La reliance, ou de l'érotisme maternel
Journée d'étude « Passion des origines, réalité psychique, réalité sociale » avec Julia Kristeva (hommage à la psychanalyste Lina Balestriere).
Le 3 février 2015, de 9 à 17 h, à l'Auditorium Dupréel, avenue Jeanne 44, 1050 Bruxelles.
Infos & inscription : secretariat@bsp-ebp.be.
Co-organisation du Centre de Formation à la Clinique Psychanalytique, de l'École Belge de Psychanalyse, du SSM Centre Chapelle aux Champs et du SSM Le Chien Vert.
Julia Kristeva : « Je mets mon délire en 'vibreur'»
L'écrivain et psychanalyste, qui vient d'être élevée au grade de Commandeur de la Légion d'Honneur en France, sera à Bruxelles le 3 février pour une journée d'étude, où elle traitera de « La reliance, ou de l'érotisme maternel ». L'occasion rêvée de nous entretenir avec cette femme d'exception sur ses thèmes de prédilection, de la traversée des frontières, par-delà les schismes, à sa vision singulière du féminisme.
Psychologies: Toute votre vie, toute votre œuvre, témoignent d'une traversée des frontières, au sens propre et figuré. Cette reliance vous semble-t-elle essentielle ?
Julia Kristeva : On ne peut pas faire de l'intime en vase clos ! Il est toujours en regard de l'autre. L'intimité est forcément une altérité. Ainsi, Freud ouvrait-il ses réflexions sur l'anthropologie. Le danger, c'est de devenir l'intellectuel médiatique qui a réponse à tout (Rire) ! Alors, quand je veux aller plus loin dans cette traversée des frontières, j'écris des romans. Cela me permet d'explorer des thèmes que je connais moins. Dans L'horloge enchantée (qui sort ces jours-ci, NDLR), je jette un pont entre un désir ancien et ma réalité de psychanalyste. Lorsque j'étais jeune, je voulais devenir astronome, mais pour aller en Russie, où se faisaient ces études, il fallait être enfant de communistes - ce qui n'était pas mon cas. J'ai donc abandonné l'astronomie.
Et vous ressuscitez ce rêve dans votre roman ?
J. K. : En effet, le personnage qui me représente dans ce livre est une psy, rédactrice dans un journal, Psy Mag (!), qui a un amant, cosmologiste. Elle lui parle du temps de l'inconscient et il lui parle du temps des étoiles... Je ne pouvais pas faire un livre sérieux, là-dessus ! Donc, je délire un peu, avec tous les guillemets d'usage. Louis-Ferdinand Céline disait qu'en écrivant, il mettait son délire en élan... et on sait qu'il a beaucoup déliré (notamment dans l'antisémitisme et le racisme). Personnellement, je ne mets pas mon délire en élan, je le mets en « vibreur ». Je reste sur terre et parfois au ciel, de manière lucide !
Cette question du temps est récurrente dans votre travail d'écriture et de psychanalyste. En écho au Temps métaphysique, macroscopique, vous traitez du temps intime, biographique. Existe-t-il un temps spécifique pour la femme ?
J. K. : J'y ai dédié un texte : Le temps des femmes.(1) Je fais allusion à l'éprouvé cyclique féminin, en raison notamment des cycles menstruels. Il y a aussi le temps spécifique de la grossesse, de l'accouchement ; bouleversement biologique et psychique énorme, s'il en est ! Sans oublier un autre éprouvé singulier : le recommencement d'une nouvelle temporalité à chaque enfant. Et cela prend encore une forme inédite quand on devient grand-parents. Je suis impressionnée par la « réjuvénance » de nombre de femmes, qui, en devenant grand-mères, sont dans une autre disponibilité, un autre bonheur que pour le vécu de leur maternité.
Le temps d'une femme a aussi ceci de spécifique que le vieillissement est davantage stigmatisé, dans notre société, que pour les hommes...
J. K. : C'est vrai, il y a une pesanteur du regard qui culpabilise beaucoup de femmes. Je trouve qu'il n'y a aucune raison de succomber à cette culpabilisation ! Déjà, parce que ce vieillissement devient de plus en plus susceptible d'être accompagné, à défaut d'être annihilé (ce serait du déni). Je ne raille d'ailleurs nullement celles qui font de la remise en forme, des régimes, voire de la chirurgie esthétique. Ce souci de la femme de garder un aspect harmonieux me paraît important à cultiver. Sans aller, toutefois, dans les extrêmes, ni tomber dans le culte du jeunisme ! Mais prendre soin de soi contribue à la dignité de la femme. Pour elle-même et pour son image, qui est aussi un signe de notre être au monde. Au-delà de ça, il y a également les capacités nouvelles, de sagesse, d'apaisement, qu'ouvre le vieillissement (déjà évoqué avec la grande-maternité), qu'on ne valorise pas assez.
Inviter les femmes à prendre soin de l'esthétique, n'est-ce pas contradictoire avec une certaine idée du féminisme, auquel vous avez activement contribué ?
