mots, en paroles, en petites histoires et en grands discours, en
fables ! Je vais me dilater le cœur et l’âme en récits, en images ! Je vais
écrire ! J’ai écrit ; j’écrirai encore ! J’abolirai l’Enfer, cet
espace sans espace, donc sans mot ni représentation. Ce sera d’emblée le
Purgatoire – avec quelques étincelles de Paradis, tout de même ! Je ne
m’interdis rien. Allez, tournons la page. Je m’en vais vers l’Epoux à présent.
En route vers l’Aimé ! Tutti a
cavallo !
Air de Monteverdi : Gira il nemico insidioso amore
THERESE :
Cette
longue attente avant de Vous voir en face, Seigneur… pour m’éprouver, je le
sais. Vos délicieuses épreuves, voilà bien ce qui s’appelle une vie quand on ne
veut pas rester mort longtemps… Et, la plus délicieuse d’entre toutes, afin de
me porter vers Vous comme la femme que je suis, Votre grâce m’a envoyé le Père
Gratien… Où est-il à présent ? Loin, lui aussi… Vous avez voulu que je
l’implore et que je languisse pour lui avant de trépasser, comme je Vous
implore et languis pour Vous de toute éternité…
Un
jour – était-ce en février ou en mai 1575 ? – au couvent
de Beas, le Seigneur m'a dit qu'Il pouvait exaucer mes demandes. Et, comme gage
de cette promesse, Il m'a mis un bel anneau au doigt – une
améthyste. Divine bonté pour ma triste vie digne de l'Enfer ! Je sais que
c'est un délire d'avoir vécu la réalité de ce mariage en pleine lumière. Le
Christ comme un marieur, « el
casamentero », insensé !... J'en ris maintenant ! Car
n'était-ce pas folie de voir alors le Seigneur réunir ma main droite à celle du
père Gratien ? Et de m'entendre dire que je devais considérer toute ma vie
ce père comme le remplaçant de Notre Père qui n’est qu’au Ciel ? Je prends
sur moi de reconnaître que j'ai commis cette lubie, et bien d'autres, c'est
comme ça. Ni bien, ni mal. Inévitable. Car je suis une femme logique,
moi ! Si vous y réfléchissez bien, ce genre d'histoires découle tout droit
de la sainte humanité du Christ. Le Christ comme homme, quand on y pense… c’est
quoi, au juste ? Ne faites pas cette tête, mon père, je sais bien que je
vous inspire une sainte répugnance. Abjection et souillure, je les ai éprouvées
pour moi-même, n'en doutez pas. Mais après tant de souffrance et de
contritions, le dégoût a fini par se retourner en désir, en plaisir, et même
– mais vous le savez ! – en une relation clandestine
avec ce jeune homme de trente ans de moins que moi. J'avais besoin de cette
foucade, sans doute, et à bien y réfléchir, ce n'est pas incompatible avec
l'Incarnation. Je l'ai mis à la place de Dieu, ce cher Gratien, extérieurement
et intérieurement, je l'avoue. Je fis vœu d’accomplir, durant le restant de ma
vie, tout ce qu’il me dirait. Il me faisait des confidences – qu’il ne
convient pas de relater ici. J’étais dans la joie quand il me racontait ses
épreuves. Et parler avec lui, c’était comme s'entretenir avec... avec un
ange !... Oh ! Dieu, ce que c’est que deux âmes qui s’entendent l’une
l’autre : elles ont toujours quelque chose à se dire, et elles ne s’en
lassent jamais…
JEAN DE LA CROIX :
L'amour naît dans le cœur qui en est privé.
THERESE :
En
1575, j'avais déjà créé sept couvents, et je rencontrais tellement de
difficultés avec les carmes de mon ordre… À cette époque, il y avait peu
d'hommes chez les déchaussés, et aucun, il faut bien le dire, qui fût
comparable au père Gratien. Tant de
perfection unie à tant de douceur, je n’en avais encore jamais vu. Alors,
vous comprenez, ce jeune homme qui, à Madrid, allait fréquemment implorer une
image de Notre-Dame qu'il appelait sa Bien-Aimée – non sans quelque
prétention, d'accord, mais aussi avec tant d'humilité désarmante... Il s'est
pris d'amour pour notre ordre à Pastrana, où il a charmé la prieure Isabelle de
Saint-Dominique – laquelle a succombé comme les autres, hommes et femmes,
à la magie de sa conversation. Enfin il s'est décidé à prendre l'habit chez
nous, après avoir essayé chez les jésuites. Un hombre de cette trempe, c'est fort précieux, vous ne trouvez
pas ?
Quand
j'ai reçu sa visite à Beas, quelques années après, il était déjà un frère carme
déchaussé fort estimé. Non sans avoir eu à soutenir, trois mois avant sa
profession de foi, des tentations très violentes – et j'en sais quelque
chose... Quoi qu'il en soit, il était d'ores et déjà appelé à être un vaillant
capitaine des fils de la Vierge. Il combattait avec courage. Il était visible
que la Divine Majesté l'assistait et que Notre-Dame l'avait choisi pour
restaurer son ordre.
