Je suis
persuadée, quant à moi, que l’analyste ne parle en analyste que dans l’étrangeté de la séance, et que tout le reste, auquel nous sommes
obligés de participer, parce que nous sommes, hommes et femmes, des êtres
politiques, relève du moment historique dans lequel s’inscrit l’inconscient. Je
suis sensible à la nouvelle étrangeté, spécifique, à laquelle nous confronte la
situation actuelle.
L’étranger sur-vivant
Je suis
une étrangère, qui a la chance d’être en apparence très intégrée, voire
honorée, en France. La situation de la viralité m’a permis de comprendre
quelque chose, que je savais déjà, et qui m’a été révélé par mes patients et
par cette épreuve humaine : je suis une sur-vivante. L’épreuve du
confinement, et sa variante le déconfinement, font de
nous des sur-vivants.
Je le dis en me permettant d’impliquer, au mieux que je puisse, l’intimité, la mienne et celle de mes
analysants. Je suis née deux jours après la déclaration de la Seconde Guerre
mondiale. Une enfance frappée par la guerre, puis une adolescence marquée par
la Guerre Froide – ce sont des situations de sur-vivance. L’exil aussi est une survivance. En deçà, ou au-delà de
l’étrangeté, l’état d’exil est un état de vie menacée ; il peut y avoir
des camps de concentration, des exclusions en tout genre qui vous mettent à
mort physiquement ou psychiquement, qui vous empêchent de penser, de vivre en
définitive… Tout cela m’a toujours habitée. Et j’essaie de le dire dans mon
engagement comme psychanalyste, de l’entendre chez mes patients, de l’écrire
dans mes romans…
En
relisant dans ce contexte Malaise dans la
civilisation, j’étais « rassurée » par une phrase de Freud qui
m’avait échappée jusqu’à présent. Cet homme dont chacun sait qu’il était
triste, voire pessimiste, propose « une brève formule » pour
« l’évolution de la civilisation » : « le combat de
l’espèce humaine pour la vie ».
La lutte pour la vie est l’essentiel d’une civilisation. Se battre pour la vie,
voilà ce qui nous saisit, à ce moment extrêmement significatif, où la viralité
est perçue, non pas comme quelque chose qui nous assaille de l’extérieur – en raison de
l’hyper-connexion ou, de tel ou tel développement orageux et outrancier du
capitalisme, de la consommation, de la dévastation de la terre – mais de notre intérieur : l’agent pathogène est
en nous ; se développe en nous, nous en sommes.
Il y a
encore quelques mois, dans le monde ante-Covid,
« virus » était devenu une métaphore universelle. Je l’employais
moi-même, je disais « viral », et j’entendais : accélération de
la communication, contagions précipitées, inflammation, séduction foudroyante,
l’explosion de la mise à mort de soi-même et de l’environnement. Nous avons eu
plusieurs expériences de ce type : les réseaux sociaux sont viraux parce qu’ils nous attirent, nous
séduisent, puis ils nous détruisent ; les gilets jaunes étaient viraux parce qu’ils ont révélés des
désirs innomés et ont cassé Paris avec les Black-blocks ; les tweets viraux du président Trump démantèlent ce qui reste du multilatéralisme.
Maintenant
nous savons tous que cette planète que nous habitons était habitée, bien avant
nous, par des virus. Et compte tenu des différentes activités que nous menons
inconsidérément, ces virus deviennent de plus en plus menaçants – une menace de
plus en plus incertaine. L’analyste interroge le combat pour la vitalité contre la viralité et, en même temps, l’incertitude – qui est maintenant au centre de nos existences.
Nous
accusons les scientifiques et les politiques d’être incertains, mais c’est
l’abyssale incertitude des frontières entre la vie et la mort qui nous frappe
de plein fouet. L’essor des techniques et notre incapacité de les contrôler
sont tels que si ce virus disparaît, d’autres apparaîtront. Comment nous préparer
à vivre avec ces menaces présentes dehors/dedans, à l’extérieur et à
l’intérieur, intime/extime ? Avec lesquelles nous avons
cohabité depuis des millénaires, mais qui deviennent maintenant le symptôme de
notre civilisation, et frappent d’incertitude ce que nous appelons « nos
valeurs ». La psychanalyse est née de ces préoccupations. Elle doit
désormais se réinventer, rebondir, alors que les symptômes deviennent plus
aiguës que jamais.
