La reliance, ou de l’érotisme maternel
I. A
la recherche de la reliance
Vivre et penser le maternel comme un érotisme : serait-ce tout aussi
scandaleux que de parler de sexualité
infantile ? On peut le supposer, tant les crises sociales flattent
un maternel censé satisfaire tous les besoins, tandis que certaines
interprétations hâtives laissent entendre, à tort, que la psychanalyse
actuelle attribuerait la sexualité à l’amante, ne confiant au
maternel que l’insoutenable destin de la relation d’objet.
Je verrai la raison principale de cette
difficulté à reconnaître la place du maternel qui nous interpelle aujourd’hui,
d’abord dans la conception même de l’érotisme qui s’impose dès l’invention de l’inconscient, avant de prendre sa forme définitive
avec le couple Eros/Thanatos, liaison/déliaison, et que Freud formule dès 1911
comme une « révolution psychique de la matière » dans les
« Deux principes du cours des événements psychiques »[1].
Avec J.-M. Hirt, je vois dans cette avancée freudienne une
différenciation graduelle de la matière jusque la psychisation [2] et qui,
contemporaine des travaux sur le narcissisme et la psychose, va
trouver chez Lou Andréas Salomé [3] une modulation
passionnelle.
Que dit au juste Lou ? Plusieurs audaces de
ses écrits devancent l’Eros de
la Deuxième topique. On se souvient que, sans rien céder a propos de la
sexualité précédemment explorée, Freud définira Eros comme
suit : il « a pour but de compliquer la vie en rassemblant la
substance vivante, éclatée en
particules, dans des unités toujours plus étendues et
naturellement de la maintenir dans cet état » [4] , ouvrant ainsi la voie
à l’onto- et à la phylogenèse. La sexualité au sens de cet érotisme-là
est, pour Lou qui développe et amplifie les propos du
maître, « ce qui rompt les limites de notre Moi » [5], « rétablit/…/le
contact avec l’être charnel originel » [6] et rejoint la « matière » pour « ne pas la
distinguer de nous ». Et elle invite Rilke, Freud et tous ses lecteurs
à « tâtonner dans l’espace/… /et dans notre corps même avec
confiance, comme une main se tend vers
l’autre/…/ avec toute l’ ‘’intériorité de la créature’’ pour
laquelle cette relation ne s’est nullement obscurcie encore » [7] . Avant d’attribuer au maternel précisément cette
capacité de poser et de dépasser le « clivage
pathologique », pour « réaliser le tissu » entre réalité
intérieure et réalité extérieure, matière et symbole, masculin et féminin,
et « restituer la déperdition dont souffre le processus
d’individuation ».
Maurice Merleau-Ponty devait employer la même métaphore des
« deux mains qui se touchent », celle du moi et celle de la réalité
objectale, dans sa Phénoménologie
de la perception (1945) qui en appelle à une expérience subjective
où la coupure intérieur/extérieur, matière/esprit se trouve remaniée par
cette « insertion réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre » que
le philosophe finit par appeler « une chair », « le passage du
monde muet au monde parlant » [8] .
Un siècle après cette année 1911, que
j’ai prise comme emblématique de la rencontre entre Freud et Lou en y
associant Merleau-Ponty, le développement de la psychanalyse nous permet
de faire de ma « fable théorique » un véritable débat,
sans risquer de trahir la psychanalyse ni par une dérive spiritualiste ni par
une réduction de la libido à la génétique. Mais au contraire, pour
essayer de redonner à l’érotisme
maternel sa complexité bio-psychique, pour le bien-être de l’enfant non
moins qu’au bénéfice de l’émancipation de la femme, dans et par le
maternel aussi.
La biologie elle-même se trouve aujourd’hui
confrontée à l’érotisme maternel (donc, à la psychanalyse), lorsqu’elle
tente d’éclairer certains bouleversements hormonaux chez la femme enceinte,
voire dès le désir de maternité. Existerait-il une
« perméabilité » entre biologie et psychisme ? Tandis que la
littérature médicale évoque la surmortalité et le risque fœtal chez la
diabétique, des expériences cliniques isolées font état de patientes
diabétiques qui, de façon individuelle et dans certains types de diabète,
améliorent leur contrôle glycémique. Une nouvelle piste pour la recherche
psychanalytique : quelle corrélation entre l’intensité du fonctionnement
fantasmatique et hallucinatoire ET certaines modifications biologiques
chez la femme enceinte ?