THERESE (off -
souvenir de rêve) :
Je vis là
mon Elisée, nullement noir assurément, mais d’une beauté extraordinaire. Il
portait sur la tête une sorte de guirlande, toute de pierres précieuses. De
nombreuses jeunes filles marchaient devant lui, des rameaux dans les mains, et
chantant à Dieu des cantiques de louanges. J’ouvrais continuellement les yeux
pour essayer de me distraire, mais je ne pus y arriver. Il me semblait qu’il y
avait là une musique de petits oiseaux et d’anges, dont mon âme jouissait sans
qu’elle parvienne à mes oreilles. Et l’âme était plongée dans ces délices…
THERESE :
Vous
êtes un enchanteur, mon père. Oui, c’est à vous que je parle, mon Elisée. Si je
n'avais eu d'autres raisons de servir Dieu, votre grâce d'ange aurait suffi à
m'en convaincre. Oh ! dans quelle solitude se trouve mon âme chaque jour
davantage, d’être si loin de vous… Je n'oublie pas ce que je vous dois : vous
m'avez convaincue de l'humanité du Christ, que je n'ignorais pas, certes, mais
c'est vous qui m'avez rendu, réellement, cette capacité féminine d'aimer
l'Époux éternel, l'Homme-Roi – un homme enfin !... Pas de mourir,
mais de souffrir d'amour pour mieux faire. Vous avez fait de moi une
Marie-Madeleine, et j'ai su séduire, avec et au-delà de vous, afin d’accomplir
le bien le plus élevé...
JEAN
DE LA CROIX :
Votre
relation avec ce père vous a pourtant joué bien des tours, il me semble…
THERESE :
Les
pires calomnies se sont abattues sur nous comme de la grêle, c’est vrai. Les
supérieurs de l’ordre ont même voulu m’envoyer aux Indes pour me séparer de
lui ! Mais mon histoire avec le père Gratien, moi, j’appelle cela une
amitié, si vous voulez savoir. Elle rend libre ; c'est chose très
différente de la soumission. Et si je m’y accroche, c’est afin de démontrer à
nos sœurs ce que c'est que d’être une femme – femme de Dieu, évidemment,
ici même et au-delà, je le suis et le serai. Mais femme quand même, qui manque
toujours d’on ne sait quoi. D’amour, forcément…
Que
veulent les femmes, religieuses ou non, cloîtrées ou non ? Un père sur
lequel régner, sans doute. Mais un homme ? Et Jésus dans sa sainte
humanité : que veut-il ? Que veut un homme ? Être aimé des
femmes pour échapper aux frères ? Ou bien se faire élire par le père ?...
Mon
amitié avec cet homme trouble son âme, paraît-il. Chose étrange, moi, je ne suis pas gênée de tant l’aimer, comme
s’il n’était pas une personne, mais plutôt une sorte de jumeau de moi-même…
mon enfant, peut-être ?… Ah ! oui, qu’il m’a amusée, qu’il m’a émue
en signant ses lettres : « Votre fils chéri »… Où peut-il bien
être, à présent ? A Séville ? Sillonnant l'Andalousie ? Avec
Marie de Saint-Joseph ? Avec Béatrice de la Mère de Dieu ?... Voici
ce que j’aimerais lui dire, en tout cas, s’il me faisait la grâce de venir
auprès de moi tandis que j’agonise, au lieu de propager sa foi sur les routes : L’essentiel n’est pas de penser
beaucoup, mais d’aimer beaucoup. Je regarde comme impossible que l’amour se
contente de demeurer stationnaire.
(Musique)
THERESE :
La
chair est féminine, et le Christ lui-même ne l'ignorait point. Je renais en
Vous, Dieu de l’Amour, par tous mes sens confondus en un seul : ma bouche, ma
peau, mes narines, mes oreilles, mes yeux… Mon jardin tout entier est baigné
par Vos eaux. N’est-ce pas Vous qui m’aviez dit… ?
JEAN
DE LA CROIX :
« S'éloigner
de tout ce qui est corporel, c'est bien pour les âmes élevées. Pourtant, la
sainte humanité du Christ ne doit pas être mise au nombre des objets à
écarter. »
THERESE :
Il m'est
apparu que, puisque le Seigneur est corporel et que Sa voix l'est aussi, on
doit chercher le Créateur dans la créature. Pour être exacte, je le savais,
mais, grâce à ma folie avec mon Élisée, je l'ai éprouvé corps et âme, dans ce
monde même, en essayant de faire l'œuvre d'une Marthe qui serait réconciliée
avec Marie-Madeleine. Si emplie de Dieu qu'elle puisse se croire, une âme
contemplative ne peut que marcher en l'air. D'ordinaire, il lui manque un point
d'appui. L'humanité du corps du Christ est ce point d'appui. Mais cette
humanité appelle les désirs, autrement dit les feux de l'Esprit, qui font peur
aux âmes faibles... Et elles s'empressent alors de concevoir des craintes. Elle
fuient ces plaisirs, et rejettent cette douceur extrême à laquelle, bien
souvent, je n’ai pu me soustraire. Pas plus que saint François, saint Bernard
ou sainte Catherine de Sienne…
JEAN DE LA CROIX (murmurant) :
Sin arrimo y con arrimo
Sin luz y a oscuras viviendo
Todo me voy consumiendo
…
Appuyé sans aucun appui
Sans lumière, en profonde nuit
Je vais me consumant sans cesse
THERESE :
Dilatasti cor meum. Ainsi chantait le psalmiste, et ce n'est pas le cœur
seul, c'est un endroit encore plus intérieur qui se dilate et s'élargit en moi.
