La reliance, ou de l’érotisme maternel      
                    
                  
                  
                    
                    
                    
                   
                    
                  
                  I.          A
                    la recherche de la reliance
  
                  Vivre et penser le maternel comme un érotisme : serait-ce tout aussi
                    scandaleux  que de parler de sexualité
                      infantile ? On peut le supposer, tant les crises sociales flattent
                    un maternel censé satisfaire tous les besoins, tandis que certaines
                    interprétations hâtives laissent entendre, à tort, que la psychanalyse
                    actuelle  attribuerait  la sexualité à l’amante, ne confiant au
                    maternel que l’insoutenable destin de la relation d’objet.
  
                  Je verrai la raison principale de cette
                    difficulté à reconnaître la place du maternel qui nous interpelle aujourd’hui,
                    d’abord dans la conception même de l’érotisme qui s’impose dès l’invention de l’inconscient, avant de prendre sa forme définitive
                    avec le couple Eros/Thanatos, liaison/déliaison, et que Freud formule dès 1911
                    comme une « révolution psychique de la matière » dans les 
  « Deux principes  du cours des événements psychiques »[1].
    Avec J.-M. Hirt, je vois dans cette avancée  freudienne  une
    différenciation graduelle  de la matière jusque la psychisation [2] et qui,
      contemporaine  des travaux  sur le narcissisme et la psychose, va
      trouver chez Lou Andréas Salomé [3]  une modulation
   passionnelle.
  
                  Que dit au juste Lou ? Plusieurs audaces de
                    ses écrits devancent l’Eros de
                    la Deuxième topique. On se souvient que, sans rien céder a propos   de la
                    sexualité précédemment explorée, Freud  définira  Eros comme
                    suit : il « a pour but de compliquer la vie en rassemblant la
                    substance vivante, éclatée en
                    particules, dans des unités toujours plus étendues et
                    naturellement de la maintenir dans cet état » [4] , ouvrant ainsi la voie
  à l’onto- et à la phylogenèse. La sexualité au sens de cet érotisme-là
   est, pour Lou qui développe et amplifie les propos du
                      maître,  « ce qui rompt les limites de notre Moi » [5], « rétablit/…/le
                        contact avec l’être charnel originel » [6] et rejoint la « matière » pour « ne pas la 
                          distinguer de nous ». Et elle invite Rilke, Freud et tous ses lecteurs
   à « tâtonner dans l’espace/… /et dans notre corps même avec
                          confiance, comme une main se tend vers
                            l’autre/…/ avec toute l’ ‘’intériorité de la créature’’ pour
                          laquelle cette relation ne s’est nullement obscurcie encore » [7] . Avant d’attribuer au maternel précisément cette 
                            capacité de poser et de dépasser le « clivage
                            pathologique », pour « réaliser le tissu » entre réalité
                            intérieure et réalité extérieure, matière et symbole, masculin et féminin,
                            et  « restituer la déperdition dont souffre le processus
                            d’individuation ».
                            
                  Maurice Merleau-Ponty devait employer la même métaphore des
  « deux mains qui se touchent », celle du moi et celle de la réalité
    objectale, dans sa Phénoménologie
      de la perception (1945) qui en appelle à une expérience subjective 
                    où la coupure intérieur/extérieur, matière/esprit se trouve  remaniée par
                    cette « insertion réciproque et entrelacs de l’un dans l’autre » que
                    le philosophe finit par appeler « une chair », « le passage du
                    monde muet au monde parlant » [8] .
  
                       Un siècle après cette année 1911,  que
                    j’ai prise comme  emblématique de la rencontre entre Freud et Lou en y
                    associant Merleau-Ponty, le développement de la psychanalyse  nous permet
                    de  faire de ma « fable théorique »  un véritable débat,
                    sans risquer de trahir la psychanalyse ni par une dérive spiritualiste ni par
                    une réduction de la libido à la génétique. Mais au  contraire,  pour
                    essayer de redonner à l’érotisme
                      maternel sa complexité bio-psychique, pour le bien-être de l’enfant non
                    moins  qu’au bénéfice de  l’émancipation de la femme, dans et par le
                    maternel aussi.
  