A partir des rapports de nos collègues et de mon expérience
clinique et personnelle, j’essaierai d’esquisser quelques constituants de
cet érotisme maternel que j’appellerai UNE RELIANCE. Je fais
l’hypothèse que la RELIANCE ( ni refoulement ni sublimation ) est une économie spécifique de la pulsion telle
que, contre-investie en
représentation psychique, fixée donc en inscriptions, l’énergie
de ce clivage originaire à la
fois maintient et traverse le refoulement originaire, puis secondaire. Sans les
défrayer pour autant à la manière d’une régression psychotique, l’érotisme
maternel rend la fixation de la
pulsion de vie comme de la pulsion de mort problématique et disponible, et les porte au service de mon autre vivant comme une « structure ouverte »,
reliée aux autres et à l’environnement. Analyser ainsi l’érotisme
maternel, me conduit à poser par ailleurs et comme d’emblée l’extrême fragilité
de cette économie, et à m’interroger sur sa traductibilité.
Je m’intéresserai aux logiques qui spécifient la reliance du
côté de la mère où les avancées de la psychanalyse me semblent plus timides,
comparées à l’exploration de la transitionnalité côté enfant où s’élabore
l’autonomie du futur sujet.
II. L’« état d’urgence » de la vie,
la libido, le refoulement originaire, le cycle sublimatoire
1. J’entends par reliance une expérience au double
sens que la langue allemande possède pour cette notion. L’Expérience (au
sens d’Erlebnis) fait
jaillir un nouvel pré-objet ; surgissement, fulgurance, saisie
immédiate. Progressivement, dans un second temps, l’expérience devient
connaissance, patient savoir (Erfahrung). Qu’elle soit préparée ou non par un désir de
maternité, chaque future mère est saisie d’emblée par ces événements
bio-psychiques que sont la gestation, l’accouchement et l’allaitement, de telle
sorte que la reliance maternelle est non seulement
irréductible à une « fonction symbolique », définitivement sociale,
comme l’est la « fonction paternelle », mais elle est une passion.
La biologie moderne emploie le terme « passion » pour désigner la
transformation des émotions (d’attachement et d’agressivité) en amour et en son corrélat la haine. Narcissisme et/ou relation d’objet, tendresse et
dépersonnalisation, voire catastrophe psychique, « pâtie » et
« subie » mais nullement « passive », la passion
finit par s’intégrer dans les logiques de l’inconscient- mais pour mieux
les trouer [9] . Telles les
« énergies noires » des théories cosmologiques en astrophysique
moderne qui morcellent l’Univers en Multivers, la reliance maternelle comporte naturellement le vide et l’effondrement
passionnel. Le « Je » qui se construit dans la passion
maternelle devient dès lors un multivers.
Pourtant, cette passion est aussi une vocation. Jamais dépourvue de signifiance chez l’être parlant
qu’est la mère, elle s’inscrit dans l’héritage culturel et dans les
capacités imaginaires et symboliques de chaque mère singulière, qui donnent sens et signification aux pulsions et à la
gestation qui les transforme
PASSION-VOCATION. Cette zone du bio-psychique qui
borde la reliance maternelle défie la rationalité, elle hante la philosophie et
la littérature. Platon l’évoque dans le Timée , en s’excusant
d’utiliser « un raisonnement bâtard ». Espace avant l’espace,
« chora » dit-il, nourricier-et-broyeur à la fois, antérieur à l’Un,
au Père, au mot et même à la syllabe : une modalité du sens antérieure à la signification, et que j’appelle
« sémiotique » [10] . L’intuition de
Colette s’en empare par l’écriture de ces métaphores qui, chargées de sensations et d’affects,
deviennent des métamorphoses :
l’écrivaine « procrée » par écrit la flore et la faune du pays,
sa mère Sido, et jusqu’à la chair du monde. Toutefois, cette
appartenance du sujet parlant à la matière, qu’elle nomme une éclosion, n’est pas l’extase
fulgurante de l’orgasme sexuel selon Lou. L’exil de soi, qui s’esquisse
ici, est une ex-tase durable. Elle rythme le temps pour la mort en
une temporalité de re-commencements : affirmations jubilatoires et
annulations anxieuses qui me mettent littéralement hors de moi et, sans
m’annuler, me multiplient.
