CONTRE QUI
LES FRANCAIS SONT-ILS EN GUERRE ?
(Conférence-débat, Temple des Vosges, le 20 janvier 2016)
La guerre est en
France, mais contre qui les Français sont-ils en guerre ? D’un côté :
les prétentions totalitaires du djihadisme sanguinaire ; de l’autre : un nous qui est en train de
rassembler les « enfants de la Patrie » autour de La Marseillaise.
De quel
« nous » s’agit-il ? Les Français de confession juive sont
la cible la plus exposée des assassins ; la laïcité française est
le pôle le plus affirmé de la culture des Lumières que les terroristes visent à
abattre. Je fais donc mienne l’expression de Manuel Valls déclarant que
« la flamme du judaïsme est l’âme de la République ». Mais puisque je
suis moins optimiste qu’un Premier ministre – je me considère comme une pessimiste
énergique- je comprends l’angoisse de ceux qui préfèrent quitter le
pays pour protéger leur vie : la « vie » n’est-elle pas LA
valeur qui nous reste dans la crise de « nos valeurs » ? Et je
me demande : peut-on encore ressouder le pacte social ? Telle est
pourtant l’urgence rude et de longue haleine. Pourquoi ?
Si le
terroriste-assassin « court toujours » en effet, c’est parce
qu’il est plus insidieux que le « heurt des religions ». NOUS
(la flamme du judaïsme ET l’âme de la République), - nous sommes menacés par
une nouvelle version du nihilisme dont la brutalité et
l’ampleur, sans précédent en France, sont en train de mondialiser le mal
radical et la pulsion de mort. (J’y reviendrai)
Plus encore, portée par les prouesses techniques de l’hyperconnexion,
cette version aggravée du nihilisme nous oblige à repenser et à
réévaluer nos modèles de penser, d’éduquer, de gouverner que nous avons hérités
des Lumières, car ils ont sous-estimé le mal radical et la pulsion de
mort, en s’efforçant, depuis plus de deux siècles, de rompre le fil avec la
tradition religieuse pour fonder les valeurs d’une morale universelle.
-
Repenser le « mal radical »
- Revenir
sur nos certitudes, sans les rejeter, pour nous inviter à les affiner.
Tels sont les enjeux
globaux que je voudrais vous soumettre, à partir de mon expérience personnelle
et mon domaine spécifique, forcément restreint, d’enseignante, de psychanalyste
et d’écrivain. Je reprendrai l’essentiel de mon intervention sur le site Slate.fr que certains de vous connaissent déjà, et
qui me vaut l’honneur d’être invitée ce soir, ici.
INTERPRETER LE MAL RADICAL
Qu’est-ce que le
« mal radical » ? Emmanuel Kant avait employé l’expression pour
nommer le désastre de certains humains qui considèrent d’autres humains superflus,
et les exterminent froidement. Hannah Arendt avait dénoncé ce mal absolu dans
la Shoah.
Freud nous a appris
qu’il existe un « besoin de croire » pré-religieux, constitutif de la
vie psychique. Pourquoi « la pulsion de mort » remplace-t-elle ce
besoin pré-religieux, anthropologique de croire chez les adolescents qu’on dit
« fragiles » ? Aujourd’hui, les adolescents de nos quartiers,
issus pour moitié de familles musulmanes, et pour moitié de familles
chrétiennes, juives ou sans religion, s’avèrent être le maillon faible où se
délite, en abîme du pacte social, le lien hominien lui-même (le conatus de Hobbes et de Spinoza). Et la reliance entre les
vivants parlants explose dans un monstrueux déchaînement de la pulsion de mort.
Comment et
pourquoi
Je ne saurais
développer les causes géopolitiques et théologiques de ce phénomène : la
responsabilité du post-colonialisme, les failles de l’intégration et de la scolarisation,
la faiblesse de « nos valeurs » qui gèrent la globalisation à coups
de pétrodollars appuyés sur des frappes chirurgicales, le rétrécissement du
politique en serviteur de l’économie par une juridiction plus ou moins soft ou
hard….