                  La biologie elle-même se trouve aujourd’hui
                    confrontée à l’érotisme maternel (donc, à la psychanalyse), lorsqu’elle 
                    tente d’éclairer certains bouleversements hormonaux chez la femme enceinte,
                    voire dès le désir de maternité.  Existerait-il une
  « perméabilité » entre biologie et psychisme ? Tandis que la
                    littérature médicale évoque la surmortalité et le risque fœtal chez la 
                    diabétique, des expériences cliniques isolées font état de patientes 
                    diabétiques qui, de façon individuelle et dans certains types de diabète,
                    améliorent leur contrôle glycémique. Une nouvelle piste pour la recherche
                    psychanalytique : quelle corrélation entre l’intensité du fonctionnement
                    fantasmatique et hallucinatoire ET  certaines modifications biologiques 
                    chez la femme enceinte ?
  
                   A partir des rapports de nos collègues et de mon expérience
                    clinique et personnelle,  j’essaierai d’esquisser quelques constituants de
                    cet érotisme maternel   que j’appellerai  UNE RELIANCE. Je fais
                    l’hypothèse que la  RELIANCE  ( ni refoulement ni sublimation ) est une économie spécifique de la pulsion telle
                    que, contre-investie en
                    représentation psychique, fixée donc en inscriptions, l’énergie
                    de ce clivage originaire à la
                    fois maintient et traverse le refoulement originaire, puis secondaire. Sans les
                    défrayer pour autant à la manière d’une régression psychotique, l’érotisme
                    maternel rend la fixation de la
                    pulsion de vie  comme de la pulsion de mort problématique et disponible, et les porte au service de mon autre vivant comme une « structure ouverte »,
                    reliée  aux autres et à l’environnement. Analyser ainsi l’érotisme
                    maternel, me conduit à poser par ailleurs et comme d’emblée l’extrême fragilité
                    de cette économie, et à m’interroger sur sa traductibilité.
  
                   Je m’intéresserai aux logiques qui spécifient la reliance du
                    côté de la mère où les avancées de la psychanalyse me semblent plus timides,
                    comparées à l’exploration de la transitionnalité côté enfant où s’élabore
                    l’autonomie du futur sujet.  
  
                   
                   II.     L’« état d’urgence » de la vie,
                    la libido, le refoulement originaire, le cycle sublimatoire  
  
                  1. J’entends par reliance  une expérience au double
                    sens que la langue allemande  possède pour cette notion. L’Expérience (au
                    sens  d’Erlebnis) fait
                    jaillir  un nouvel  pré-objet ; surgissement, fulgurance, saisie
                    immédiate.  Progressivement, dans un second temps, l’expérience devient
                    connaissance, patient savoir (Erfahrung).  Qu’elle soit  préparée ou non par un désir de
                    maternité, chaque future mère est saisie d’emblée par ces événements 
                    bio-psychiques que sont la gestation, l’accouchement et l’allaitement, de telle
                    sorte  que  la reliance maternelle est  non seulement
                    irréductible à une « fonction symbolique », définitivement sociale,
                    comme l’est  la « fonction paternelle », mais elle est une passion.
  
                  La biologie moderne emploie le terme  « passion »  pour désigner la
                    transformation des émotions (d’attachement et d’agressivité)  en amour  et  en son corrélat la haine.  Narcissisme et/ou relation d’objet, tendresse et
                    dépersonnalisation, voire catastrophe psychique, « pâtie » et
  « subie » mais nullement « passive »,  la passion
                    finit par s’intégrer dans les logiques de l’inconscient- mais  pour mieux
   les trouer [9] . Telles  les
  « énergies noires » des théories cosmologiques en astrophysique
    moderne qui morcellent  l’Univers  en Multivers, la reliance maternelle comporte naturellement le vide et l’effondrement
      passionnel. Le « Je » qui se construit dans  la passion
    maternelle   devient dès lors  un multivers.
  