Face à ce multivers qu’est l’érotisme maternel en
tant que reliance, face à ses risques, ses endurances et ses créativités, la
psychanalyse semble hésiter. Nous les homologuons aux
concepts qui balisent une subjectivité
universelle (originairement masculine), tels que narcissisme,
assomption phallique, masochisme, états limites, psychose, etc. : c’est là
notre manière de consolider l’Homo
sapiens et sa doublure, Homo
religiosus. Et si nous osions proposer de nouveaux objets
d’analyse, lorsque la clinique nous confronte aux inconnus et aux difficultés
de la reliance ?
2. Avant qu’il ne devienne un « contenant » dont
se détachera la création des liens
psychiques [11] , l’érotisme maternel
(passion/vocation) avec son horizon bio-psychique est un état : « état
d’urgence de la vie », ce « Not
des Lebens » dont parlent Heidegger et Lacan [12] , une qualité
d’énergie toujours déjà psycho-somatique chez l’être parlant, donnée et reçue
pour « être à la mesure nécessaire à la conservation de
la vie ». Appelée « Das Ding », la Chose, cet état serait « étranger », parfois hostile (entendons :
au sens d’une extériorité absolue au sujet), hors-signifié ; un
« intervalle » entre moi et le monde, le sujet et l’objet, un
entre-deux : ni « je » ni « tu », mais « derrière
nous » et « par-delà l’objet », « en direction
de », « rapport pathétique » que le sujet éprouve comme un
« affect primaire antérieur à tout refoulement » .
Cet éprouvé accessible en hallucinations et fantasmes
place-t-il le sujet qui en témoigne à l’aurore du refoulement originaire [13] et sa doublure le refoulement organique? L’analyse des
liens précoces mère-enfant y conduit parfois l’analysant, lorsqu’il devient psyché-soma dans sa dépendance de la
Chose dont il va se séparer : jouissance
mélancolique au bord de la route des refoulements. Mais qu’en
est-il, si « je » fait l’expérience de la Chose-même, de
cette étrangeté, « affect primaire fixé » dans le « refoulement originaire » et en « direction de »
l’autre refoulement, le « secondaire » qui installe la chaîne
signifiante du langage ? Qu’en est-il, si « je » s’éclipse,
« se barre », dans la « Chose » : quid de ce
sujet-femme/mère, qui point à
la frontière du refoulement originaire et acte son destin ?
Plus qu’une frontière, c’est bien un « clivage originel »
que Freud postule avec cet énigmatique « refoulement originaire » qu’on
pourra développer aussi comme un ancrage
de la perception dans le monde symbolique. Je fais l’hypothèse que
l’érotisme maternel habite ce clivage. Ou, plutôt, il est une victoire sur le
clivage maintenu, qui lui confère cet aspect de « folie naturelle »
tout autant que de « maturité naturelle ». Comment serait-ce
possible ?
Sous l’effet de la « métaphore paternelle »
(hypothèse de Lacan) ou de la « révolution psychique de la matière »
(selon Freud, plus biologique et social). L’inconscient qui se cristalliserait
au seuil du refoulement originaire, précise Freud, n’est pas encore verbal, mais se compose
d’éléments empruntés à l’imaginaire, disons qu’il véhicule des imagos,
des fantasmes inconscients, des complexes susceptibles d’être
traduits dans la langue maternelle, ou au contraire rebelles à toute
traduction.
L’érotisme maternel affleure donc dans cette étrangeté, cette
régression, cet « état d’urgence de la vie ». Les diverses logiques
de la reliance maternelle qui vont se construire tout au long de la vie d’une
mère en portent témoignage, elles en réactivent la dynamique et en
transmettent les traces. Et si c’était ça aussi, que le pathétique
« désir de maternité » cherche – et que le refus de maternité
refuse - par-delà le règlement de compte avec la mère de la mère, le déni
de la castration, la captation du pénis paternel voire du phallus :
en deçà du stade du miroir ?
L’ « horizon » de la Chose, dans l’intervalle sujet/objet évoque
ce que Sophocle désigne, dans Antigone,
par le terme « Até » : frontière paradoxale, antérieure à la
prescription des lois, un lieu fascinant et non moins atroce.
« Atroce » pour la conscience émergente dans la « révolution
psychique de la matière », et que le Moi nous cache,
dont le Moi nous défend. « Até » : Hegel et Lacan en font
l’amorce de l’éthique [14] .