Des responsables de
la religion musulmane eux-mêmes appellent désormais à sanctionner fermement
ceux qui prêchent la « guerre sainte », mais aussi à abandonner les
discours prétendument « quiétistes » qui se contentent, paraît-il, de
dresser humblement la listes de nos « impuretés » et, ce faisant,
désignent implicitement tout « infidèle » ou « mécréant »,
où qu’il soit de par le monde, à la vindicte des « purs ». Certains
ont aussi le courage d’interroger l’Islam dans son rôle de législateur absolu
(code de procédures régulatrices : comment s’organiser entre
nous ?) et invitent leurs coreligionnaires à questionner leur rituel
contraignant, à l’historiciser, à le contextualiser : pourquoi ?
quand ? avec qui ? Serait-ce parce qu’Allah rappelle, davantage
que le Dieu de la Bible et des Évangiles, le « Premier Moteur
immobile » qu’Aristote avait placé à la périphérie de l’Univers, et
que par conséquent ce divin-là n’entretient pas de rapport paternel avec le
fidèle ? Il manquerait, dit-on, à l’Islam un approfondissement du
« meurtre du père » dont les conséquences ont transformé, dans
l’histoire de l’humanité, la « horde primitive » en « pacte
social ». Cette élucidation du parricide sous-jacent à la réglementation,
du meurtre en doublure de la Loi, qui s’est produite dans le judaïsme et le
christianisme, a ouvert la voie à l’infini retour rétrospectif sur l’hainamoration constitutive du lien
anthropologique ; pourtant, en s’épargnant le renvoi définitif à un
Au-delà inaccessible, et sans sanctifier tout acte guerrier, cette élucidation
n’a pas empêché les croisades, les guerres de Religion et les pogromes. Quelque
mécanique et inabordable que puisse apparaître l’Absolu coranique ainsi perçu,
force est de reconnaître qu’il n’a pas interdit que se développent dans l’Islam
une grande école « rationaliste » de savants et de philosophes, et un
puissant courant mystique de poètes, qui devaient féconder la culture
européenne…
De tels mouvements
interprétatifs, moins minoritaires que dans le passé, reprennent de la vigueur
aujourd’hui au sein de l’Islam, sous le choc des tueries à Charlie Hebdo et à Hyper Cacher et, plus fortement encore, confrontés aux kamikazes du 13
novembre. Ils n’annoncent pas nécessairement l’avènement d’un Islam des
Lumières. Certes, Diderot fut un chanoine avant de devenir déiste et en
définitive athée, mais le débat philosophique avait déjà infiltré la théologie
catholique dès saint Augustin, illuminé le XIIe siècle et n’avait
pas cessé jusqu’aux querelles intestines des Encyclopédistes. Les crises
endémiques de la globalisation en cours, et l’impuissance de l’Europe en elle,
ne facilitent pas non plus ce processus de réévaluation des valeurs. Mais elles
rendent nécessaire une refondation nouvelle, spécifique, à réinventer, sans
suivre aucun modèle préalable, fut-il celui des Lumières. La pensée procédurale
de la modernité entrepreneuriale, le comment à la place du pourquoi,
l’assujettissement au calcul technique, le retrait des individus
interconnectés, avec mort à soi et exaltation virtuelle, ne sont pas en
contradiction avec des comportements rituels d’un autre âge : nos
barbaries modernes se reconnaissent dans les anciennes et vice versa, leurs
logiques sont compatibles.
Au contraire, si la
sécularisation qui a « rompu le fil avec la tradition religieuse »
(selon Tocqueville et Arendt) est une réalité irréversible, et si elle demeure
un combat de longue haleine, l’assaut du gangstéro-intégrisme
islamiste nous oblige à regarder sans indulgence nos blessures et nos ratages,
au même titre que nos potentialités, leur endurance et leur avenir. Trop
longtemps, l’humanisme sécularisé s’est contenté de cibler les abus des
religions liberticides, et cette vigilance est plus que jamais d’actualité.