Ce centre de l'âme... ou du corps ? Est-ce une illusion du diable, de
sentir que Votre Voix, Seigneur, s'imprime ainsi en se dilatant en moi ?
Mes noces avec mon Élisée, mon père devenu fils... ma créature… auraient été
l'œuvre du diable, si je n'avais pas su que le feu ne venait pas de moi, mais
de Vous, mon Dieu.
Oh ! Combien de fois, me trouvant dans cet état, me suis-je
souvenue de ce verset de David : Quemadmodum
desiderat cervus ad fontes aquarum : « Comme languit une biche après
les eaux vives, ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu ». Quand ce transport
n’est pas à son plus haut degré, il s’apaise un peu, semble-t-il, par l’usage
de quelques pénitences ; du moins l’âme, ne sachant que faire, y cherche-t-elle
un peu de soulagement. D’autres fois, le transport est si violent que cette
recherche de la souffrance devient impossible, comme tout le reste. Le corps
est anéanti, on ne peut remuer ni pied ni main. Si l’on est debout, on
s’affaisse comme un objet inanimé. C’est à peine si l’on respire. En cet état,
il a plu au Seigneur de m’accorder plusieurs fois la vision que voici.
J’apercevais un ange auprès de moi, du côté gauche, sous une forme corporelle.
Il n’était pas grand, mais petit et très beau, son visage enflammé semblait
indiquer qu’il appartenait à la hiérarchie la plus élevée, celle des esprits
tout embrasés d’amour. Ce sont, je pense, ceux que l’on nomme chérubins. Je
voyais entre les mains de l’ange un long dard, qui était d’or, et dont la
pointe de fer portait à son extrémité un peu de feu. Parfois, il me semblait
qu’il me passait ce dard au travers du cœur et l’enfonçait jusqu’aux
entrailles. Quand il le retirait, on aurait dit que le fer les emportait avec
lui, et je restais tout embrasée du plus grand amour de Dieu. La douleur était
si intense qu’elle me faisait pousser des gémissements. Mais, en même temps, la
douceur causée par cette indicible douleur est si excessive qu’on n’aurait
garde d’en appeler la fin, et l’âme ne peut se contenter de rien qui soit moins
que Dieu même. Cette souffrance n’est pas corporelle, mais spirituelle ; et
pourtant le corps n’estpas sans y participer un peu, et même
beaucoup. Mais dès qu’il se fait sentir, le Seigneur ravit l’âme et la met en
extase. Ainsi, elle n’a pas le temps d’endurer ni de souffrir ; presque
aussitôt elle entre dans la jouissance.
JEAN DE LA CROIX :
O cauterio suave
O regalada llaga…
Ô cautère vraiment suave
Ô plaie toute délicieuse…
THERESE :
L’âme se consume de désirs et ne sait pourtant que
demander, parce qu’elle sent clairement que son Dieu est avec elle. Vous me
direz : mais si elle a cette connaissance, que désire-t-elle ? de quoi
s’afflige-t-elle ? et que veut-elle de plus ? Je l’ignore. Tout ce que je sais,
c’est que cette peine me pénètre jusqu’aux entrailles, et qu’on me l’arrache,
semble-t-il, quand le divin Archer retire la flèche dont il m’a percée, tant
est vif le sentiment de l’amour que je lui porte. Voici une pensée qui m’est
venue. Ne serait-ce pas que du sein de ce brasier enflammé qui est mon Dieu une
étincelle a jailli et est venue toucher l’âme, lui faisant sentir l’ardeur de
cet incendie ? Mais comme, si délicieuse qu’elle soit, elle ne suffit pas à la
consumer, elle la laisse livrée à cette peine, qui est l’effet de son
attouchement. Cette comparaison est encore la meilleure dont je me sois servie,
je crois. En effet, cette savoureuse douleur – qui, à proprement parler,
n’est pas une douleur – ne persévère pas dans un même état. Tantôt elle
dure un bon moment, tantôt elle passe vite ; c’est selon qu’il plaît au
Seigneur de la faire sentir, car ce n’est pas une chose qui puisse s’obtenir
par un travail humain. Si parfois elle dure un certain temps, c’est avec des
alternatives. En un mot, elle n’est jamais stable ; aussi n’embrase-t-elle
jamais l’âme entièrement. Au moment où cette dernière va s’enflammer,
l’étincelle s’éteint, et l’âme sent le désir de souffrir de nouveau la peine
toute d’amour qu’elle lui cause.