                   Pourtant, cette passion est aussi une vocation. Jamais   dépourvue  de signifiance  chez l’être parlant
                    qu’est la mère, elle s’inscrit  dans l’héritage culturel et dans les 
                    capacités imaginaires et symboliques de chaque mère singulière, qui  donnent sens  et signification aux pulsions et à la
                    gestation qui les transforme
  
                    PASSION-VOCATION.  Cette zone du bio-psychique qui
                    borde la reliance maternelle défie la rationalité, elle hante la philosophie et
                    la littérature. Platon l’évoque  dans le Timée , en s’excusant
                    d’utiliser « un raisonnement bâtard ». Espace avant l’espace,
  « chora » dit-il, nourricier-et-broyeur à la fois, antérieur à l’Un,
                    au Père, au mot et même à la syllabe : une modalité du sens antérieure à la signification, et que j’appelle
  « sémiotique » [10] . L’intuition de
    Colette s’en empare  par l’écriture de ces métaphores qui, chargées de sensations et d’affects,
    deviennent des métamorphoses :
    l’écrivaine « procrée » par écrit  la flore et la faune du pays,
    sa mère Sido,  et jusqu’à la chair du monde.  Toutefois, cette
    appartenance du sujet parlant à la matière, qu’elle nomme une éclosion, n’est pas l’extase
    fulgurante  de l’orgasme sexuel selon Lou. L’exil de soi, qui s’esquisse
    ici, est une ex-tase durable. Elle rythme le  temps pour la mort en
   une temporalité de re-commencements : affirmations jubilatoires et
    annulations anxieuses qui me mettent littéralement  hors de moi et, sans
    m’annuler, me multiplient.
  
                  Face à ce multivers qu’est l’érotisme maternel en
                    tant que reliance, face à ses risques, ses endurances et ses créativités, la
                    psychanalyse semble hésiter. Nous  les homologuons  aux
                    concepts  qui balisent  une subjectivité
                      universelle (originairement masculine), tels que narcissisme,
                    assomption phallique, masochisme, états limites, psychose, etc. : c’est là
                    notre manière de consolider  l’Homo
                      sapiens et sa doublure, Homo
                        religiosus.  Et si nous osions proposer de nouveaux objets
                    d’analyse, lorsque la clinique nous confronte aux inconnus et aux difficultés
                    de la reliance ?
  
                   2.  Avant qu’il ne devienne un « contenant » dont
                    se détachera la création des liens
                      psychiques [11] , l’érotisme maternel
                        (passion/vocation) avec son horizon bio-psychique  est un état :  « état
                        d’urgence de la vie », ce « Not
                          des Lebens »  dont parlent Heidegger et Lacan [12] , une qualité
                            d’énergie toujours déjà psycho-somatique chez l’être parlant, donnée et reçue
                            pour  « être à la mesure  nécessaire à la conservation  de
                            la vie ».  Appelée « Das Ding », la Chose, cet état serait  « étranger », parfois hostile  (entendons :
                            au sens d’une extériorité absolue au sujet), hors-signifié ; un 
  « intervalle » entre moi et le monde, le sujet et l’objet,  un
                            entre-deux : ni « je » ni « tu », mais « derrière
                            nous » et « par-delà l’objet », « en  direction
                            de », « rapport pathétique » que le sujet  éprouve comme un
  « affect primaire antérieur à tout refoulement » .
  
                   Cet éprouvé accessible en hallucinations et  fantasmes
                    place-t-il le sujet qui en témoigne  à l’aurore du refoulement originaire [13]    et sa doublure le refoulement organique? L’analyse des
                      liens précoces mère-enfant y conduit parfois l’analysant, lorsqu’il devient psyché-soma dans sa dépendance de la
                      Chose dont il va se  séparer :  jouissance 
                      mélancolique  au bord de la route des refoulements. Mais qu’en
                      est-il,  si « je » fait l’expérience de la Chose-même,  de
                      cette étrangeté,  « affect primaire fixé » dans le  « refoulement originaire » et en « direction de »
                      l’autre refoulement, le « secondaire » qui installe la chaîne
                      signifiante du langage ?  Qu’en est-il, si « je » s’éclipse,
  « se barre », dans la « Chose » :  quid de ce
                      sujet-femme/mère, qui point à
                      la frontière du refoulement originaire et acte son destin ?
  
                  Plus qu’une frontière, c’est bien un « clivage originel »
                    que Freud postule avec cet énigmatique « refoulement originaire » qu’on
                    pourra développer aussi comme  un ancrage
                      de la perception  dans le monde symbolique. Je fais l’hypothèse que
                    l’érotisme maternel habite ce clivage. Ou, plutôt, il est une victoire sur le
                    clivage maintenu, qui lui confère cet aspect de « folie naturelle »
                    tout autant que de « maturité naturelle ». Comment  serait-ce
                    possible ?
  