Mais une nouvelle urgence s’impose : la séduction que les religions
exercent sur les personnes et les communautés humaines, ainsi que leur rôle de
consolateur, éducateur, régulateur et manipulateur des angoisses et des
destructivités attendent d’être élucidés. Plus précise que la philosophie, et
en prise clinique immédiate avec l’expérience singulière, c’est la psychanalyse
freudienne qui, depuis seulement cent cinquante ans, aborde l’héritage
religieux avec cette ambition. Difficilement, à travers avancées et errances,
adulée ou honnie, la psychanalyse a su reprendre l’investigation du
« besoin de croire » et du « désir de savoir », pour sonder
les nouvelles maladies de l’âme et les nouveaux messagers du nihilisme.
J’entends l’effroi de
cette passante qui dépose des fleurs au Bataclan et interroge le micro
tendu : « Comment peut-on être djihadiste ? Quels sont leurs
états d’âme ? Peut-on faire quelque chose ? » Ces
dimensions de l’état de guerre ne sont pas secondaires. Elles participent du
volet préventif de l’état de guerre : en amont des mesures punitives,
sécuritaires ou militaires, il ne suffit pas de repérer comment procèdent les
djihadistes pour recruter leurs exécuteurs du djihad. Il importe d’accompagne
les candidats au djihad en voie de radicalisation, avant qu’ils ne rejoignent
les camps de Daesh, pour revenir en kamikazes ou, éventuellement, en repentis
plus ou moins sincères, pour une éventuelle déradicalisation.
Depuis deux décennies
déjà, mon expérience de psychanalyste m’a fait rencontrer le mal-être des
adolescents. Dès 2005, à l’occasion d’un Forum européen, j’ai attiré
l’attention sur la « maladie d’idéalité » spécifique à toute cette
classe d’âge mais qui se poursuit comme une « structure adolescente »
chez des personnes adultes, et tout particulièrement dans les sociétés sécularisées
et multiculturelles.
Depuis trois ans, et à l’invitation du Prof. Marie-Rose Moro, directrice
de la Maison de l’Adolescent (Maison de Solenn), à
l’hôpital Cochin, ma réflexion se poursuit dans ce cadre hospitalier. Le
séminaire « Besoin de croire » s’adresse désormais aux personnels
soignants (psychiatres, psychanalystes, psychologues, infirmiers, divers
thérapeutes, éducateurs, assistants sociaux, etc.) qui accompagnent le mal-être
adolescent.
Besoin de
croire
Les théologiens distinguent la coyance/confianace juive, de la foi chrétienne ;
mais n’oublions pas leur source commune. Prenons le Psaume
116 :10.: « He' emanti ki adaber...
» ; « J’avais foi même quand je disais: /"Je suis vraiment bien
malheureux"/ Moi qui disais dans mon trouble: "Tout homme est
menteur!" » Puisque le psalmiste évoque, quelques lignes avant cet
énoncé, l’écoute miséricordieuse de Yahvé aimant, et en rassemblant les
diverses interprétations de l’hébreu « ki » ( «et »,
« parce que », « malgré » ) , j’entends le verset
ainsi : « Puisque Tu me parles et m’écoutes, je crois et je parle
malgré l’innommable. » La foi (« emuna »,
où l'on entend la racine « amen », foi ou croyance) affirme la
préexistence d’un LIEN (« il y a de l’Autre ») qui détient la clé de
ma parole. Le Nouveau testament reprend en écho ce Psaume/ Tehilim 116: « J’ai cru et j’ai parlé »
(Seconde lettre au Corinthiens, 4 :13)
Le credo latin remonte au sanscrit kredh-dh/srad-dh_,
qui dénote un acte de « confiance » en un dieu, impliquant
restitution sous forme de faveur divine accordée au fidèle :
investissement et récompense ; c'est de cette racine que découle, laïcisé, le crédit financier: je dépose un bien en attendant récompense (Emile Benveniste a
minutieusement argumenté ce développement). Freud a mis en évidence l’investissement (Besetzung(all.) ; Cathexis(ang))comme propriété princeps de la cellule neuronale
et de la psychisation.