D’une autre façon, la libido
de l’amante ne cesse d’orienter cette urgence de la vie, ses expulsions,
négativités, investissements et cycles sublimatoires vers la satisfaction pulsionnelle. Cette
libido ne disparaît pas chez la mère. Si la libido de l’amante lui
faisait défaut, l’érotisme maternel
serait seulement défensif ou opératoire, et il induirait des carences de la
sexuation de l’enfant comme de sa capacité de penser. A l’inverse, quand
la libido de l’amante détourne (de seducere :
séduit) sur l’enfant les pulsions insatisfaites, c’est la mère-version (selon l’expression
d’Ilse Barande) qui structure la vie psychique infantile. Mais tandis que
la libido de l’amante est
dominée par la satisfaction des pulsions, l’érotisme maternel déploie (ou « fait tendre »)
la poussée libidinale en tendresse : par delà l’abjection et la
séparation, la tendresse est l’affect élémentaire de la reliance.
3. L’expulsion sera la deuxième composante que j’ai choisie de rappeler
dans ce qui nous apparaîtra comme le multivers de l’érotisme
maternel. C’est par l’expulsion (Ausstossung et Verwerfung, Rejet et
Négativité) que la Chose se délivre de son état de Chose, et livre
au monde un autre sujet vivant. Freud les repère dans le développement
de la représentation psychique, l’acquisition de la pensée et du
langage chez l’enfant. Mais c’est l’érotisme maternel qui les porte dès le
début, depuis la violence de l’accouchement dans laquelle la mère risque sa propre intégrité, psychique et physique, non moins que
celle de l’enfant.
4. La violence toujours bio-psychique, pulsionnelle, se
prolonge dans ce destin de la pulsion de mort que j’appelle l’ab-jection : inévitable
processus de fascination-répulsion où il n’y a encore ni sujet ni
objet, ni même des « objeux » (F.Ponge anticipant Winnicott), mais
des « abjets » [15] . L’enfant
me « perd » ( me « tue ») pour me quitter : Oreste avant Oedipe. De mon côté,
pour m’en séparer et en re-devenant « je », je le
quitte en l’« abjectant »; en même temps que j’abjecte la
Chose dans laquelle nous étions confondus, le continuum bio-psychique que j’étais devenue aussi. Pour
que la psychisation parvienne à se finaliser, et que la négativité bio-psychique
assure la création de liens, l’érotisme maternel lâche la pulsion de mort
elle-même dans le processus vital, tout en la reliant à lui : le maternel
transforme les abjets, rejetés par la pulsion de mort dans le non-encore espace mère-infans, en objets de soin, de survie,
de vie.
Toujours dedans et dehors, moi et autre, ni
moi ni autre, entre deux : l’érotisme maternel sépare et relie :
hiatus et jonction. [16] La « folie maternelle normale » [17] , mais aussi
l’emprise maternelle qui entrave la vie psychique et sexuelle de sa
progéniture et souvent explose en haine: les symptômes son multiples
qui manifestent les catastrophes paroxystiques de cette ab-jection qui est une
composante psycho-sexuelle « normale » de l’érotisme maternel.
5. Est-ce en raison de cette prégnance
de l’abjection dans l’érotisme maternel qu’on ne relève pas suffisamment
son rôle structurant dans la constitution de l’Idéal du Moi ?
Le Père de l’identification primaire (Einfülung) [18] est une imago
idéale du partenaire sexuel reconnu et recomposé par l’érotisme maternel
qui l’aura investi comme le
père aimé/aimant de leur enfant. Le « je » du futur sujet n’advient
que par l’investissement/ reconnaissance que me signifie ce « Père de la
préhistoire individuelle », à condition que j’y soit relié par l’ investissement maternel sur lui.
Investissement : Besetzung (all.), cathexis (angl.), de la racine
sanscrite °kred-, °srad- : credo, crédit.
Investissement de la paternité du père aimant, ici l’érotisme maternel élit le père de l’élection. Parce qu’elle
répète ou répare l’élection que lui a signifiée (ou pas) son propre père, la
Chose maternelle ajoute à son aptitude à l’abjection une nouvelle
capacité : celle d’élire le Tiers pour son/leur enfant. Une vocation, en
réponse à l’Autre (au père).