                     Sous l’effet de la « métaphore paternelle »
                    (hypothèse de Lacan) ou de la « révolution psychique de la matière »
                    (selon Freud, plus biologique et social). L’inconscient qui se cristalliserait
                    au seuil du refoulement originaire, précise Freud, n’est  pas encore verbal, mais se compose 
                    d’éléments empruntés à l’imaginaire, disons qu’il véhicule des imagos,
                    des fantasmes inconscients, des complexes susceptibles d’être
                    traduits dans la langue maternelle, ou au contraire rebelles à toute
                    traduction. 
  
                  L’érotisme maternel affleure  donc dans cette étrangeté, cette
                    régression, cet « état d’urgence de la vie ». Les diverses logiques
                    de la reliance maternelle qui vont se construire tout au long de la vie d’une
                    mère en portent témoignage, elles en  réactivent la dynamique et en
   transmettent  les traces.  Et si c’était ça aussi,  que le pathétique
  « désir de maternité » cherche – et que le refus de maternité
                    refuse -  par-delà le règlement de compte avec la mère de la mère, le déni
                    de la castration,  la captation du pénis paternel voire du phallus :
                    en deçà  du  stade du miroir ? 
                    L’ « horizon » de la Chose, dans  l’intervalle sujet/objet évoque
                    ce que Sophocle désigne, dans Antigone,
                    par le terme « Até » : frontière paradoxale, antérieure à la
                    prescription des lois, un lieu fascinant et non moins atroce.
  « Atroce » pour la conscience émergente dans la « révolution
                    psychique de la matière », et que le Moi nous cache,
                    dont le Moi nous défend. « Até » : Hegel et Lacan  en font
                    l’amorce de l’éthique [14] .
                    
                   D’une autre façon, la libido
                    de l’amante ne cesse d’orienter cette urgence de la vie, ses expulsions,
                    négativités, investissements et cycles sublimatoires vers la satisfaction pulsionnelle. Cette
                    libido ne disparaît pas  chez la mère. Si la libido de l’amante lui
                    faisait défaut, l’érotisme maternel 
                    serait seulement défensif ou opératoire, et il induirait des carences de la
                    sexuation de l’enfant  comme de sa capacité de penser. A l’inverse, quand
                    la libido de l’amante détourne (de seducere :
                    séduit)  sur l’enfant les pulsions insatisfaites, c’est la mère-version (selon l’expression
                    d’Ilse Barande)  qui structure la vie psychique infantile. Mais tandis que
                    la libido de l’amante est
                    dominée par la satisfaction des pulsions, l’érotisme maternel  déploie (ou « fait tendre »)
                    la poussée libidinale en tendresse : par delà l’abjection et la
                    séparation, la tendresse est l’affect élémentaire de la reliance.
  
                    3.  L’expulsion sera la deuxième composante que j’ai choisie  de rappeler
                    dans   ce qui nous apparaîtra comme le multivers de l’érotisme
                    maternel. C’est par l’expulsion (Ausstossung et Verwerfung, Rejet et
                    Négativité)  que la Chose se délivre de son état de Chose, et  livre
                    au monde un autre sujet vivant. Freud les repère dans le développement 
                    de  la représentation psychique,  l’acquisition de la pensée et du
                    langage chez l’enfant. Mais c’est l’érotisme maternel qui les porte dès le
                    début,  depuis la violence de l’accouchement dans laquelle la mère risque sa propre intégrité, psychique et physique, non moins que
                    celle de l’enfant. 
  
                   4. La violence toujours bio-psychique, pulsionnelle,  se
   prolonge dans  ce destin de la pulsion  de mort que j’appelle l’ab-jection : inévitable
   processus de fascination-répulsion  où il n’y a encore ni sujet ni
                    objet, ni même des « objeux » (F.Ponge anticipant Winnicott), mais
                    des « abjets » [15] .  L’enfant 
                      me  « perd » ( me « tue »)  pour me quitter : Oreste avant Oedipe. De mon côté,
                      pour m’en séparer et en re-devenant « je »,   je le
                      quitte  en  l’« abjectant »; en même temps que j’abjecte la
                      Chose dans laquelle nous étions confondus, le continuum bio-psychique  que j’étais devenue aussi. Pour
                      que la psychisation parvienne à se finaliser,  et que la négativité bio-psychique
                      assure la création de liens, l’érotisme maternel lâche  la pulsion de mort
                      elle-même dans le processus vital, tout en la reliant à lui : le maternel
                      transforme  les abjets, rejetés par la pulsion de mort  dans le non-encore espace mère-infans, en objets de soin, de survie,
                      de vie.
  
