Le Front national remporte tous les sondages, lacère nos certitudes
d'une courbe exponentielle qui s'élance sous les yeux effrayés de certains
tandis que d'autres n'expriment rien, se taisent, attendent, se réjouissent
peut-être, dans un silence qui perd de sa consistance. Le monde politique dans
son ensemble traverse une crise, non seulement des valeurs et de l'adhésion mais bien d'identification, une crise de "sens " dont
il ne semble pas décidé à émerger.
Nouveau malaise dans la civilisation. Au pays des
Lumières, la figure du père se déchiquète sur l'horizon, ridicule épouvantail
qui n'instaure plus la moindre limite qu'il ne sache lui-même respecter,
l'actualité épileptique, convulsive, tourne rapidement au simulacre, ne se
lèvent plus que des lendemains abscons en qui plus personne n'a foi. De ce maelström, de vide, d'angoisse et d'ennui, un livre sait
mieux qu'aucun autre absorber la détresse: Soumission, la dystopie de Michel
Houellebecq.
Même si Charlie l'est un peu moins aujourd'hui
qu'en janvier, le livre culmine toujours parmi les meilleures ventes. Le déni
de l'altérité apparaît comme la plus rentable des recettes littéraires, surtout
dans un pays qui vacille, qui oscille, entre retrait
hyperindividualiste et hédonisme de survie. Les médias eux-mêmes aspirent avec
plus de vigueur que la béance du discours politique, la peur de l'autre et le frisson du drame, de l'attentat, une collision
mortelle. Pourtant, il est possible de refuser la soumission,
de lui préférer la révolte, la pensée, la singularité littéraire, la vraie, de
s'extraire par-delà d'épidermiques affects au rabais. Voici quatre exemples,
quatre refus de la soumission, quatre pensées: quatre contre-projets.
Les Lumières et la langue
L'horloge enchantée de Julia Kristeva offre le contreprojet le plus abouti à Soumission. L'auteur du
Pouvoir de l'horreur sait mieux que personne la déjouer, la sublimer et y
parvient une fois de plus avec brio à travers ce roman ; peut-être le plus intime qu'elle a écrit à ce jour. L'héroïne, la psychanalyste
Nivi, nous entraine sur les traces de Passemant, artisan de génie qui
confectionna pour Louis XV une pendule capable de dévider le temps jusqu'en
9999. Tout au long du récit, Kristeva établit, ou plutôt suggère des parallèles
stupéfiants entre notre époque et celle de Louis XV,
entre l'émulation de l'image contemporaine et le culte des ragots à l'époque.
Pessimiste énergique, Kristeva signe un plaidoyer
vivant et vibrant pour la dialectique, l'herméneutique, l'émancipation du sujet
et celui du développement de la culture. Une belle invitation, donc, à renouer
avec le projet des Lumières et à retrouver l'élégance
d'une langue que Kristeva dépasse, transcende, galvanise, ressuscite loin des
feuillets anémiques mais surnuméraires qui font ployer les étagères des
librairies. Kristeva fait de l'exigence stylistique et intellectuelle la plus belle des révoltes, une voie vers une identité plus
congruente, un voyage à travers le temps: "Mon temps n'est pas un
déroulement d'instants. Mon temps n'est ni arrêté ni
présent. Il est un temps extrême où la tension se
déploie en un maintenant pluriel. Là, tout se tient, tous se
tiennent. Toi aussi, tu te tiens. Jusqu'à ce que tout s'éclipse dans les reflets de temps émergents,
et se présentent des choix nouveaux, dans lesquels je renais en reliances
infinies ". Une indispensable grâce.
Retrouver le politique
Philippe Sollers publie avec son livre Littérature et politique un recueil de ses nombreuses tribunes publiées, entre autres, dans le
Journal du Dimanche. Il opère dans ces écrits une jonction entre la littérature
bien sûr, la psychanalyse, la philosophie et le projet social, nous rappelant à
tout instant, sans jamais s'accorder la facilité de le verbaliser, qu'une
psyché n'est vivante que si elle parvient à se lier, à construire, à se
renouveler, à tisser des liens associatifs, à se réinventer constamment.
Sollers offre au lecteur non seulement d'assimiler des éléments d'analyses, des
parcelles de ses représentations avec lesquelles jouer, s'amuser, éprouver,
réfléchir, intégrer à son architecture intime mais plus encore de se dépasser,
de conserver une vigilance attentive mais sereine à l'égard d'une société du
spectacle plus spectaculaire que jamais et de sa nouvelle temporalité,
accélérée, époumonée. L'expérience intime de l'écriture, chacune des inflexions
de la langue bouleverse l'individu et à travers lui
son environnement. On ne peut alors que louer cet esprit habile qui
s'émerveille et rit, de Mitterand, de DSK, de Sarkozy; on ne peut que rendre
hommage à cette plume ample et généreuse qui s'empare du monde, l'ausculte sous
toutes les coutures, avant de nous le remettre, plus juste, plus lumineux,
moins terne. Sollers renvoie la littérature à sa vocation première, celle de
faire symptôme, de penser l'impensable dans une distance qui demeure sensible,
une pensée sublime: "La politique fait semblant de maîtriser un monde qui
lui échappe, elle va toujours dans le même sens (gauche effondrée, droite en
miettes), alors que la littérature, elle, est sans arrêt partout et nulle part.
Ouvrez un livre digne de ce nom: la vraie morale est
là, avec l'acide ou l'ironie qui conviennent à chaque situation". Avec
toute l'acuité d'un esprit critique galvanisé par des années d'observations,
une enchanteresse franchise, son humour, ses petites moqueries sans acidité,
une maîtrise admirable d'un grand nombre de sujets (également culturels ou
artistiques) Sollers abroge la sinistre pantomime dont nous sommes tous témoins
pour peindre, d'une main de maître, une éloge de la politique principalement à
travers le prisme de la littérature. L'accélération sociale du temps, les
images qui s'enchaînent sans qu'il n'en reste rien, jamais, Sollers s'en saisit
également, il en fait un rêve d'enfant, une survivance, un héritage.
/..../
S'ouvrir à l'altérité
/.../ Crise morale, éthique, esthétique, éducative, identitaire,
tous ont pu montrer la mise à mal des assises même du langage dans le
bouillonnement du présentisme, d'une société hypermoderne qui ne brille plus
que par l'intensité fugace de ses paradoxes. Mais aucun d'entre eux ne s'y est, comme Houellebecq, arrêté. Ils ont préféré
l'investigation des grandes entités de sens à la jouissance masochiste, la
restauration d'une sémantique plutôt que l'engloutissement narcissique, le
patient travail d'analyse à la flatterie de l'anecdotique, la pensée au réflexe,
le mouvement plutôt que l'isomorphisme, l'intégrité créative au rentable
défaitisme, le partage au scandale, le labeur au hard facile... Ils témoignent
de la fécondité de la pensée en France, de sa grandeur, de sa force lorsqu'il
s'agit de condamner les idéologies, de la vigueur de son refus d'épouser la
morosité ambiante, de se complaire dans le confort du vide, de l'angoisse et de
l'ennui, l'élégance de sa lutte qui n'abroge jamais la portée de son
engagement. Ils nous le rappellent, il est encore possible
d'être libre plutôt que soumis et captif, de la peur ou d'un auteur et de son
emprise marketing. Ce voyage vers l'autre et vers soi
commence, souvent, par un livre. Un vrai.
Samuel Dock
huffingtonpost.fr
17.03.2015