photo: Sophie Zhang
Pendant plus d'un an, Julia Kristeva, psychanalyste, romancière, qui fait de son vécu de mère un combat politique pour la vie digne dans la cité des hommes et des femmes en situation de handicap, et Jean Vanier, fondateur il y a quarante-six ans de L'Arche, qui héberge des handicapés, ont échangé sous forme de lettres sur leur expérience respective .
Pourquoi le handicap fait-il si peur aux gens? En quoi l'irréductible différence des handicapés moteurs, sensoriels et surtout psychiques et mentaux suscite-t-elle recul, angoisse, parfois épouvante ?
Comment parvenir à changer le regard de la société sur ces êtres que notre culture de la performance, de l'excellence et de la compétition rendent les plus « étrangers » des êtres humains ?
Mais ce livre permet aussi d'aborder d'autres questions, plus générales : pourquoi voulons-nous être parents ? Qu'est-ce qu'être mère ? A quoi sert la religion ? Jusqu'où ira la science ? Que peut la famille ? Et l'Etat ?
Sans esquive, cet échange –la réflexion analytique et laïque de Julia Kristeva venant en contrepoint de celle de Jean Vanier, nourrie de foi chrétienne –interpelle notre vision de l'existence et, à travers celle-ci, interroge notre humanité.
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extrait:
Mon Jean,
T'ai-je déjà dit qu'avant de te rencontrer, mais aussi après avoir fait ta
connaissance, j'ai toujours cru que tu étais prêtre, peut-être même appartenant à un des nombreux ordres existants? Ta
vie, tes paroles, tes actes laissent
entendre un lien puissant à l'Église
catholique, alors que c'est en dehors d'elle que tu vis ce sacerdoce - c'est ainsi que ta démarche m'apparaît, à moi qui suis extérieure à la foi.
Tout cela pour dire que, lorsque
l'actualité nous confronte à la vie religieuse, je pense à toi, désormais si
imbriqué à ma propre expérience du
handicap, et plus encore depuis que nous menons cette correspondance. Et aujourd'hui nous sommes servis le pape Benoît XVI se rend à la synagogue de Rome
peu après l'annonce de la canonisation en cours de Pie XII!
N'aie pas peur, je ne te demanderai pas de commenter les deux événements, à moins que tu n'en éprouves le souhait, non, je voudrais simplement te faire part d'un de ces hasards ironiques de l'existence par quoi les situations les plus troublantes
se trouvent brusquement éclairées, sinon justifiées, mais, paradoxalement, par leurs adversaires les
plus farouches. En l'occurrence, il
s'agit de la douloureuse énigme de la neutralité de l'Église catholique sous le nazisme, et dont l'explication se trouve,
paraît-il, dans les archives du
Vatican. Mais, en attendant qu'elles
soient ouvertes... Boucle ta ceinture!
La correspondance de Céline, le grand écrivain et non moins célèbre auteur de pamphlets antisémites, vient de paraître en Pléiade. Tu n'as peut-être pas suivi la bourrasque qu'a suscitée cet événement éditorial ? Alchimie du verbe, laboratoire de
l'écriture, coups de sonde historique et biographique dans les entrailles
de la création ? Ou simple complaisance pour cette abjection raciste qu'on n'en finira
jamais de dénoncer, de combattre,
voire d'essayer de comprendre, et qui a conduit à la Shoah ? A ma
façon, j'ai essayé de l'aborder, il y a plus
de vingt ans déjà, dans un livre
dont le titre était justement Pouvoirs de l'horreur, essai sur
l'abjection. Le débat autour de cette correspondance fait rage dans le
landerneau parisien, et bien au-delà des
cercles littéraires, tant il est
impossible de cicatriser, encore moins d'oublier la plaie toujours ouverte des camps d'extermination. Je partage et comprends l'émotion et les
arguments, mais, au fond, je me
désole des simplifications des uns et des autres, je referme les
journaux, revues, j'éteins radio, télévision et autres médias, et je replonge dans ces abîmes
où la débâcle humaine cohabite avec l'aspiration au sublime.