Je ris moi-même de ces comparaisons qui
sont loin de me satisfaire, mais je n’en trouve pas d’autres. Quand le corps parle, les images sont inévitables, mon
cher Jean ! Pourtant, ce n’est pas par les yeux du corps que je les vois,
pas vraiment. En réalité, ce sont plutôt des visions intellectuelles –
non moins sensibles cependant… Bien que
je me serve du terme « image », il faut savoir que cette image ne
donne pas l’effet d’un tableau. A
celui qui la voit, elle parait véritablement vivante. C’est presque toujours
une extase, un ravissement si vous préférez, parce que la bassesse de l’homme – et de la femme – ne
peut supporter ce qui inspire tant d’effroi. Vous en penserez ce que vous
voudrez. Quant à ce que j’ai dit, cela demeure vrai.
(Musique : « Go Down Moses » par Louis
Armstrong)
THERESE :
Au
fond, nous étions plutôt contre, toi et moi, tout contre, mon cher Jean,
n’es-tu pas d'accord ? Votre Paternité emploie le même langage que moi,
mais pas dans le même sens, voilà tout. Tout t’est blessure et oubli ;
tout m'est union et délices. Frayeur et
trouble – oui ! – mais, au bout d'un instant, tout rentre dans
le calme ; l'âme n'a plus besoin de maître.
Et
si c'était cela, le Paradis : des âmes justes qui s'ajustent ? On n'a
pas cessé d'essayer d'être justes, toi et moi, pas vrai ? Toi dans le
moins, moi dans le plus... ou le contraire... L’âme d’un juste n’est pas autre chose qu’un paradis où le Seigneur,
comme il nous l’assure Lui-même, prend Ses délices. Mais deux âmes, de
surcroît, qui tentent d'offrir leurs élans réunis au Seigneur lui-même...
qu'est-ce que tu en penses ? Parle plus fort, je te prie ! Force donc un
peu cette frêle voix d'adolescent que je t'ai toujours connue. Aujourd'hui, à
force de brûler pour l’Autre, on dirait que tu as incendié jusqu'à tes cordes
vocales… mon petit Jean…
JEAN DE LA CROIX :
J’en pense que tu cherches
trop à t’extasier sans cesse, Madre.
THERESE :
Mon
cher Jean, tu me tances sans rire, je me secoue moi-même ; nous disons
souvent la même chose à deux voix, tu le sais… J'éprouve
à nouveau ce qui ne m'a jamais quittée en votre compagnie, mon père :
oserai-je vous le dire de vive voix, maintenant ? Le charme extrême de Votre Paternité m'effraie. Pourtant, vous êtes présent dans nombre de mes pages : tenez,
cette biche blessée qui étanche sa soif dans les eaux vives ;ce pauvre petit
papillon vivant dans une anxiété telle que tout l'effraie et lui fait prendre
son envol avant que le Seigneur ne le fortifie, ne le dilate et ne le rende
capable de ses métamorphoses… C'est un peu moi, mais c'est beaucoup vous ;
on vous reconnaîtra, avec le temps.
Mais
toi, c’est le vide qui te comble, mon Jean. Tout en soustraction que tu es, en
sacrifices… Moi, le Seigneur m'a aimée autrem²ent qu'en Agneau. Il m'a
aimée en Épouse et m’a réclamé des œuvres, des œuvres, des
œuvres… Regardez ma vie : vous n’y trouverez d’autre jouissance que
celle du Thabor ; de la Transfiguration… Il m'a baignée et m'a embrasée et
j'ai voulu vous embraser tous du feu céleste... Devenir pour tous une
continuelle exhortation à la vertu – je veux dire à l'amour… Toi, tu
seras la « Science de la Croix », et moi, la « Source
cachée »...
JEAN DE LA CROIX (murmurant) :
O noche que guiaste
O noche amable más que el alborada
O noche que juntaste
Amado con amada
Amada en el amado transformada
Ô nuit qui fus ma conductrice
Ô nuit qu’à l’aube je préfère
Ô nuit qui sut si bien unir
L’Amant avec la bien-aimée
L’amante en l’Amant transformée
THERESE :
A vrai
dire, c'est la Trinité qui nous sépare. Je ne la vis pas exactement comme
vous ; Votre Paternité ne s'en meurt pas comme moi. Le Crucifié, vous
l’avez dans la chair, mon père, ou je me trompe ? Aurais-je pris le chemin
inverse du vôtre ?... Un jour, il
me fut donné de comprendre comment le corps sacré de Jésus-Christ est reçu par
son Père au-dedans de notre âme elle-même. Dans mon exil vers l'Époux,
l'extase me vide de moi-même. Très vite, cependant, le Seigneur me comble de Sa
présence. Dès que mon âme se vide de
tout ce qui est créé et s'en détache pour l'amour de Dieu, le Seigneur la
remplit nécessairement de Lui. Je dis bien le Seigneur, Cristo como hombre, homme ET Dieu, Fils
ET Père, les deux inséparables et tous au fond de moi. Au centre. Vous, au
contraire, vous n'acceptez les figures charnelles de Dieu, baisers, splendeurs
ou autres, que pour les implorer, pour languir en les commentant, les fuir
ensuite et à jamais. Voilà ce qui nous sépare, mon ami.