                       Toujours dedans et dehors, moi et autre, ni
                    moi ni autre, entre deux : l’érotisme maternel sépare et relie :
                    hiatus et jonction. [16] La « folie maternelle normale » [17] , mais  aussi
                      l’emprise maternelle qui entrave  la vie psychique et sexuelle de sa
                      progéniture et souvent explose  en haine: les symptômes son multiples
                      qui manifestent  les catastrophes paroxystiques de cette ab-jection  qui est une
   composante psycho-sexuelle « normale » de l’érotisme maternel.
  
                  5.      Est-ce en raison de cette prégnance
                    de l’abjection dans l’érotisme maternel qu’on ne relève pas  suffisamment
                    son rôle structurant  dans la  constitution de l’Idéal du Moi ?
                    Le Père de l’identification primaire (Einfülung) [18] est  une imago
                      idéale  du partenaire sexuel reconnu et recomposé par l’érotisme maternel
                      qui l’aura investi comme le
                      père aimé/aimant de leur enfant. Le « je » du futur sujet n’advient
                      que par l’investissement/ reconnaissance que me signifie ce « Père de la
                      préhistoire individuelle », à condition que j’y soit relié par  l’ investissement maternel sur lui.
  
                   Investissement : Besetzung (all.), cathexis (angl.), de la racine
                    sanscrite  °kred-, °srad- : credo, crédit. 
                    Investissement de la paternité du père aimant, ici  l’érotisme maternel élit le père de l’élection.  Parce qu’elle
                    répète ou répare l’élection que lui a signifiée (ou pas) son propre père, la
                    Chose maternelle  ajoute à son aptitude à l’abjection une nouvelle
                    capacité : celle d’élire le Tiers pour son/leur enfant. Une vocation, en
                    réponse à l’Autre (au père).
  
                  6 . Débordée, souvent désubjectivée  par
                    l’« état d’urgence de la vie », par le travail de l’ab-jection et par l’exil dans  l’élection, la reliance est évidemment l’œuvre du
                    négatif. Mais elle l’accompagne d’un fabuleux
                      investissement de l’état d’urgence de la vie, relié à l’investissement
                    de la survie  physique et
                    psychique,  du soin du
                    vivant et  du souci pour
                    la transmission : bref, le négatif est au travail si, et seulement si, sa déliaison est immédiatement ré-investie, re-liée. 
                    
                      C’est dire qu’à sa secrète et naturelle familiarité
                    avec l’apoptose  (la mort
                    cellulaire qui sculpte le vivant) et sans ignorer  le masochisme auquel il
                    cède souvent, l’érotisme maternel  ajoute cependant ce refus de
                    l’effondrement qui ne se réduit pas à une suspecte résistance. « Stabat Mater » : elle
                      tient. Gardons-nous de voir dans cette tenue/ténacité 
                    seulement une défense névrotique, voire paranoïde. De même que la
  « capacité d’être seul(e) »  n’est pas  seulement une
                    complaisance mélancolique avec la solitude, mais une aptitude à sublimer la
                    perte, la blessure et jusqu’à la carence narcissique,  ainsi cette
                    capacité  de l’érotisme maternel d’accompagner le vivant, à travers la
                    menace de la mortalité et jusque la mort, me paraît être une partie intégrante
                    de l’érotisme maternel. Elle tient : Stabat Mater. Un fantasme, mais il s’érige sur une réalité
   psychique et somatique tout aussi fragile qu’indélébile : la reliance maternelle.
  
                  7.  Deux facteurs internes à l’intersubjectivité  maternelle 
                    favorise le métabolisme de la passion
                      destructrice en dépassionnement
                        reliant: ce que j’appelle l’ « Œdipe biface» [19] de la femme, et le rapport maternel au langage.
                        