Mais quel rapport avec le pape, les papes ? Fasciné par le nazisme et en pleine rage antisémite, on connaissait Céline
(dans Les Beaux Draps) accusant l'Église catholique d'être « métisseuse, la maquerelle criminelle en chef,
l'antiraciste par excellence » : bref, une
Église trop philosémite à son goût ! Ses lettres émotives, syncopées,
rythmées comme un opéra du Déluge, sont
plus concrètes : ici le «voyageur au bout de la nuit» fulmine contre
le cardinal de Lyon, Mgr Gerlier, qui « baptise à Bloch », et «
aux quatre coins cardinaux », les « petits juifs » afin de les sauver. Là, il
part en guerre contre la « chrétienté » de
base, comme celle du Finistère, où l'on
s'amuse à rédiger « d'innombrables pétitions » pour défendre ces mêmes «
petits juifs », ce qui risque d'« emmerder
les Fritz » au point de les faire «
lâcher leur proie ». Embrasé par sa passion, Céline l'épistolier ne se contente pas d'attribuer le
philosémitisme chrétien - l'«ignominie
chrétienne», dit-il -au seul «
bas-clergé » et aux ouailles naïves. Au contraire d'observateurs plus sereins qui, une fois ce constat fait, concentrent leurs critiques sur la
hiérarchie, sa neutralité, voire
ses compromissions avec le nazisme,
Céline, lui, frappe à la tête : il va jusqu'à suspecter... le pape lui-même d'une telle complicité avec les Juifs,
parce que lui-même doit être juif ! Tu peux
rire, mais il l'a écrit en toutes lettres : il interroge l'un de ses
amis des Renseignements sur « l'ascendance
juive du pape », sur « le nom de sa mère juive hollandaise [...], Lehman ou quelque chose
d'approchant... », et feint de s'indigner : « Où va
l'Église ? »
Tu ne connais pas Céline ? Tu ne liras jamais cette correspondance ? Tu as beaucoup à faire, ça ne te fait
pas rire ? Moi non plus, et je n'attire pas non plus ton attention sur cette publication pour pointer l'aspect
pathologique, voire absurde du racisme et de
l'antisémitisme. Au-delà du tragique mêlé au dérisoire, voilà un document à joindre - a contrario, je l'ai
dit - au dossier d'héroïsation-sanctifïcation de Pie XII ! Mais oui, sérieusement ! Ou du
moins à soumettre au colloque que
certains souhaitent organiser pour
mettre au jour tous les secrets de cette obscure époque qui moisissent dans les
caves du Vatican !
Je me suis renseignée : en fait, le pape qui
inquiète Céline, c'est Pie XI, puisque ses
lettres enquêtant sur la mère
juive du souverain pontife sont datées de septembre 1937 et d'août 1938, alors que Pie XII n'a été élu, comme tu sais, qu'en 1939. Mais, d'un pape l'autre, c'est tout comme ! Pourquoi ? C'est bien PieXI qui a déclaré en septembre 1938 :
«Nous, chrétiens, sommes spirituellement
des sémites », et qui avait ostensiblement quitté Rome lors de la visite de Hitler, en mai 1938. Mais Pie XII lui-même, celui qui fait problème aujourd'hui, avait
participé, en tant que cardinal, à la rédaction de
l'encyclique rédigée en allemand, « Mit brennender Sorge » (Avec un souci brûlant), qui condamnait fermement le nazisme, et fut publiée en mars 1937 par son
prédécesseur Pie XI, conspué par Céline.
C'est vrai que, par la suite, Pie XII a été trop « neutre » sur les camps de concentration et s'est abstenu de condamner l'extermination : raisons pour lesquelles on peut discuter, voire s'indigner que l'Église veuille aujourd'hui en faire un « héros
», un « saint ». Peut-être la
conversion au catholicisme en 1945
du grand rabbin de Rome, Israël Zolli, choisissant de
surcroît de se faire baptiser « Eugenio », du propre prénom de Pie XII, et rendant
par là un hommage appuyé à l'« esprit d'amour » du souverain pontife, inspiré du prophète Isaïe,
plaide-t-elle mieux que mes lectures
céliniennes en faveur de ce pape contesté. Néanmoins, je te soumets mes découvertes mineures, où l'horreur déchire le rire, et
vice versa, car (sait-on jamais ?) tes rencontres et tes actions risquent de les rendre plus utiles que ne
le feront les miennes.
En effet, ces symptômes littéraires témoignent sinon de la Vérité absolue, du moins d'une vérité quotidienne indiscutable qui n'échappait guère à un observateur aussi nerveux, à l'affût des hystéries collectives, que
l'était cet écrivain hors pair : ils « prouvent» que les antisémites les
plus virulents de cette époque (de
Céline à Je suis partout) étaient plus que surpris, choqués par l'antiracisme de cette «
métisseuse » (pour reprendre les termes de Céline) qu'est l'Église d'en bas, mais aussi d'en haut. Malgré et
à rencontre d'un antisémitisme catholique toujours latent, et en dépit des conversions présentées
comme prix à payer pour mériter la
vie sauve, nombre de justes ne se cantonnaient pas à la « neutralité » vaticane : l'ensemble donnait quand même l'impression qu'il existait un « sabordage systématique du
racisme en France », auquel
participaient même... des antisémites
! tempêtait Céline en mars 1942. Bien qu'elle n'ait pas condamné l'Holocauste, l'Église a
cependant été perçue comme brisant
la « solidarité antisémite ». Certes,
des radicaux comme moi auraient mieux aimé que cette Église se fût montrée plus active. Ils rêvent d'une
Église plus engagée, qui ferait fi de ses contraintes
structurelles et de son histoire. Mais c'est ton Église, cher Jean, que je découvre peu à peu à travers ton
dévouement, celle dont tu es un électron libre et, pour cela, non moins révélateur. Un des meilleurs, à mon goût, et pas seulement à cause de tes œuvres
en faveur des personnes handicapées :
aujourd'hui, nous nous sommes mis
d'accord pour ne pas aborder uniquement
le handicap, mais tout le reste. Si possible. Ce « reste » qui est tout, qui nous rend capables d'être comme nous sommes, ici et maintenant, sur tous
les fronts et au fin fond de nos solitudes.