Oui,
c'est la Trinité qui est en question, et la mienne est aussi corporelle,
douce et complaisante que l’est l'Époux lorsqu'Il me fait la grâce de Se loger
en moi. Dans l'amitié délicieuse de Son humanité Sacrée, esprit et corps à la
fois, je tâche d'accomplir, en vivant l'amour, ce que vous quêtez dans votre
« vaine poursuite ». Et c'est Dieu vivant, habitant mon âme, qui me
fait la grâce de me donner une telle énergie. Regarde, regarde, et sens, je
t’en prie. Je m’élève encore, je quitte le sol… Je vole ! et toi aussi…
Elle tousse.
JEAN DE
LA CROIX :
Je vous
comprends, Madre, cependant… A force de délices, vous dégustez l'Histoire
sainte au point de vous faire venir du sang dans la bouche. Regardez un peu
dans quel état vous êtes…
THERESE :
Ah !
Je suis mourante, d’accord, mais des symptômes comme celui-ci, ou pires encore,
n'ont jamais cessé de me harceler tout au long de ma vie. J’ai même failli
m’étouffer avec le sang du Seigneur !... car c’était bien son sang qui
coulait par ma bouche.
JEAN DE
LA CROIX :
Dans
l’union telle que vous la pratiquez, vous ne savez même plus faire la
différence entre la sensualité et la souillure du corps.
THERESE :
Vous
avez toujours voulu me ramener à votre raison, et à votre pureté, n’est-ce
pas ? Vous souvenez-vous de la communion où vous n’avez consenti à me
donner qu’une demi-hostie ? (Elle
rit.) Ne m’en eussiez-vous donné qu’une miette, ce jour-là, moi que le
Seigneur avait déjà tant comblée, j’aurais de toute façon été remplie du simple
fait de croire qu’Il existe.
Le
vomissement sied aux corps des femmes jeunes ; les mourants, eux, se
contentent d'un irrépressible dégoût. Mais je ne redoute pas le Néant, je l’ai
déjà dit ; je le brûle, même ! Tout est rien, et c'est bien ainsi. Et
puisque j’ai goûté au mariage spirituel de mon vivant, je n'attends maintenant
de l'Époux qu'une totale dépossession.
Pourtant,
j’ai beau savoir qu’Il m’attend, ma vieille chair se rétrécit, réclame des
caresses maternelles. Je me surprends à invoquer le souvenir de ma chère mère
disparue. Beatriz de Ahumada de Cepeda (elle
égrène lentement le nom d’une voix enfantine)… A-t-elle réellement existé,
cette « mère sans imperfection » dont il m’arrive de retrouver
le visage dans mes rêves ?... Dieu bénisse les mères qui prient d'un côté, et
de l'autre chérissent les vanités du monde : elles sèment la guerre dans l'âme
et le corps de leurs filles. Car il n'y a que les guerres qui vaillent la peine
d'être vécues. La paix n'existe pas ! Souvenez-vous de Jérémie ! Vous
savez cela, mon cher petit Sénèque, vous qui voulez guérir les passions par la
frustration. Non ? Avouez-le !
JEAN DE
LA CROIX :
Non au
plus savoureux, mais au plus insipide ; non à ce qui est agréable, mais à
ce qui est moins agréable…
THERESE :
Mais la
Règle des déchaussées et des déchaux que j'ai rétablie ne vise-t-elle pas au
même effet ? Je l'avais découverte avant de vous rencontrer, convenez-en.
Pourtant, au fond de mon âme, je n'ai jamais cru nécessaire d'exagérer les
pénitences, comme le font les vôtres à Pastrana, et vous aussi, à votre façon
brûlante... La Règle, rien que la Règle : cela me paraît déjà suffisant.
La règle guérit de tout. Vous, vous êtes l'esprit qui nie, alors que moi, je
dis oui à tout.