Est-ce
possible ? Quels sont les particularités, les symptômes de cette sur-vivance que
nous avons découvert avec nos patients ? Où en est l’expérience clinique
de l’analyste ? Est-ce que le cadre analytique est modulable ? Et
comment ?
La position phobique centrale
Dans un
monde viral, qui tend à devenir binaire pour se défendre, la psychanalyse
occupe une position extrême, atopique pourrions-nous
dire, à l’extérieur de ce duo : « viralité incertaine vs binarisme démesuré ». Nous sommes appelés à développer beaucoup d’efforts,
de courage et de tact si nous devons parvenir à sauvegarder cette place que
Freud nous a confiée : un combat
pour la vie, une vie indissociablement psychosomatique.
Est-ce
que cela demande de la distance ou de l’empathie ? Le
transfert-contretransfert se bâtit sur les deux – excusez-moi d’être dialectique.
J’étais frappée par la proximité que
demande la session analytique, tout particulièrement celle par téléphone.
Certes, autrement que sur le divan. Vous écoutez des personnes qui vous parlent
par téléphone, ou qui viennent masquées, qui ont des proches qui sont au bord
de la mort, qui vivent avec cette menace au moment même où ils vous parlent. Le
pacte analytique appelle chacun des protagonistes, et l’analyste en
particulier, à un travail sur soi qui ne doit pas rester dans la distance
seulement, mais qui devrait retrouver la distance tout en ayant épousé le
désastre, le trauma. Ces traumas, l’analysant n’est venu que pour pouvoir les
nommer, et l’analyste seul peut les entendre. Le discours macro-politique des mesures, les statistiques, l’économie, les
engagements idéologiques ne participent pas de cette dimension. L’analyste est
sollicité pour être à la hauteur du trauma. Le trauma qui révèle le centre de
l’humain, la singularité de chacun, et que la pandémie met à jour. Pour cela il
ne suffit pas d’écouter uniquement avec l’oreille, mais avec la chair des mots
[3]
.
Michel de M’Uzan disait dans un de ses séminaires que « l’organe de
l’analyste » était ses zones érogènes. Bien sûr, mais ce n’est pas assez.
L’analyste offre une écoute particulière qui entend la chair. Si on est incapable de s’ouvrir à une telle écoute, qu’on
fasse de la diplomatie, de l’humanitaire ou de la pharmacie, mais la vocation
analytique est cette co-présence aux traumas. Sans
cela nous ne sommes pas à la hauteur du phénomène que j’ai appelé une sur-vivance.
Évidemment
beaucoup d’analysants se sont plaints de la solitude que leur impose le
confinement et le déconfinement. Elle était déjà
préparée par la situation pré-virale : je pense à la solitude de
l’internaute croyant ne pas être isolé parce qu’il
était connecté. Mais aussi à la solitude enkystée dans le cadre familial
confiné, ou dans d’autres formes de désocialisation physique, qui devient une
mousse implosive ou explosive. Je dis mousse parce que la désintégration et la
fragmentation consciente ou inconsciente, vous saisit comme une angoisse du
vide, ou comme une attaque de persécution qui ne peut survivre que par le
déchaînement de la haine et de la violence. La séance devient alors le seul
lieu où cette déliaison toxique peut avoir une chance de se faire entendre.
L’analyse est alors exposée à la position phobique centrale du psychisme. Ilse
et Robert Barande, dans leur Rapport sur la Perversion
[4]
font le lien entre cette position phobique centrale et la néoténie – le fait que les êtres humains sont nés inachevés. Il en
découle une fragilité co-existentielle, co-essentielle, à la condition humaine. Face à la pandémie
et à son taux croissant de mortalité, qui se manifeste dans « l’angoisse
de séparation », de « castration », ou le « manque »,
la position phobique envahit la séance. J’ai entendu comment notre finitude
humaine révèle la panique du néotène : la dépendance de l’infantile s’est
manifestée sous la forme d’une catastrophe identitaire, d’un effondrement qui
n’est pas le mélancolique (dépendant de l’objet) mais phobique (révélateur de
la mort à soi).