J.K. : Je ne me sens pas féministe, dans le sens général du terme. Parce que je pense que cette généralisation, qui a gommé les différences entre les diverses voix qui se sont élevées tout au long de l'histoire féministe, caricature ce courant et en tire des aspects qui me paraissent nuire à l'esprit même du féminisme. Qu'est-ce que nous disions après Simone de Beauvoir, en reprenant une de ses formulations : il faut aller vers une plus grande liberté des femmes, et cette émancipation consiste à se transcender. C'est-à-dire à donner le meilleur de soi-même, non vis-à-vis d'un au-delà qui nous échappe, mais vis-à-vis de l'autre qui nous entoure dans la vie sociale. Dans cet esprit, certain(e)s ont pensé que la beauté est simplement un fétiche dont l'homme abuse, pour dénier les capacités intellectuelles de la femme. Dans cette lutte, nécessaire, contre ces abus, nous n'arrêterons pas d'enregistrer des succès et des échecs. Mais cela ne veut pas dire que la beauté est quelque chose qui, obligatoirement, est un fétiche que l'on peut exploiter, à l'encontre de notre intelligence. On peut très bien joindre les deux, et il n'y a pas de raison de produire des discours charmants et de s'habiller comme un sac de pommes de terre !
J'en profite pour rebondir : il me semble que vous ne prônez pas une vision de l'égalité des sexes, mais plutôt du respect de la singularité de chacun(e)...
J. K. : Merci d'aborder cette question ! Je dis souvent que je ne suis pas sûre d'être une féministe (sans rejet de ma part), mais que je suis une « scotiste ». Personne ne comprend, et cela aggrave mon cas (Rire) ! Cela signifie que je suis une adepte de ce philosophe du Moyen Âge, Duns Scot, selon lequel la vérité n'est pas dans la généralité des idées, mais dans la singularité de chaque être. Il employait pour désigner cette vision, le pronom démonstratif « ceci », qui se dit ecce en latin. Il a développé l'idée de « l'eccéité », de la singularité ; cet homme-ci, cette femme-là. Je trouve que l'aboutissement de l'idée de libération des individus ne doit pas s'enfermer dans une communauté, quelle qu'elle soit (femmes, hommes, gays...). Ce qui m'intéresse, c'est de différencier la spécificité de la personne femme, vis-à-vis de la spécificité homme. Cela me place dans la catégorie des différencialistes.
Mais vous êtes d'accord qu'il y a encore des avancées à faire sur le plan de l'égalité du droit des femmes ?
J. K. : Absolument, mais je pense qui si nous devons nous battre pour avoir les mêmes droits humains, au niveau de l'emploi ou de la parité politique (par exemple), il ne faut pas abandonner l'apport spécifique que les femmes peuvent apporter sur le plan culturel, social. Je vais même plus loin que la différence homme/femme qu'il y a à cultiver à ce niveau sensoriel et culturel : selon moi, il est essentiel de ne pas traiter toutes les femmes comme une masse, mais de s'adresser au génie singulier de chacune. Et de permettre à ce génie d'éclore et d'apporter ses propres fruits. Ce qui nous menace, à l'heure actuelle, c'est le mal de la banalité – on uniformise tout, et nous devrions tous être sur la même longueur de pensée que le dernier tweet planétaire ! Essayons plutôt de chercher le spécifique, le beau, l'intelligent dans chacune. D'où mon idée de « génie féminin ». Non pas dans une vision romantique, où tout le monde devrait être Cécilia Bartoli, mais dans l'idée que chacune déploie sa propre singularité et qu'on la valorise.
Lors de votre prochain exposé, en Belgique, vous allez évoquer « La reliance, ou de l'érotisme maternel ». N'est-ce pas provocateur comme thème ?
J. K. : (Rire) C'est peut-être provocateur, mais on aborde rarement, malheureusement, la passion maternelle. J'entends par là que, d'ordinaire, ce thème est vu en psychanalyse, soit comme une carence - à savoir que les mères s'effondrent et n'arrivent pas à faire face, soit comme un souci gentil de dévouement à l'épanouissement du bébé et de l'enfant. En d'autres mots, une espèce de retrait qui laisse la place à l'autre ; sous-entendant la nécessité de lâcher les baskets à l'enfant, de ne pas être dans l'emprise. On ne met pas assez l'accent, selon moi, sur le plaisir, le désir et la jouissance de l'expérience maternelle ; à savoir que tous ces comportements d'étayage que la mère doit prodiguer à l'enfant ne peuvent s'épanouir que s'ils s'enracinent dans un érotisme.
Qu'entendez-vous plus précisément par « érotisme » ?
J. K. : Je parle d'érotisme, au sens de plaisir, de lien (d'où le mot « reliance »). De respect de soi et de l'autre. Cela se vit dans une réciprocité, qui donne lieu à un déploiement des capacités psychiques de la mère, pour lesquelles je ne trouve pas d'autre mot que l'érotisme, au sens de Freud : pulsion de vie et plaisir. J'ai donc choisi de développer ce thème, car je trouve qu'on n'évoque pas assez ce plaisir maternel. J'évoquerai aussi, bien sûr, les difficultés et les carences de cette reliance, mais je tiens à faire apparaître cette grâce que toutes les mères connaissent.
PSYCHOLOGIES MAGAZINE BELGIQUE, Janvier 2015
(1) Cf. Julia Kristeva, Le temps des femmes dans Les nouvelles maladies de l'âme, Fayard, 1993, Biblio essais n°4242, p. 243
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