Il y
aura des périodes, dans l'histoire des hommes et des femmes, où « ce sera
le châtiment qui nous donnera la guérison » – comme l'annonce le
prophète. La concentration du mal sera telle qu'il faudra des martyrs pour
témoigner que la relation entre le ciel et la terre aura été détruite. C’est
pourquoi je m'interroge aujourd'hui avec vous, mon ami, expert en martyr que
vous êtes… Pensez-vous comme moi aux
carmélites de Compiègne ? Je vois passer sur la muraille d’Avila l’ombre
de la Mère Marie, surgie de la pièce de Bernanos…
JEAN
DE LA CROIX :
Solus soli…
(Musique : finale de
l’opéra Dialogues des Carmélites de
Francis Poulenc)
THERESE :
La
philosophe Edith Stein, devenue sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, s’en
souviendra forcément, de ses sœurs mortes sur l’échafaud, quand elle s’offrira
elle-même à Dieu. « Viens, nous allons pour notre peuple »,
dira-t-elle à sa sœur Rosa le 2 août 1942, quand la Gestapo viendra frapper à
la porte du Carmel d’Echt, en Hollande, où elles se seront réfugiées.
(Fin de la musique)
THERESE :
Moi
aussi, j'ai souvent expié, et bien plus que tu n’imagines, sans que cela
m'empêche de percevoir que l'Hôte est en moi. Malgré notre complicité, ma voie
fut quand même bien différente de la tienne, cher ami. Sacrifice, souffrance,
obéissance, humilité profonde… Evidemment, le péché les exige. Mais martyr ?... Hombre como Christo ? Homme de
passion… mais qu’est-ce que la Passion ? Est-elle supplice ? Ou
arrachement du supplice dans le supplice même, et en gloire ?… Hors de
soi… hors des sens dans tous les sens confondus en goût pour Lui, en goût et
ardeur pour Lui, en transports…Pour Tout… pour Rien…
THERESE
ENFANT :
Todo nada.
JEAN DE LA CROIX :
Il
n’y a plus lieu d’interroger Dieu comme autrefois, dans l’ancienne Loi. Ecoutez
le Christ : Dieu n’a plus rien à révéler. La Parole ne parle plus, c’est
l’Esprit de Vérité qui se donne à entendre.
THERESE :
N’y
aurait-il donc plus rien à interroger dans les Ecritures ? Mais il faut
tout lire, mon petit Sénèque ! Moi j’ai toujours aimé lire… L’Ancien comme
le Nouveau. Non, l’ennemi principal, le démon si tu veux, je vais te le
dire :il n’est autre que
faiblesse de l’imagination et du désir. Et c’est folie de croire que nous
pourrons entrer au Ciel sans oser habiter nos propres lubies. Il n’y a pas de
sécurité, mon fils, mon père, non, non, aucune, rien qu’un tournoi perpétuel…
si ce n’est une éphémère étincelle, l’unique étincelle de la certitude… La foi.
En étincelle, rien qu’étincelle. Car en
dépit de ces combats, il reste toujours, je ne sais où, une étincelle de
certitude si vive que, toutes les autres espérances seraient-elles anéanties,
l’âme, quand elle le voudrait, ne pourrait l’éteindre.
Gratien
pense que c'est un travers de femme que de confondre l'imagination avec le
mouvement de la pensée. Moi, j’ai cette intuition qu'il existe une forme
d’imagination dans laquelle la pensée peut s'accomplir infiniment. Je vois un
château de membranes transparentes, de parois translucides, entre mille bêtes
sauvages et venimeuses qui grouillent en bas, et l'éclair du joyau au centre.
Entre ce qui me semble être moi, et Dieu qui est en moi.Ah ! l'imagination seule nous
rapproche du désir de l'Autre en nous, en même temps qu'elle nous libère de ce
brasier. N'ayez pas peur de jouer, jouez donc avec cette pensée en mouvement.
Faites échec et mat au Seigneur, comme notre mère la Vierge Marie elle-même,
qui lui a pris un enfant. Ce n'est pas du mouvement que viennent nos
inquiétudes et nos peines, mais du manque de lumière. Il y a au-dedans de nous
tout un monde intérieur, et s'il n'est pas en notre pouvoir d'arrêter ce
mouvement du ciel qu'emporte une si prodigieuse vitesse, nous ne pouvons pas
davantage arrêter notre pensée.
JEAN DE
LA CROIX :
La
nature prend certes goût dans les choses spirituelles. Mais si l’esprit a une
délectation de Dieu, le corps, lui, est incapable de connaître autre chose qu’une
délectation sensuelle. Quand cette partie inférieure et sensitive sera réformée
par la purification qu’opère la nuit obscure, elle perdra cette faiblesse, et
tout se passera alors spirituellement.
THERESE :
Mais
dites-moi, mon père, cette « amante » dont vous parlez dans vos
poèmes : « l’amante en l'Amant transformée »… S’agit-il
seulement de votre âme ? N’est-il pas aussi question de vous-même, de frère
Jean ici présent, en chair et en os ? Au féminin, bien sûr. Ou est-ce que
je me trompe ?... Quand vous dites : « Non au plus savoureux,
mais au plus insipide ; non à ce qui est agréable, mais à ce qui est moins
agréable », j’entends, moi, pauvre femme, que cette foi nue, cette fe desnuda, n'épargne en rien la chair
nue. Il n'y a de foi nue que celle qui transite par la chair nue. Mais quel
brûlant transport que ce dénudement de la chair !