Du trauma à la membrane
Notre
clinique a eu cela de particulier qu’il fallait écouter au téléphone. Ne pas
voir, de ne pas recevoir, mais écouter ceux qui étaient, qui sont dans une
solitude explosive ou dans une phobie de désintégration, et qui ont maintenu
cependant le désir transférentiel de nous parler. J’avais l’impression que le
téléphone, à côté du patient sur son lit ou sa table, et moi l’entendant de mon
bureau, n’était plus un objet technique,
un outil, un fétiche, un artifice. Le téléphone devenait une membrane nous permettant d’entrer par la
voix de l’analysant, et par l’écoute de l’analyste, dans le trauma lui-même.
Une
phrase de Proust m’avait interpellée, que je ne comprenais pas très bien avant
cette nouvelle manière de pratiquer l’analyse par internet : l’écrivain se
souvient de l’enfant en lui qui écoutait le « craquement organique des
boiseries ». Proust invite le lecteur à rejoindre le craquement organique
de la parole. La parole craque dans les intonations, dans les néologismes, dans
l’inexactitude, dans la précipitation ou au contraire dans l’essoufflement. J’y
saisi l’impossibilité d’être, un craquement de l’identité elle-même qui
pourtant se cherche. Il importe de ne pas se laisser séduire, cajoler,
réparer ; mais de trouver un son, une interprétation ou pas, savoir
peut-être simplement l’accueillir en silence. Cette sollicitation-révélation
n’est-elle pas inhérente à toute séance analytique ? Quel qu’en soit
l’environnement social ? Bien sûr, à ceci près que la crise virale-vitale et la membrane
téléphonique les aiguisent et dénudent de matière excessive, privées de la
sensorialité présentielle qui elle demeure indispensable car étayant, et
conduisent le transfert aux limites du vivant.
***
Quand je
dis que j’entends les traumas, je ne dis pas que les analysants parlent
davantage de leur trauma pendant la pandémie en séance par téléphone. Mais ils
laissent entendre avec un dénuement particulier et onirique le trauma potentiel. Par exemple, une
patiente m’avait toujours dit que sa mère était « difficile »,
maintenant elle parle de folie. Elle me confie des détails épars de cette
folie, et je saisis que le fait de me déposer ce fardeau est une manière
vengeresse de me charger du « craquement organique » en se
déchargeant – sans la honte et/ou l’excitation du corps à corps. Acte de
confiance, mais aussi d’agressivité. L’inconscient n’est pas qu’un appel de
contenance, il est un appel à la désintégration de celui ou celle qui va
contenir. Cette ambiguïté de la relation analytique devient plus aiguë dans les
séances par membrane téléphonique.
L’analyste, dans la situation de confinement, se donne à fond dans l’écoute et
dans l’interprétation, dans la mise en élucidation de la pulsion agressive qui
habite le patient.
Un autre
patient en position idéalisante de son analyste, dont
j’entends parler en supervision, en revenant après le confinement, trouve que
le produit que l’analyste emploie pour assainir est vraiment très toxique – se
laisse entendre comme une manière de dire au psy : « Vous être
toxique, votre être tuant, je ne supporte pas la mauvaise mère en vous dont
j’essaie de me faire débarrasser ». Ni dans la contenance ni dans le déni,
cette ambiguïté que j’entends d’emblée je ne me presse pas de l’interpréter, je
la laisse résonner : qu’elle suive son chemin propre, notre chemin, entre
nous, à peine séparés par la membrane.
Quelques-uns
de mes amis analystes m’ont dit : « Avec la pandémie, on est sorti du
confort ». Je m’étonne : j’ai choisi d’être analyste pour échapper
précisément aux diverses formes de contrôle – donc de confort – qui
sous-tendent les professions de soin – aussi héroïques soient-elles. Là, dans
le défi du patient revenu après le confinement, s’amorce une vengeance qui est
aussi un désir de tester la vitalité de l’analyste : sa capacité de
s’identifier avec le trauma, mais aussi de survivre à l’attaque – comme Freud
nous le demande en parlant du « combat
de l’espèce humaine pour la vie ». Entendre la chute, la
désintégration subjective, oui ; mais en essayant de faire de ce trauma
une expérience intérieure. Tel est le
rôle de l’analyste : trouver une métaphore, un récit, un certain silence,
pour que ce trauma devienne une expérience intérieure.