Au risque de paraître avancer une énormité, il me semble que, tout compte fait, l'antisémitisme hard de Céline est en définitive moins
redoutable (parce que moins insidieux) que les versions soft de
l'histoire auxquelles nous assistons, quand elles héroïsent et sanctifient la neutralité d'avant au lieu d'élever la voix contre les révisionnistes d'aujourd'hui. À
moins que l'agitation autour de Pie XII n'intéresse le public globalisé que
parce que ce débat le confronte au
même dilemme qui embarrassait les bonnes consciences face au nazisme : peut-on préférer le compromis pacifiste à
l'intransigeance du choix belliciste ?
La question taraude aujourd'hui ceux qui souffrent de la situation à
Gaza, d'un côté, et ceux qui, de l'autre,
s'inquiètent des éventuelles frappes atomiques visant les centrales nucléaires en Iran. Faire la guerre ou la paix ? Qui cautionnera quoi ? À
quel prix ? À cette différence près
que, au XXIe siècle, le
défi des puissances émergentes et le risque d'embrasement nucléaire imposent nécessairement à la planète une solution pacifique des conflits. L'Europe
emprunte clairement cette voie, alors que d'autres forces sont tentées par l'affrontement. A l'instar de l'Europe, Benoît XVI se montrera forcément pacifiste: c'est la raison théologique même. Qui se
suffit à elle-même, mais que ne manquera
pas de conforter l'exemple d'un Pie XII (« Opus iustitiae pax », le fruit de la
justice sera la paix) canonisé à point.
Ces problèmes ne te sont pas étrangers, cher Jean. Tu évoques le « mur » qui sépare Israël de la
Palestine, qui sépare « les gens bien et dignes des gens affaiblis par les difficultés », un mur qui «
éloigne la paix ». Tu préfères miser sur la charité, alors
qu'on ne cesse d'entendre monter les fureurs racistes de tous bords, mais aussi les bruits étouffés de la
haine antisémite toujours présente.
Comment faire, si ce n'est en essayant d'élucider la dette qui
rattache les chrétiens à la révélation biblique
et en débusquant l'abjection révisionniste, y compris chez certains « différents » (pour reprendre tes mots) qui, à force de se placer au-dessus des autres « différents », deviennent « neutres » et prétendent être
les meilleurs dépositaires de la Vérité absolue ?
Passons sur le dogme de l'Assomption - la Vierge Marie s'élevant corps et âme vers l'autre monde - que Pie XII a promu en 1950. Bien que je le reconnaisse volontiers : là, vous autres catholiques,
vous vous rattrapez enfin, avec ce
dogme énoncé en plein XXe siècle ! Après la Seconde Guerre mondiale, si exterminatrice, il n'y avait donc rien de mieux à
faire que de s'adresser à la maternité de Marie qui, avec son corps même, atteint les cimes de la plus haute
spiritualité ? ! D'autres peuvent plaisanter ; pas moi, non. Il fallait
le faire : après tant de célébrations de ce
voyage virginal, après tant d'« Assomptions » picturales, et avec un certain retard (avouez-le !)
par rapport à la Dormition de la Mère de Dieu dans laquelle excellait depuis le IVe siècle le christianisme orthodoxe auquel croyait mon père... il vous
fallait faire de l'Assomption un dogme !
Aviez-vous perçu qu'une inquiétude s'amoncelait dans ce continent noir qu'était pour Freud
la féminité, et que Simone de Beauvoir
ne tarderait pas à nommer Le Deuxième Sexe ? Qu'il fallait donc donner une récompense spirituelle à ces
femmes nouvelles que la science était en train de libérer de grossesses indésirées, tandis que la société les chargeait de toutes les tâches que les hommes ne pouvaient
plus assumer? Je ne suis pas sûre qu'un dogme
y suffise, mais cette théologie traduit certainement une quête
d'échappatoire, et dessine bien une
échappée. À moins qu'il ne s'agisse plutôt d'une récupération tardive au
vu du changement historique de la
condition féminine ? Bien que la théologie ne se préoccupe pas du temps qui passe, c'est
connu, je te vois sourire ici de ma naïveté...