                     Je ne développerai pas les potentialités auto-analytiques
                    ou défensives de ces  répétitions et déplacements  de l’Œdipe prime (homosexualité primaire
                    avec la mère)  et  de l’Oedipe bis (accès  à la tiercité par le père) que  l’érotisme
                    maternel inscrit et perlabore dans le couple avec l’amant-père, ainsi que dans
                    la préoccupation maternelle primaire. Disons seulement  quelques mots au
                    sujet du rapport maternel au langage.
  
                           L’apprentissage du langage par
                    l’enfant est un réapprentissage du langage par la mère. En parlant les
  écholalies et le langage  de son enfant  (retrouvant ainsi les bases
                    pulsionnelles de la phonation qu’avez découvertes
                    Sabina Spielrein),  chaque mère accomplit à  sa façon  la
                    recherche proustienne du « temps perdu ». Et remédie  pas à pas à la « non
                    congruence » qui sépare affect et cognition, dont se plaint sans fin
                    l’hystérique. .
  
                  8. Sur ces deux piliers, que sont l’Œdipe biface  et
                    l’apprentissage du langage, se bâtit un véritable cycle sublimatoire où la mère se pose en se différenciant avec
                    le nouveau-né. Reliance lui aussi, je voudrais le comparer  au cycle
                    sublimatoire que Freud observe dans l’émission et la réception du mot d’esprit : émission de «
                    signifiants énigmatiques », préverbaux ou verbaux ; retrait pulsionnel de la
                    mère qui n’investit pas son propre message mais reste attentive à la seule
                    réaction de l’enfant ; « prime d’incitation» à l’expérimentation, aux
  « pièges », au « droit à l’erreur » ; enfin, de cette
                    circulation non dépourvue d’une certaine perversité, la mère obtient en retour
                    une jouissance encore plus grande, à la suite de la réponse de l’enfant qu’elle
                    magnifie et encourage.
  
                  9.  En revanche, l’échec du
                        dépassionnement installe  en lieu et place de la reliance son
                    envers : la possession. Le
                    néonaticide, l’infanticide ne donnent pas la mort : ils sont l’œuvre de la possession. Incapable de donner,  la génitrice qui les
                    commet a scotomisé la reliance.  Elle a capté la vie pour en faire un
                    non-objet, hors-temps et hors-lieu,  dans son narcissisme totalitaire
                    renvoyé à son stade ultime  de « matière morte », de
  « nature morte », d’anti-matière ; cadavre ou congélation, 
                    aucun lien, hors-temps  et hors-jeu.
  
                      Plus couramment,  lorsque la libido de la
                    femme fait de l’enfant le but ultime de ses pulsions,  la reliance
                    maternelle échoue dans l’emprise. 
                    La mort de cette mère  serait-elle alors le seul événement 
                    susceptible de libérer le fils de la fixation incestuelle? A moins que, par une
                    ultime dette à la capture maternelle, il ne se sente « le droit » de
                    mourir, en guise de liberté reconquise? [20] En revanche, la  « suffisamment bonne mère » essaie
                      d’inscrire la mortalité elle-même, la sienne et celle de  ses
                      enfants,  dans la reliance.  Une  reliance  dramatique  en résulte, celle de  la
                      naissance- re-naissance- recommencement, et que Colette décrit 
                      ainsi : « C’est là /dans l’éclosion/pour moi que réside  le
                      drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale 
                      défaite » [21]
  
                    Qu’il me soit permis de réhabiliter donc  ce mot,
   RELIANCE, dans le va-et-vient entre le vieux français, le français et l’anglais . RELIANCE : relier, rassembler,
    joindre, mettre ensemble ; mais aussi adhérer à, appartenir à, dépendre de ; et par
                    conséquent : faire confiance à,
                      se confier en sécurité, faire reposer ses pensées et ses sentiments, se
                      rassembler, s’appartenir.  Après avoir mis en valeur, avec
                    Winnicott, la séparation et la transitionnalité, il me paraît
                    important d’insister  aujourd’hui sur ce versant du maternel qui
                    MAINTIENT  l’investissement et le contre-investissmeent de la libido et
                    de  Thanatos lui-même dans des liens psychosomatiques de plus en plus
  étendus, à recréer. Cet érotisme spécifique  qui maintient l’urgence de la
                    vie jusqu’aux limites de la vie, je l’appelle  une reliance.
  