6 . Débordée, souvent désubjectivée par
l’« état d’urgence de la vie », par le travail de l’ab-jection et par l’exil dans l’élection, la reliance est évidemment l’œuvre du
négatif. Mais elle l’accompagne d’un fabuleux
investissement de l’état d’urgence de la vie, relié à l’investissement
de la survie physique et
psychique, du soin du
vivant et du souci pour
la transmission : bref, le négatif est au travail si, et seulement si, sa déliaison est immédiatement ré-investie, re-liée.
C’est dire qu’à sa secrète et naturelle familiarité
avec l’apoptose (la mort
cellulaire qui sculpte le vivant) et sans ignorer le masochisme auquel il
cède souvent, l’érotisme maternel ajoute cependant ce refus de
l’effondrement qui ne se réduit pas à une suspecte résistance. « Stabat Mater » : elle
tient. Gardons-nous de voir dans cette tenue/ténacité
seulement une défense névrotique, voire paranoïde. De même que la
« capacité d’être seul(e) » n’est pas seulement une
complaisance mélancolique avec la solitude, mais une aptitude à sublimer la
perte, la blessure et jusqu’à la carence narcissique, ainsi cette
capacité de l’érotisme maternel d’accompagner le vivant, à travers la
menace de la mortalité et jusque la mort, me paraît être une partie intégrante
de l’érotisme maternel. Elle tient : Stabat Mater. Un fantasme, mais il s’érige sur une réalité
psychique et somatique tout aussi fragile qu’indélébile : la reliance maternelle.
7. Deux facteurs internes à l’intersubjectivité maternelle
favorise le métabolisme de la passion
destructrice en dépassionnement
reliant: ce que j’appelle l’ « Œdipe biface» [19] de la femme, et le rapport maternel au langage.
Je ne développerai pas les potentialités auto-analytiques
ou défensives de ces répétitions et déplacements de l’Œdipe prime (homosexualité primaire
avec la mère) et de l’Oedipe bis (accès à la tiercité par le père) que l’érotisme
maternel inscrit et perlabore dans le couple avec l’amant-père, ainsi que dans
la préoccupation maternelle primaire. Disons seulement quelques mots au
sujet du rapport maternel au langage.
L’apprentissage du langage par
l’enfant est un réapprentissage du langage par la mère. En parlant les
écholalies et le langage de son enfant (retrouvant ainsi les bases
pulsionnelles de la phonation qu’avez découvertes
Sabina Spielrein), chaque mère accomplit à sa façon la
recherche proustienne du « temps perdu ». Et remédie pas à pas à la « non
congruence » qui sépare affect et cognition, dont se plaint sans fin
l’hystérique. .
8. Sur ces deux piliers, que sont l’Œdipe biface et
l’apprentissage du langage, se bâtit un véritable cycle sublimatoire où la mère se pose en se différenciant avec
le nouveau-né. Reliance lui aussi, je voudrais le comparer au cycle
sublimatoire que Freud observe dans l’émission et la réception du mot d’esprit : émission de «
signifiants énigmatiques », préverbaux ou verbaux ; retrait pulsionnel de la
mère qui n’investit pas son propre message mais reste attentive à la seule
réaction de l’enfant ; « prime d’incitation» à l’expérimentation, aux
« pièges », au « droit à l’erreur » ; enfin, de cette
circulation non dépourvue d’une certaine perversité, la mère obtient en retour
une jouissance encore plus grande, à la suite de la réponse de l’enfant qu’elle
magnifie et encourage.
9. En revanche, l’échec du
dépassionnement installe en lieu et place de la reliance son
envers : la possession. Le
néonaticide, l’infanticide ne donnent pas la mort : ils sont l’œuvre de la possession. Incapable de donner, la génitrice qui les
commet a scotomisé la reliance. Elle a capté la vie pour en faire un
non-objet, hors-temps et hors-lieu, dans son narcissisme totalitaire
renvoyé à son stade ultime de « matière morte », de
« nature morte », d’anti-matière ; cadavre ou congélation,
aucun lien, hors-temps et hors-jeu.
Plus couramment, lorsque la libido de la
femme fait de l’enfant le but ultime de ses pulsions, la reliance
maternelle échoue dans l’emprise.