Pourquoi
chercher Dieu comme si nous étions morts, ou quand nous serons morts, mon petit
Sénèque ? Et pourquoi ne faites-vous que toujours chercher, en vous
consumant de la sorte ? Tout en affirmant du reste qu'il n'y a plus rien à
interroger ?... Dieu nous délivre
des gens si spirituels qu'ils veulent tout rapporter à la contemplation
parfaite, d'où que cela vienne ! Cela nous coûterait cher si nous ne
pouvions chercher Dieu que lorsque nous sommes morts au monde. Jouissons,
mon père, puisque précisément la Parole, bien que déjà révélée, reste toujours
à comprendre. La Sulamite ne s'en privait guère, elle qui ne cessait pas moins
de chercher son fuyant Époux dans ses poèmes. Oui, dans ses propres poèmes, car
c’est bien elle qui parle dans le Cantique du roi Salomon.
THERESE ET JEAN (ensemble) :
Quand le roi m'aura introduite dans ses appartements,
Nous exulterons et nous nous réjouirons grâce à toi,
Nous évoquerons tes caresses meilleures que le vin…
THERESE :
Moi
aussi, je cherche tant que je vis. Mais si je Le cherche au fond de moi, c’est
que je L'ai déjà trouvé. J'ai dit « oui » à l'Autre en moi, et Sa
Voix le sait. Il est en moi, je Le suis, je suis celle qui dit
« oui ».
Portez vos regards au centre :
c'est la pièce, le palais où le Roi séjourne. Il en est à peu près comme du
palmier : avant d'arriver à son fruit, on rencontre une multitude
d'écorces dont il est entouré. Toutes les parties de ce château reçoivent les
rayons du soleil qui réside en ce palais. Ne contraignez pas, n'enchaînez pas
une âme d'oraison, quel que soit par ailleurs son degré d'avancement.
Laissez-la circuler librement dans ses différentes demeures : en haut, en
bas, sur les côtés ; et puisque Dieu Lui-même l'a faite si noble, qu'elle
ne se fasse pas violence pour demeurer longtemps dans une même pièce, ne
serait-ce qu'en celle de la connaissance de soi.
Je
ne sais qui je suis, mais en me cherchant dans l'Autre, je me suis découverte
double en moi-même, double et même multiple. « Il se trouve autant de
différences de nous à nous-mêmes que de nous à autrui » : je pourrais
faire miennes ces paroles d’un célèbre châtelain français qui n’est pas du tout
de mon bord, et pourtant !… Et plus je me voyage, plus je découvre des
demeures à l’intérieur de moi. Des demeures, oui, au moins sept… Une à une je
les explore, je les traverse, incertaine, sans doute, mais sans timidité ni
angoisse. Puisque ce Moi dans lequel le Seigneur m'invite à me chercher, ce Moi
divin, ce Moi Autre, c’est au plus intérieur de moi-même qu’il se recueille.
Alors que vous n'arrêtez pas de lui courir après, cher Jean, pauvre petite
biche blessée que vous êtes, misérable père supplicié, que j'aime de tout mon
cœur. Je vous comprends, allez : vous n'êtes qu'un pauvre homme, ce qui
est plus frustrant que d'être une pauvre femme, tout compte fait. Vous ne serez
jamais l'Épouse de l'Autre comme je suis sûre de l'être, moi.
N'est-ce
pas une étrange bête que la créature humaine ? Pourtant, Dieu nous a fait
ce don des plus enviables : le don de pouvoir voyager à travers nos
demeures intimes, dans une sorte de pèlerinage infini… C’est que Dieu aime
l’infini, sans doute. Ce n’est pas moi, mais Leibniz, cette fois, qui le dira :
le mathématicien et philosophe – luthérien, hélas ! Il pensera même
que je l’aurai précédé dans ses équations, assurant puiser dans mes écrits une
grande réflexion pour le calcul infinitésimal…
JEAN
DE LA CROIX :
Il
est vrai que vous donnez souvent l’impression qu’il n’y a que Dieu et vous au
monde. Rien ne peut faire comprendre plus fortement l’immortalité…
(Musique)
THERESE :
J'ai
froid. Cet air bleu me glace les os. J'aurais tant besoin de bras chauds autour
de moi. De seins. D'un ventre. D'une eau chaude – des quatre eaux du
jardin divin. Vous ne voyez pas que je ne suis qu’un nourrisson ? Qu'on me
baigne, qu'on me remplisse la bouche de lait tiède !