                   
                    
                  
                  III.               
                    Une jouissance irreprésentable, là où affleure le visible
                    
                  
                   « Comment  représenter la
                    reliance ?» veut dire : comment  lui faire une place dans le
                    pacte social ? Est-ce une question psychanalytique ? Pas
                    vraiment ? Si, quand même.
           
  
                       L’érotisme dont il s’agit, et dont le
                    consensus social  nie la portée sexuelle  pour n’en retenir que l’
  « amour » idéalisé ou pathologique, est d’une  ténacité si vulnérable
                    que seul un tact maximal pourrait en éviter les deux récupérations  qui le
                    défigurent tout au long de l’histoire humaine,  et auxquelles la psychanalyse 
                    est peut-être  la seule à essayer d’échapper : héroïsation/sacralisation,  d’une part (déesses-mères
                    vieilles de 30,000 ans BP avec lesquelles la religiosité de l’Homo Sapiens  paie sa dette et
                    règle son compte à l’érotisme maternel en le statufiant) ; mère-version, d’autre part (dans les
                    rituels orgiaques  du taoïsme, et dont« Ma Mère » de
                    Georges  Batailles se fait l’écho lointain, ne laissant à la mère pour
                    toute issue que se donner la mort).
  
                      L’homme est-il capable de désacraliser l’érotisme
                    maternel ? Les femmes elles-mêmes s’y complaisent, avec les bénéfices
                    libidinaux évidents. L’héroïsme de Freud s’y aventure cependant, lorsqu’il
  écrit que la seule manière de se « libérer » du « respect »
                    de la femme c’est de se « familiariser avec la représentation de l’inceste ». [22] J’ajoute que pour se
                      déprendre du pouvoir du fantasme, jusqu’au fantasme d’une souveraineté
                      maternelle, il faudrait  traverser à rebours, avec l’inceste, le stade du miroir lui-même [23] .   Quelques
                        uns s’y risquent, néanmoins. Tel Lewis Carole, mais pour passer de l’autre côté
                        du miroir, il se transforme en fillette, Alice : anagramme de Lewis, son côté… maternel ? Tandis que  Céline,
                        explorateur hardi de l’abjection généralisée, s’immole lui-même dans la
                        compromission politique et l’Apocalypse sans Dieu. [24]
  
                       Deux versions du maternel  se disputent
                    aujourd’hui la logique profonde de l’érotisme maternel, sans le sacraliser tout
                    en l’imposant : le geste qui trace le mouvement de la chair 
                    vers  l’image, en deçà et au-delà  du son, et sa fraîcheur enfantine
                    chez la mère chinoise ; et le rire de Sarah. Ce rire  qui l’altère,
                    la montre double : incrédule et/ou confiante. Il la garde  disponible
                    dans la fissure entre croire et ne pas croire.   Mais Sarah souriante
  à son Isaac (qui rit) ,  meurt en prenant sur soi
                    la mort du fils,  lui-même épargné, en raison de la  même
                    Aquéda.  C’est donc  par l’angoisse du plus proche, au plus
                    profond de soi, que le maternel selon  Sarah consolide  l’Alliance.
  
                  Le malaise de la civilisation aujourd’hui  est entre les mains de
                    ces deux variantes de l’érotisme maternel : l’aisance calligraphique de la
                    mère chinoise dans le courant  globalisé ; la sagesse de Sarah 
                    prête à mourir pour  rire de la fertilité  et de l’immortalité. Telle
                    une réplique d’Antigone, elle  annonce Marie dans  la Pietà, et 
                    la roue des sourires entre Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant peints par
                    Léonard.
  
                   
                    
                  
                  IV.              
                    Univers détotalisé
                    
                  
                     La béatitude de Marie, la nativité baignée de promesse et
                    la jouissance maternelle captée dans le maternel de l’homme, qui imprègnent la
                    sublime esthétique de l’Occident chrétien: ont-elles sombré définitivement,
                    comme en témoignent Naissance(1937) et Mort(1938) de Max
                      Beckmann (1884-1950)?
  