Transfert/contretransfert : l’expérience intérieure
Qu’est-ce
que l’expérience intérieure ? Je vous rappelle la définition de Georges
Bataille : « l’approbation de
la vie jusque dans la mort ». Ainsi comprise, l’expérience intérieure
est une « contestation permanente ».
L’entendons-nous vraiment quand le patient nous parle, y compris quand il se
plaint, quand il complimente, ou quand il nous attaque ? Il nous amène une
contestation. Il ne s’agit pas seulement de contenir comme nous l’avons appris
de Klein ou de Winnicott. Car celui qui accepte de faire une analyse tente de contester son repli sur soi, les modèles
qu’on lui donne, intégrés ou pas, et il nous demande de l’aider à se refaire.
Pratiquer l’analyse comme une contestation permanente du retrait en soi est une
ouverture vers l’autre qu’il ne
connaît pas. Il y a de l’autre – en face et en soi –, mais il ne sait pas qui
il est. Je suis cet autre, dit l’analyste. Et comme l’autre est incertain, ce
que nous, analystes, nous devons essayer d’esquisser pour le faire advenir,
c’est le provisoire de l’interprétation. Cela reviendra, va continuer et je
suis là. Je est l’autre qui participe à cette
expérience intérieure. Le Covid nous a imposé de
prendre conscience de cette expérience, de la part d’approbations et de
contestations qui la constituent.
Faut-il
accepter de faire ce travail par téléphone ? Je dis oui, s’il n’y a pas
d’autres solutions. Provisoirement. Sans dénier l’aspect agressif que recèle
l’utilisation des facilités techniques. Interprétons-le. Et surtout
n’abandonnons pas nos divans. Pour
analyser avec la chair des mots qui mobilise la capacité de tous les sens, il est impératif de maintenir le
cadre fauteuil/divan. L’ouïe, Colette le disait, est le plus abstrait, le plus
intellectuel des sens. La voix est corporelle, mais cela ne suffit pas. La
position, les gestes, l’odeur du cabinet, la sensation qui contient la
désintégration demeurent des éléments contraphobiques princeps. Ils ne sont pas seulement
contenant, mais dénouent la phobie vers une réincarnation nouvelle, vers une
transformation, par l’interaction avec le corps de l’autre. La chair des mots est un signifiant, qui
nécessite la présence réelle des deux, analyste et analysant. Vous le voyez, je
plaide pour un lacanisme incarné. Donc, maintenons les séances présentielles
autant que possible en essayant aussi de varier les possibilités de sur-vie.
La disponibilité de la mort : destructivité et liberté
J’ai
relu Hamlet à cause de Dostoïevski
[5]
.
Le personnage de Shakespeare emploie la notion de readiness, que Bonnefoy traduit
par « disponibilité » plutôt que par « être prêt »
[6]
.
Ce à quoi Hamlet/ Shakespeare est prêt ou disponible, c’est la mort. La mort
qui l’entoure, qui est dans l’humanité, mais que lui-même ne se refuse pas à
donner. Hamlet est agent et victime. Finalement Shakespeare entend sa voix et
la pièce se termine par l’invraisemblable promesse de Fortinbras d’entendre le « message » d’Hamlet, et de continuer à interpréter sa readiness, sa
disponibilité. Ce passage du dernier acte de la pièce conduit à penser qu’il
s’agit de la disponibilité de la mort, autrement dit de la coprésence de la
mortalité dans la vie même, et à partir de là aux implications éthiques qui en
découlent.
Il n’y a
pas de politique de la psychanalyse mais la psychanalyse est dans le politique.