La mort de cette mère serait-elle alors le seul événement
susceptible de libérer le fils de la fixation incestuelle? A moins que, par une
ultime dette à la capture maternelle, il ne se sente « le droit » de
mourir, en guise de liberté reconquise? [20] En revanche, la « suffisamment bonne mère » essaie
d’inscrire la mortalité elle-même, la sienne et celle de ses
enfants, dans la reliance. Une reliance dramatique en résulte, celle de la
naissance- re-naissance- recommencement, et que Colette décrit
ainsi : « C’est là /dans l’éclosion/pour moi que réside le
drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale
défaite » [21]
Qu’il me soit permis de réhabiliter donc ce mot,
RELIANCE, dans le va-et-vient entre le vieux français, le français et l’anglais . RELIANCE : relier, rassembler,
joindre, mettre ensemble ; mais aussi adhérer à, appartenir à, dépendre de ; et par
conséquent : faire confiance à,
se confier en sécurité, faire reposer ses pensées et ses sentiments, se
rassembler, s’appartenir. Après avoir mis en valeur, avec
Winnicott, la séparation et la transitionnalité, il me paraît
important d’insister aujourd’hui sur ce versant du maternel qui
MAINTIENT l’investissement et le contre-investissmeent de la libido et
de Thanatos lui-même dans des liens psychosomatiques de plus en plus
étendus, à recréer. Cet érotisme spécifique qui maintient l’urgence de la
vie jusqu’aux limites de la vie, je l’appelle une reliance.
III.
Une jouissance irreprésentable, là où affleure le visible
« Comment représenter la
reliance ?» veut dire : comment lui faire une place dans le
pacte social ? Est-ce une question psychanalytique ? Pas
vraiment ? Si, quand même.
L’érotisme dont il s’agit, et dont le
consensus social nie la portée sexuelle pour n’en retenir que l’
« amour » idéalisé ou pathologique, est d’une ténacité si vulnérable
que seul un tact maximal pourrait en éviter les deux récupérations qui le
défigurent tout au long de l’histoire humaine, et auxquelles la psychanalyse
est peut-être la seule à essayer d’échapper : héroïsation/sacralisation, d’une part (déesses-mères
vieilles de 30,000 ans BP avec lesquelles la religiosité de l’Homo Sapiens paie sa dette et
règle son compte à l’érotisme maternel en le statufiant) ; mère-version, d’autre part (dans les
rituels orgiaques du taoïsme, et dont« Ma Mère » de
Georges Batailles se fait l’écho lointain, ne laissant à la mère pour
toute issue que se donner la mort).
L’homme est-il capable de désacraliser l’érotisme
maternel ? Les femmes elles-mêmes s’y complaisent, avec les bénéfices
libidinaux évidents. L’héroïsme de Freud s’y aventure cependant, lorsqu’il
écrit que la seule manière de se « libérer » du « respect »
de la femme c’est de se « familiariser avec la représentation de l’inceste ». [22] J’ajoute que pour se
déprendre du pouvoir du fantasme, jusqu’au fantasme d’une souveraineté
maternelle, il faudrait traverser à rebours, avec l’inceste, le stade du miroir lui-même [23] . Quelques
uns s’y risquent, néanmoins. Tel Lewis Carole, mais pour passer de l’autre côté
du miroir, il se transforme en fillette, Alice : anagramme de Lewis, son côté… maternel ? Tandis que Céline,
explorateur hardi de l’abjection généralisée, s’immole lui-même dans la
compromission politique et l’Apocalypse sans Dieu. [24]
Deux versions du maternel se disputent
aujourd’hui la logique profonde de l’érotisme maternel, sans le sacraliser tout
en l’imposant : le geste qui trace le mouvement de la chair
vers l’image, en deçà et au-delà du son, et sa fraîcheur enfantine
chez la mère chinoise ; et le rire de Sarah. Ce rire qui l’altère,
la montre double : incrédule et/ou confiante. Il la garde disponible
dans la fissure entre croire et ne pas croire. Mais Sarah souriante
à son Isaac (qui rit) , meurt en prenant sur soi
la mort du fils, lui-même épargné, en raison de la même
Aquéda. C’est donc par l’angoisse du plus proche, au plus
profond de soi, que le maternel selon Sarah consolide l’Alliance.
Le malaise de la civilisation aujourd’hui est entre les mains de
ces deux variantes de l’érotisme maternel : l’aisance calligraphique de la
mère chinoise dans le courant globalisé ; la sagesse de Sarah
prête à mourir pour rire de la fertilité et de l’immortalité. Telle
une réplique d’Antigone, elle annonce Marie dans la Pietà, et
la roue des sourires entre Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant peints par
Léonard.
IV.