Je
suis toujours à Avila, n'est-ce pas ?... Aujourd’hui, Papa m'a permis de
porter la robe de soie blanche incrustée de perles, brodée aux manches de
mousseline rose lilas, que Maman avait lorsque Charles Quint est venu visiter
notre ville. Et ces bottines de cuir que j'aimais tant voir aux pieds de ma
mère adorée…Car c'est fête
aujourd'hui, j'ai seize ans, l'impératrice Isabelle arrive avec le petit prince
Philippe qui n'en a que quatre et qui deviendra le Roi Très-Catholique Philippe
II. On échange ses habits d'enfant contre sa parure de souverain… Quelle
cérémonie ! Flamboyante célébration, étourdissements effrénés… Puis le
vide, le malaise, je tremble, je grelotte. Ce fut ma première crise. Comme
maintenant, vous voyez, je tremble, mais je ne me mords pas la langue… pas
encore…
Entrailles
givrées, autrefois enflammées par le dard de la transfixion… Tu n’as pas eu
d’enfant, mais tu as vu en rêve un jardin plein de fleurs. Tu as compris que le
Seigneur te l’avait envoyé pour te demander de fonder un monastère. Dix-sept
carmels déchaussés. Et plein de livres aussi ! Ils en feront dix, douze
volumes… sans compter ma correspondance ! Ce sont des œuvres vivantes… mes enfants à moi.
Oui,
je Vous ai entendues maintes fois, Voix de l’Au-delà, et j’ai noté ce que vous
m’avez dit : Votre Volonté est que les grandes grâces passent par les
mains de l’humanité sacrée. Vous me l’avez rappelé un nombre infini de fois,
c’est la porte par où je dois entrer… Seigneur, Votre Majesté m'avait dit aussi
qu'il y a maître et maître... et que
jamais un maître ne se tient si loin de son disciple qu’il doive élever la voix
pour se faire entendre. N’est-il pas dit dans l'Exode que « tout le peuple voyait les voix », au lieu de simplement les entendre ?
Mais toi, ma fille, m’avez-vous révélé, tu fais mieux que voir Ma
voix : tu la ressens dans toute ta chair. Il existe des voix qui détournent
de ce qu’on est en train de faire, des voix démoniaques… Jeté hors de soi, on
est possédé, incapable d’agir. Vous, Mon Seigneur, Voix de Sa Majesté, jamais
Vous ne m'avez détournée de l'action. Car le
mariage spirituel est destiné à produire des œuvres, des œuvres, des œuvres…
Je
n’ai pas fait de testament. Je n’ai su toute ma vie que fonder des monastères
et écrire… Il faut de la patience pour me lire, mais il m’en a fallu bien plus
pour écrire ce que je ne savais pas. Oui, vraiment, il m’est arrivé quelquefois
de prendre la plume à la façon d’une personne idiote. Ce n’est pas que je
tienne à ce que j’ai écrit, vous le savez, je me relis à peine. Mais le Chemin
de perfection peut et doit être conservé tel que je l'ai tracé moi-même. Le
reste, prenez-en soin comme vous pourrez. Vous vous occuperez avec le père
Gratien, ce cher ami, d’imprimer les Fondations que Notre Seigneur m’avait ordonné de mettre par écrit, à Malagon… c’était
quand déjà ?...
J’ai fait cette fiction pour donner à
comprendre. Mon esprit tourne à
l'intérieur de lui-même, dans le château de cristal de mon âme. Qui sont les bienvenus dans ce palais de neige et de
glace ? Est-il en train de fondre ? Je m’avance sur la pointe des pieds,
dans cette délicate confusion des demeures, des années, des atours, des
contours, des êtres… Ma pensée fuit, me fuit, habille en lambeaux mes
visions – mes ailes, mes bateaux – qui me mènent vers le
Seigneur.
JEAN DE LA CROIX :
Minuit est passé.
THERESE :
Mon
cher Jean, et si l’on essayait de réunir ta flamme et ma source, de faire tenir
ensemble extase et néant, agonisant ressuscitant explosant illuminant ?...
Nous dirons, par exemple, qu’il y a encore beaucoup de chemins avant de brûler
à Nulle Part, dans la ville planétaire faite pour l’homme et la femme, et que
le parc humain est si sombre le soir à la chandelle. Tout n’est qu’ancienneté,
là-dessus nous sommes d’accord, n’est-ce pas ? L’éternité se joue au mot à
mot, mes montées sont plus rares que tes liquéfactions, mais les sujets sont les
mêmes sous l’interdit de nos sens. Nous sommes embarqués, toi et moi, sur une
autre passerelle, des pastoureaux de solitude en peine, et ma pastourelle n’a
rien d’autre que la pensée d’un amour tout blessé, pour tourner au divin et
s’élever. Sanctus ! Sanctus ! Sanctus ! J’appelle toutes les
brebis à boire le jour. Orée ! Surrection ! O raillez, ô raillez, ô
raillez ! Appel de toujours à l’aube. La vieille souche fraternelle est
communauté de nature et de culture. Oyez ! Oyez ! Oyez ! Où
est-il, notre Aimé entre tous ? Où est passé son corps ?Je ne veux pas le savoir. Totalisé en
oxymore et conté l’espace d’un mot. Il faut le dire, et le
redire, l’écrire encore et en-corps…