Quand nous travaillons sur cette subjectivation de l’affirmation de la vie
jusque dans la mort, et que nous essayons de réveiller une subjectivité de contestation du repli par l’éveil d’un
mouvement vers l’autre – l’étranger en nous, nous nous affrontons à la
vulnérabilité, à la pauvreté, au handicap, au féminin – y compris dans le sens
archaïque du « féminin » qu’on continue à réduire à la castration et
au manque. Contre ces situations ou expériences et à l’ombre du confinement ont
eu tendance à se heurter les « noyaux phobiques » retournés en manie
anti-femme, voir en féminicide.
L’écoute
qui prend en compte la vulnérabilité sous toutes ces formes, résonne avec la
recherche de justice, elle esquisse
une nouvelle éthique. Une éthique qui
n’est pas fondée sur les normes –
bien que des normes soient toujours sous-jacentes à l’organisme vivant et qu’il
soit impossible d’ignorer le binaire puisque le langage est binaire. Les
phonologues ont montré que sans le binarisme il n’y a pas « papa »,
« maman » : les discriminations phonologiques ouvrent la voie au
lexique, à la grammaire, au jugement, à l’argumentation, à la pensée où le
binarisme se complexifie, bien sûr, mais reste néanmoins sous-jacent. Mais,
contrairement à la morale qui est
fondée sur des normes duelles, l’éthique est fondée sur des choix. « J’ai le choix de choisir », le degré zéro
de la liberté.
La
liberté n’est pas une notion analytique. J’ai fait il y a quelques années une
conférence sur la psychanalyse et la liberté
[7]
.
Freud avance que par le refoulement l’humanité essaie de restreindre les libertés pour se protéger. Il ajoute au refoulement le surmoi, et laisse entendre que la liberté se faufile à travers ces
instances comme une transgression. A
cette dimension, nous ajoutons aussi celle de la créativité, de l’innovation,
de l’ajustement. Ainsi la liberté
mise en avant par Simone de Beauvoir est perçue comme capacité de se
transcender – pas forcément au-delà, vers le haut, mais à l’horizontale, avec
les autres. Cette expérience,
l’analyste ne la formule pas, mais la pratique avec l’analysant. Il se
transcende en l’autre, en se mettant en question avec l’autre. Une mutualité
des altérités s’ouvre ainsi – à travers le langage. Face aux contraintes et aux
incertitudes de l’ère du Covid, cette mutualité qui advient dans le
transfert-contretransfert est reçue comme une liberté élémentaire,
fondamentale, mais transcendante, qui ne résiste pas à la viralité et à
l’effondrement, mais les repousse et sur-vit.
Le care, la reliance maternelle et le féminicide
En
revanche, si le noyau phobique explose en actes maniaques il peut conduire à
l’homicide, et on a constaté une augmentation des cas de féminicide pendant la période de confinement.
Mille et
une explications de cela. Je voudrais y ajouter la problématique du care, du soin. Le care est devenu
un concept social grâce aux sociologues britanniques qui l’ont emprunté à
Mélanie Klein, et ont demandé à l’Etat d’être plus
sensible, plus émotif, et plus gratifiant – subventionner le chômage et la
formation, budgétiser les plus faibles, etc. Dans le contexte du Covid, dans les familles ordinaires – si cela existe – le
poids du care tombe souvent comme un devoir sur les femmes, les mères de famille. Cette
situation donne une sorte d’autorité au féminin qui peine encore à s’affirmer à
l’extérieur, et se confronte au noyau phobique des autres participants de la
famille qui se sentent dépendants voire écrasés par l’emprise de ce care féminin.
La femme qui tient debout, tout en faisant les courses, le ménage et la
cuisine, est perçue comme l’agent (le seul ?) de la toute puissante
société qui confine, contraint, domine… et focalise la violence. Ce
positionnement du care peut conférer une position d’autorité
qui, quand elle n’est pas élucidée et ajustée peut provoquer déni et attaque du
noyau phobique centrale qui déclenchent la réaction maniaque féminicide.