Deux expériences
psychiques confrontent le clinicien à cette composante anthropologique
universelle qu’est le besoin de croire pré-religieux.
La première renvoie à
ce que Freud, répondant à la sollicitation de Romain Rolland, décrit non sans
réticences, comme le « sentiment océanique » avec le contenant
maternel (Malaise dans la civilisation). La seconde concerne
l’« investissement » ou l’ « identification primaire »
avec le « père de la préhistoire individuelle » : amorce de
l’Idéal du moi, ce « père aimant », antérieur au père œdipien qui
sépare et qui juge, aurait les « qualité des deux parents » (Le
Moi et le Ça).
La croyance dont il
s’agit n’est pas une supposition mais, au sens fort, une certitude
inébranlable : plénitude sensorielle et vérité ultime que le sujet éprouve
comme une sur-vie exorbitante, indistinctement
sensorielle et mentale, à proprement parler ek-statique
(dans le « sentiment océanique ») et dépassement de soi dans la
« transcendance » de ce premier tiers qu’est le père
(l’« unification » avec la paternité aimante).
Le besoin de
croire satisfait et offrant les conditions optimales pour le développement
du langage apparaît comme le fondement, sur lequel pourra se développer une
autre capacité, corrosive et libératrice : le désir de savoir.
L'adolescent
est un croyant
La curiosité
insatiable de l'enfant-roi, qui sommeille dans « l'infantile » de chacun de
nous (S. Freud, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, 1905) fait
de lui un « chercheur en laboratoire » qui, avec tous ses sens
éveillés, veut découvrir « d’où viennent les enfants ». En
revanche, l’éveil de la puberté chez l’adolescent implique une
réorganisation psychique sous-tendue par la quête d’un idéal : dépasser
les parents, la société, le monde, se dépasser, s’unir à une altérité idéale,
ouvrir le temps dans l’instant, l’éternité maintenant. L’adolescent est un
« croyant » qui surplombe le « chercheur en laboratoire »
et parfois l’empêche d’être. Il croit dur comme fer que la satisfaction absolue
des désirs existe, que l’objet d’amour idéal est à sa portée ; le paradis
est une création d’adolescents amoureux : Adam et Ève, Dante et Béatrice,
Roméo et Juliette… Croire, au sens de la foi, implique une passion pour la
relation d'objet : la foi veut tout, elle est potentiellement intégriste, comme
l'est l'adolescent. Nous sommes tous des adolescents quand nous sommes des
passionnés de l'absolu, ou de fervents amoureux. Freud ne s'est pas occupé
suffisamment des adolescents parce qu'il était lui-même le plus incroyant, le
plus irréligieux des humains qui n’aient jamais existé.
Cependant, cette
croyance que le monde idéal existe est continûment menacée, voire mise en
échec, car nos pulsions et désirs sont ambivalents, sado-masochiques, et la
réalité impose frustrations et contraintes. L’adolescent, qui croit à la
relation d'objet idéale, en éprouve cruellement l'impossibilité. Alors, l’échec
de la passion en quête d'objet s'inverse en punition et autopunition, avec le
cortège de souffrances que connaît l'adolescence passionnée : la
déception-dépression-suicide ; la poussée destructrice de
soi-avec-1'autre : le vandalisme de la petite délinquance ; la
toxicomanie qui abolit la conscience, mais réalise la croyance en l'absolu de
la régression orgasmique dans une jouissance hallucinatoire ; les
adolescentes anorexiques qui attaquent la lignée maternelle et révèlent le
combat de la jeune fille contre la féminité, au profit d'un surinvestissement
de la pureté-et-dureté du corps, dans le fantasme d'une spiritualité, elle
aussi absolue, où le corps tout entier disparaît dans un au-delà à forte
connotation paternelle.