                    En cette année 1937, Freud a déjà publié Au-delà du principe de plaisir (1920)
                    et Otto Rank, Le Traumatisme de la
                      naissance (1924) ; Melanie Klein a découvert la « position
                    dépressive » en 1934 la « schizo-paranoïde » en 1936 ;
                    Winnicott a commencé sa deuxième analyse avec  Joan Riviere (1936) et
                    n’a  publié que son premier livre   Clinical Notes on disorder in childhood (1931) ; tandis que
                    Bion avait entrepris l’ analyse  de Samuel Beckett   en 1935 qui
                    ne durera que deux ans : en écoutant une conférence de Jung à la Tavistock
                    Clinic , l’écrivain reconnaît qu’il n’est « jamais vraiment né » (never properly born), rompt avec Bion
                    qui le pousse à prendre des  distances avec sa mère, et décide qu’il
  « se doit à sa mère » et à la littérature, dans  les poubelles
                    de la vieillesse en attente de Godot.
                    
                      Aujourd’hui, cette déconstruction prend
                    d’autres  voies (les sociologues kleiniens, les mères romancières). Après
                    avoir fait de la sexualité notre Logos et notre Dieu, et du Phallus paternel le
                    garant de l’identité, la psychanalyse nous invite aujourd’hui à ressourcer nos
                    ambitions de liberté dans des régions plus mobiles, plus archaïques et non
                    moins riches de potentialités : là où l’Un (l’identité) ne parvient pas à
  être ; ou bien ne se contente pas d’être seulement Un.
  
                     On a cru  que les femmes voulaient être libres en
                    s’empêchant d’être mères. Nous nous apercevons maintenant qu’elles veulent être
                    libres  de décider d’être, ou non, mères.  Beaucoup de celles qui le
                    désirent font volontiers appel aux  maternités assistées, sans
                    préjugés : est-ce parce que le versant pré-subjectif de l’érotisme féminin
                    les rend familières de cette dépossession
                      de soi que la science impose au plus intime ?   Pour les
                    entendre, nous n’avons pas encore trouvé le juste équilibre antre l’écoute de
                    la demande  singulière,  les prouesses des sciences et un moment
  éthique donné de la tolérance sociale.
  
                   En analysant l’histoire des religions constituées, Freud a
                    découvert  la religiosité, ou  le besoin de croire,
                    comme une composante universelle de l’expérience psychique : pour les
                    déconstruire  indéfiniment par le désir
                      de savoir et jusqu’aux « infidèles » que J.M.Hirt analyse dans
                    sa trilogie. La reliance spécifique
  à l’érotisme maternel révèle une économie bio-psychique logiquement et
                    chronologiquement  antérieure, et tout aussi universelle. Une dimension
                    distincte du RELIGERE, voire rebelle à ses lois et à ses pouvoirs.
                    
                   
                    
                  
                  V. HERETHIQUE
                    
                  
                      Ce n’est pas parce que la sécularisation  est
                    la seule civilisation qui manque de discours sur le maternel, que les religions
                    et la religiosité  recèlent la vérité ou la trace de la reliance. Ce sont
                    plutôt les symptômes de son
                      refoulement que la psychanalyse débusque  dans notre héritage
                    métaphysique. Il nous revient de créer de nouveaux concepts de la
                    métapsychologie pour développer  - à l’écoute de la sexualité de l’amante
                    - l’élucidation et le accompagnement
                      de l’érotisme maternel  dans sa spécificité. Sans quoi  l’émancipation du sujet femme  est vouée
  à n’être qu’une idéologie sans éthique.
  
                    Si l’amour  est (selon Spinoza)  la face intime de
                    l’éthique, l’érotisme maternel  nous apparaît comme une HÉRÉTHIQUE de
                    l’amour : en ce sens que, loin d’être censurée, l’urgence de l’Eros
                    contre-investie (fixée, psychisée) dans ce nouvel autre (« mon
                    autre ») qu’est l’enfant, libère la pulsion de mort (la déliaison) elle-même,
                    et n’obtient sa satisfaction libidinale  que de relier cette
                    désintrication pulsionnelle dans le plaisir du soin vital et du cycle
                    sublimatoire.
  
                   « La femme libre est seulement en train de naître »,
  écrivait Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe [25] . Il n’y aura pas de
    femme libre tant qu’il nous manque une éthique du  maternel.  Elle
    est en train de naître, ce sera une éthique de la reliance.
  
                  
                     
                  
                  Julia Kristeva, 28.5.2011
                    
                  
                  Congrès
                    des psychanalystes de langue française, 5 juin 2011