Il y
avait des réactions contraphobiques de ce type au
niveau social en France quand l’Etat a reconnu et
pris en charge certaines revendications. Il s’est trouvé certaines âmes
médiatiques disant que l’Etat devenait une big mother. Ils
avaient peur d’un Etat trop maternel. La puissance du
féminin, imaginaire ou réel est phobogène. Le féminicide ne renvoie pas seulement à l’assujettissement des femmes au pouvoir machiste,
il ne se réduit pas non plus à une réaction au complexe de castration de
l’homme. Avec et à travers cette symptomatologie c’est la capacité de la reliance maternelle à faire face au désastre, de s’affranchir de la domination et de
s’investir qu’il importe d’élucider, de soutenir et de valoriser. Car elle
continue à susciter dénégation, obscurantisme et destructivité mortifère.
Un
travail délicat de rééducation, de pédagogie, d’accompagnement des garçons
depuis l’école est nécessaire pour aborder la bisexualité psychique et sortir
de l’affrontement binaire des sexes. C’est un champ qui s’ouvre à travers la
« guerre des sexes »
[8]
qui n’est pas nouvelle. Mais le désarroi humain causé par la viralité nous a
amenés à le réévaluer, en particulier pour ne pas limiter le care, le soin, réduit à
l’aptitude à contenir (the containment cher
aux kleiniennes) ou de résilience (lorsqu’elle est entendue comme une « mental
digestion » par les bionniens) ; mais
de l’envisager comme une expérience
intérieure telle que l’entendait Georges Bataille : une contestation du repli phobique pour
faire jaillir de nouveaux objets pour de nouveaux liens.
La perte
du champ social liée au confinement a aggravé les maladies mentales. Parce que
les canaux qui permettent de canaliser la libido – telle que la simple
promenade ou l’échange avec les voisins, jouer au golf ou la pétanque, voire la
pause-café avec les collègues du travail – ne sont plus accessibles,
l’accumulation de la libido explose les terrains déjà fragiles. Les analysants
qui ont poursuivi une cure par téléphone, ponctuée ou relayée par du présentiel, ont pu aborder
l’inachèvement humain, leur noyau phobique central que recouvraient d’autres
symptômes et notions – séparation, manque, castration, pulsion de mort, etc…
Dangerosité et altérité
Peter
Piot, un des meilleurs spécialistes en virologie, qui a été directeur de l’ONUsida, codécouvreur de l’Ebola,
a eu le virus de manière grave. Le texte qu’il a publié, trouvable sur internet
[9]
,
parle de cet état entre vie et mort qu’il a éprouvé, et parce qu’il est
personnellement concerné, parce qu’il sait combien le virus est vivant, et
qu’il connaît toutes ces incertitudes biologiques et pharmacologiques de la
pandémie, ce grand savant préconise « l’accompagnement personnalisé »
de chaque individu menacé. Ses préconisations pourraient être celles d’un
psychanalyste, avec quelques adaptations spécifiques qui tiennent compte de
notre expérience singulière. Celle-ci met en évidence la fragilité essentielle
de l’être parlant et lui permet de se subjectiver avec la meilleure longévité
possible. La Présidente de la Commission européenne a choisi cet homme comme
conseiller.
***
Il nous
faut faire face aux dangers. Est-ce que la psychanalyse n’a pas été inventée
parce que nous sommes dangereux les uns pour les autres ? La dangerosité
de l’autre peut prendre une forme liberticide. Le danger n’est pas moins
inhérent à l’altérité. Si on ne sait pas ça, ce n’est ni la peine d’être
analyste ni de faire une psychanalyse. La pandémie invite la psychanalyse
contemporaine à vivre ces limites, à les accepter et à les moduler. Les
civilisations survivent en ne se fixant pas sur leur passé, mais en s’inventant
les modes de vie les moins morbides et liberticides possibles. La nôtre en
est-elle encore capable ? Les contraintes font partie du pacte social. En
les acceptant, mais aussi en sachant dire stop aux mesures et aux modèles
potentiellement totalitaires. Encore cette dialectique de l’empathie et de
l’altérité, de l’intime et de l’extime que
nous élaborons en permanence dans le processus transférentiel/contretransférentiel
***
Je ne
suis ni optimiste, ni pessimiste. Je me définis comme une pessimiste énergique.
Et je constate que beaucoup d’entre nous, dans ce contexte, ont osé réinventer
l’expérience analytique et continuent à le faire.
JULIA KRISTEVA