Croyance et
nihilisme : les maladies de l'âme
Structurée par
l'idéalisation, l'adolescence est une maladie de l'idéalité : soit l'idéalité
lui manque ; soit celle dont elle dispose ne s'adapte pas à la pulsion
pubertaire et à son besoin de partage avec un objet absolument satisfaisant. Nécessairement
exigeante et hantée par l’impossible, la croyance adolescente côtoie
inexorablement le nihilisme adolescent : le génie de Dostoïevski
fut le premier à sonder ces nihilistes possédés. Puisque le paradis existe
(pour l'inconscient), mais « il » ou « elle » me déçoit (dans la réalité),
je ne peux que « leur » en vouloir et me venger : la délinquance s'ensuit. Ou
bien : puisque ça existe (dans l'inconscient), mais « il » ou « elle » me
déçoivent ou me manquent, je ne peux que m'en vouloir et me venger sur moi-même
contre eux : les mutilations et les attitudes autodestructrices s'ensuivent.
La déliaison
Endémique et
sous-jacente à toute adolescence, la maladie d’idéalité risque d’aboutir à en
une désorganisation psychique profonde, si le contexte traumatique, personnel
ou socio-historique s’y prête. L’avidité de satisfaction absolue se
résout en destruction de tout ce qui n’est pas cette satisfaction, abolissant
la frontière entre moi et l’autre, le dedans et le dehors, entre bien et mal. Aucun
lien à aucun « objet » ne subsiste pour ces « sujets »
qui n’en sont pas, en proie à ce qu’André Green appelle la déliaison (Cf. André Green, La Déliaison, 1971-1992), avec ses deux versants : la désubjectivation et la désobjectalisation.
Où seule triomphe la pulsion de mort, la malignité du mal.
Déni ou ignorance,
notre civilisation sécularisée n’a plus de rites d’initiation pour les
adolescents. Epreuves ou joutes, jeûnes et mortifications mis en récits et
dotés de valeurs symboliques, ces pratiques culturelles et cultuelles, connues
depuis la préhistoire et qui demeurent dans les religions constituées,
authentifiaient le syndrome d’idéalité des adolescents et aménageaient des
passerelles avec la réalité communautaire. La littérature, en particulier le
roman dès qu’il apparaît à la Renaissance, savait narrer les aventures
initiatiques de héros adolescents : le roman européen est un roman
adolescent. L’absence de ces rites laisse un vide symbolique, et la
littérature- marchandise ou spectacle est loin de satisfaire aujourd’hui les
angoisses de ce croyant nihiliste qu’est l’adolescent internaute qui préfère
les jeux vidéo aux livres.
Aux XIXe et XXe siècles, l’enthousiasme idéologique révolutionnaire, qui
« du passé faisait table rase », avait pris le relais de la
foi : la « Révolution » a résorbé le besoin de se transcender,
et le temps idéal de la promesse s’est ouvert, avec l’espoir que
l’ « homme nouveau », femme comprise, saurait jouir enfin d’une
satisfaction totale. Avant que le totalitarisme ne mette fin à cette utopie
mécanique, à ce messianisme laïc, qui avait expulsé la pulsion de mort dans
l’ « ennemi de classe », et réprimé la liberté de croire et de
savoir.
En dessous du
heurt des religions
Prise au dépourvu par
le malaise des adolescents, la morale laïque semble incapable de satisfaire
leur maladie d’idéalité. Comment faire face à cet intense retour du besoin de
croire et du religieux qui s’observe partout dans le monde ? La résurgence
de jeunes catholiques très « engagés » contre le mariage pour tous a
beaucoup surpris. Le plus souvent, ce sont des « bricolages
spirituels » que les jeunes se fabriquent, en glanant sur Internet de-ci
de-là de vagues notions spirituelles, ou bien ils adhérent à des formes
abâtardies de telle ou telle religion (les sectes), quand ils ne s’enrôlent
dans des groupes intégristes (qui encouragent au nom de l'idéal une explosion
de la destructivité).