Raison de plus, en tout cas, pour m'intéresser à ce Pie XII compliqué - mais pas au point de
me mêler de votre affaire de sanctification : je ne comprends pas pourquoi tant de gens non croyants ou professant d'autres religions se passionnent pour ces
rites vaticanesques auxquels ils prétendent ne pas croire. Si ce n'est parce que « ça » fait
partie non seulement de l'histoire
politique universelle, mais aussi, et pour cela même, de l'imaginaire universel. Oui, universel : en Chine, en Inde, à Abu Dhabi, on est bien en
l'an 2010 après le petit Jésus ! Et Noël, ce mythe de l'Enfant salvateur/pacificateur, attendrit toutes
les mamans de la planète, sapin décoré ou pas : grâce au global market et
à Internet, à Toys R us et même au Dow Jones
qui fait fête ce jour-là...
Ce qui me ramène à l'expérience maternelle et à l'absence de discours sur elle au sein de la
modernité sécularisée. Hier, j'ai ouvert un formidable colloque : « Statut de la femme dans la médecine :
entre corps et psyché ». Vaste
question ! Et la réponse de Freud est toujours d'actualité : « La femme
tout entière est un tabou. » Bien sûr, le
corps biologique ne cesse d'être «
géré » de fond en comble par les nouvelles technologies médicales, plus
particulièrement celles de la procréation : mais le corps psychique
? Le corps de l'amante et de la mère ? Le corps érotique-thanatique,
le corps entre désir et mort?
Tu vois juste : les propos d'Etty Hillesum qui « élargit
sa vie » en « intégrant sa mort » en elle, et en opposant cette intégration à
l'attitude plus répandue qui
consiste à sacrifier à la mort une partie de sa vie, me rejoignent : comment une mère vivant les épreuves de son enfant ne pourrait-elle pas s'y reconnaître
? Et plus encore si l'enfant est en situation de handicap ? Ces mots me
rejoignent, je les rejoins.
Hélas, ce genre de préoccupation était fort éloigné du colloque en question. Très vite, les passions se
sont cristallisées autour de la «grossesse pour autrui », euphémisme
bien-pensant pour ne pas parler de « mères
porteuses » : les unes dénonçant la marchandisation
du corps féminin ; les autres réclamant le droit de pratiquer une gestation
pour autrui. J'ai pris une position
médiane, tierce : interdire la marchandisation, mais reconnaître des
exceptions (à l'exemple du « donneur vivant
» pour le don d'organe). Mais à condition de ne pas abandonner ce champ au seul pouvoir du législateur et du
gynécologue et d'ouvrir un véritable débat de civilisation :
quelle maternité aujourd'hui ? D'où vient le désir
d'être mère ? Que signifie ce désir ? Suis-je capable d'être mère ? Quelles
expérience, passion, rencontre ?
Quelles amours : amour à mort, vie avec, vie pour, transmission... ?
Donner un enfant n'est pas « donner un objet » : c'est le commencement d'un nouveau sujet. La génitrice n'est pas la mère
: il y a une part d'adoption en
chaque maternité (notamment chez la mère d'un enfant handicapé).
Comment se construit cette capacité d'adoption chez la femme en train de devenir mère d'un autre, du premier
autre ?
C'est seulement dans une philosophie ainsi esquissée, jamais définitivement figée, ouvrant à
diverses formes de maternités au pluriel -
comme sont plurielles les libertés mêmes
-, qu'il serait possible de reprendre
l'éventualité d'une gestation comme "don" à "autrui" : dans
quel but, pour quel épanouissement
personnel et collectif puis-je engager les prouesses de la technique ? ou, au contraire, les condamner, y renoncer, les interdire? Sans cela, interdire est non seulement réactionnaire interdire est impossible à réaliser, aveugle dans sa crispation défensive.
Au sortir du colloque, j'ai eu l'impression que ma voix restait bien
minoritaire - difficile non pas à comprendre, mais à
assumer et à tenir face à une manière de
penser qui se généralise, qui réduit la personne à un objet - et que
partageaient les deux courants apparemment antagoniques. Car, tout en
protestant contre cette réduction, les uns et les autres, les unes et les autres ne proposent soit que de refuser, soit que d'affiner la technique. Or,
face au changement de civilisation
qui impose de nouvelles formes de
parentalité, la seule alternative à la technique n'est-elle pas d'ouvrir
à nouveau la question de la subjectivité comme expérience - ce que tu appelles l'« expérience spirituelle » ? Plus
précisément, et de façon
inouïe/inédite, l'expérience subjective des femmes, des mères ? Entraînant avec elles les pères et les
enfants ? Une chance à saisir avant qu'il ne soit trop tard...
À toi, cher Jean, à bientôt,
Julia.