Univers détotalisé
La béatitude de Marie, la nativité baignée de promesse et
la jouissance maternelle captée dans le maternel de l’homme, qui imprègnent la
sublime esthétique de l’Occident chrétien: ont-elles sombré définitivement,
comme en témoignent Naissance(1937) et Mort(1938) de Max
Beckmann (1884-1950)?
En cette année 1937, Freud a déjà publié Au-delà du principe de plaisir (1920)
et Otto Rank, Le Traumatisme de la
naissance (1924) ; Melanie Klein a découvert la « position
dépressive » en 1934 la « schizo-paranoïde » en 1936 ;
Winnicott a commencé sa deuxième analyse avec Joan Riviere (1936) et
n’a publié que son premier livre Clinical Notes on disorder in childhood (1931) ; tandis que
Bion avait entrepris l’ analyse de Samuel Beckett en 1935 qui
ne durera que deux ans : en écoutant une conférence de Jung à la Tavistock
Clinic , l’écrivain reconnaît qu’il n’est « jamais vraiment né » (never properly born), rompt avec Bion
qui le pousse à prendre des distances avec sa mère, et décide qu’il
« se doit à sa mère » et à la littérature, dans les poubelles
de la vieillesse en attente de Godot.
Aujourd’hui, cette déconstruction prend
d’autres voies (les sociologues kleiniens, les mères romancières). Après
avoir fait de la sexualité notre Logos et notre Dieu, et du Phallus paternel le
garant de l’identité, la psychanalyse nous invite aujourd’hui à ressourcer nos
ambitions de liberté dans des régions plus mobiles, plus archaïques et non
moins riches de potentialités : là où l’Un (l’identité) ne parvient pas à
être ; ou bien ne se contente pas d’être seulement Un.
On a cru que les femmes voulaient être libres en
s’empêchant d’être mères. Nous nous apercevons maintenant qu’elles veulent être
libres de décider d’être, ou non, mères. Beaucoup de celles qui le
désirent font volontiers appel aux maternités assistées, sans
préjugés : est-ce parce que le versant pré-subjectif de l’érotisme féminin
les rend familières de cette dépossession
de soi que la science impose au plus intime ? Pour les
entendre, nous n’avons pas encore trouvé le juste équilibre antre l’écoute de
la demande singulière, les prouesses des sciences et un moment
éthique donné de la tolérance sociale.
En analysant l’histoire des religions constituées, Freud a
découvert la religiosité, ou le besoin de croire,
comme une composante universelle de l’expérience psychique : pour les
déconstruire indéfiniment par le désir
de savoir et jusqu’aux « infidèles » que J.M.Hirt analyse dans
sa trilogie. La reliance spécifique
à l’érotisme maternel révèle une économie bio-psychique logiquement et
chronologiquement antérieure, et tout aussi universelle. Une dimension
distincte du RELIGERE, voire rebelle à ses lois et à ses pouvoirs.
V. HERETHIQUE
Ce n’est pas parce que la sécularisation est
la seule civilisation qui manque de discours sur le maternel, que les religions
et la religiosité recèlent la vérité ou la trace de la reliance. Ce sont
plutôt les symptômes de son
refoulement que la psychanalyse débusque dans notre héritage
métaphysique. Il nous revient de créer de nouveaux concepts de la
métapsychologie pour développer - à l’écoute de la sexualité de l’amante
- l’élucidation et le accompagnement
de l’érotisme maternel dans sa spécificité. Sans quoi l’émancipation du sujet femme est vouée
à n’être qu’une idéologie sans éthique.
Si l’amour est (selon Spinoza) la face intime de
l’éthique, l’érotisme maternel nous apparaît comme une HÉRÉTHIQUE de
l’amour : en ce sens que, loin d’être censurée, l’urgence de l’Eros
contre-investie (fixée, psychisée) dans ce nouvel autre (« mon
autre ») qu’est l’enfant, libère la pulsion de mort (la déliaison) elle-même,
et n’obtient sa satisfaction libidinale que de relier cette
désintrication pulsionnelle dans le plaisir du soin vital et du cycle
sublimatoire.
« La femme libre est seulement en train de naître »,
écrivait Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe [25] . Il n’y aura pas de
femme libre tant qu’il nous manque une éthique du maternel. Elle
est en train de naître, ce sera une éthique de la reliance.
Julia Kristeva, 28.5.2011
Congrès
des psychanalystes de langue française, 5 juin 2011