Plus insoluble
encore : serait-ce possible d’arrêter la déliaison qui lâche, en
roue libre, la pulsion de mort dans le gangstéro-intégrisme
adolescent de nos quartiers ? Cette délinquance prête à se radicaliser, le
plus souvent en prison (avant, les « radicalisables »
préfèrent la jouissance immédiate de l’argent facile et du « passage à
l’acte »), fait apparaître que désormais le traitement religieux de la
révolte se trouve lui-même déconsidéré. Il ne suffit pas à assurer l'aspiration
paradisiaque de ce croyant paradoxal, de ce croyant nihiliste, forcément
nihiliste, parce que pathétiquement idéaliste, qu'est l'adolescent désintégré,
désocialisé dans l'impitoyable migration mondialisée imposée par
l’ultralibéralisme, impitoyable lui aussi, quand il marchandise et
arase toute « valeur » avec la capacité de problématiser les images
et la publicité. Il existe également des « fausses » personnalités,
« clivées », « comme si » : chez ces adolescents ( ou
jeunes adultes) en apparence bien socialisés, et dotés de performances
techniques plus ou moins appréciables (conformité au « comment »),
les crises affectives inabordables (soustraites au « pourquoi » du
langage et de la pensée) se manifestent brusquement dans des conduites
destructrices, au grand étonnement des proches qui ne se doutaient de
rien... En dessous du
« heurt de religions », la déliaison nihiliste est plus grave que
les conflits interreligieux, parce qu'elle saisit plus en profondeur les
ressorts de la civilisation, mettant en évidence la destruction du besoin de
croire pré-religieux, constitutif de la vie psychique avec et pour autrui.
Il nous faut ici
faire une distinction. Oui, il existe, d’une part, un mal qui résulte des
heurts entre valeurs, elles-mêmes résultant d’intérêts libidinaux divergents ou
concurrents, et qui sous-tendent nos conceptions du bien et du mal élaborées
dans les divers codes moraux historiquement formés, dans des aires culturelles
variées. L’Homme religieux et l’Homme moral en sont constitués : plus ou
moins coupables et révoltés, ils en vivent, s’en préoccupent et espèrent les
élucider pour éventuellement s’entendre au lieu de s’entre-tuer.
A côté de ce mal, il
en existe un autre, le mal extrême, qui balaie le sens de la distinction
elle-même entre bien et mal, et de ce fait détruit la possibilité d’accéder au
sens de soi-même et à l’existence d’autrui. Ces états limites ne se refugient
pas dans les hôpitaux ni sur les divans, mais déferlent dans les catastrophes
sociopolitiques, telle l’abjection de l’extermination que fut la Shoah, une
horreur qui défie la raison. De nouvelles formes de mal extrême se répandent
aujourd’hui dans le monde globalisé, dans la foulée des maladies d’idéalité.
Seraient-elles « sans pourquoi » ?
La mystique et la
littérature le disent. L’expérience psychanalytique, quant à elle, ne se
contente pas non plus d’être un « moralisme compréhensif ». Dans
l’intimité du transfert-contretransfert, elle cherche à affiner
l’interprétation de cette malignité potentielle de l’appareil psychique
qui se révèle dans les maladies d’idéalité.
La
psy se réinvente
Souad a été
hospitalisée pour anorexie grave, froide passion mortifère, accès de boulimie
et vomissements épuisants : la déliaison est en marche. Ce lent
suicide, adressé à sa famille et au monde avait aboli le temps, avant de se
métamorphoser en radicalisation. Le jeans troué et le gros pull flottant
avaient disparu sous la burqa, Souad s’emmurait dans le silence et ne décollait
pas d’Internet où, avec des complices inconnus, elle échangeait des mails
coléreux contre sa famille d’ « apostats, pires que les
mécréants », et préparait son voyage « là-bas », pour se faire
épouse occasionnelle de combattants polygames, mère prolifique de martyrs ou
kamikaze elle-même.
Méfiante et taiseuse,
rétive à la psychothérapie comme beaucoup d’ados, Souad s’est cependant laissée
surprendre par la consultation de « psychothérapie analytique
multiculturelle » faite avec une dizaine d’hommes et de femmes de toutes
les origines et de diverses compétences, qui n’interrogeaient pas, ne
diagnostiquaient pas ni ne jugeaient. Ils affinent la diversité empathique de
leur équipe : identifications disséminées et plurielles, famille
recomposée, communauté réparatrice. Proximité maximale avec les affects,
sensations et excitations frustrés, humiliés, mortifiés. Et mise en mots de
l’effondrement, pour accompagner cette personne qui s’agrippe à la barbarie
pour ne pas tomber en morceaux mais jouir à mort. La jeune fille qui
provoquait en se décrivant comme un « esprit scientifique », forte en
maths et physique-chimie, mais « nulle en français et en philo »,
commence à trouver du plaisir à se raconter, à jouer avec l’équipe, à rire avec
les autres et d’elle-même.
Renouer avec le
français, apprivoiser avec le langage les pulsions et sensations en souffrance,
trouver les mots pour les faire exister, défaire et refaire, les
partager : la langue, la littérature, la poésie, le théâtre piègent le
manque de sens et déjouent le nihilisme. Roland Barthes, que nous commémorons
actuellement, n’écrivait-il pas que, si vous retrouvez la signification dans la
plénitude d’une langue, « le vide divin ne peut plus menacer » ?
Souad n’en est pas encore là. Elle
a remis son jean. Ce sera une longue marche. Mais combien de jeunes filles
n’auront pas la chance de Souad d’être reconnues, entendues, soutenues ?
L’accompagnement des
adolescents « radicalisables » fait partie
de cette guerre virale qui se répand dans le monde, et dont les attentats
ourdis par le terrorisme islamiste et nos bombardements aériens ne sont que la
version militaire. Guerre virale, parce qu’elle opère, invisible et
invasive, avec des formations aussi (sinon plus) anciennes et résistantes,
aussi inhérentes et destructrices de l’humanité que le sont les virus
pour nos cellules : la guerre virale opère avec la pulsion de mort et le
mal radical, qui cohabitent avec nos organismes vivants et nos identités
psychiques, et qui, dans certaines circonstances, détruisent leurs hôtes et
répandent la malignité à travers le monde.
Un défi
historique
Nous découvrons alors
que, suite à des désintégrations familiales et défaillances sociales, certaines
personnes, notamment des adolescents, sombrent dans des états limites qui en
font des proies faciles, livrées à la propagande de la « guerre
sainte » qui érotise leur destructivité (décapitations, bombes humaines,
tueries indifférenciées), les attirent dans des camps de maltraitance et
d’asservissement, et les intoxiquent par le fantasme d’un paradis garant
d’éternité et de salut : hors-temps et hors-monde.
Le suivi des
adolescents en proie à la radicalisation ou radicalisés place l’analyste au
croisement insoutenable où cette désubjectivation-désobjectalisation s’exerce et menace, quand l’être humain, devenu incapable d’investir et
d’établir des liens, dépossédé de « soi » et dépourvu du sens de
l’autre, erre dans une absence de « monde », dans un non-monde,
sans « bien » ni « mal » ni « valeur »
quelconque. Aux frontières de l’humain peut s’amorcer une
restructuration de la personne : tel est notre pari, celui de la
psychanalyse, avertie de la pulsion de mort.
La République se
trouve devant un défi historique : est-elle capable d'affronter cette crise que
le couvercle de la religion ne retient plus, et qui touche au fondement du lien
entre les humains ? De détecter et d’empêcher la radicalisation ?
L'angoisse qui fige le pays en ce temps de carnage, sur fond de crise
économique et sociale, exprime notre incertitude devant cet enjeu colossal.
Sommes-nous capables de mobiliser tous les moyens, policiers comme économiques,
sans oublier ceux que nous donne la connaissance des âmes, pour accompagner
avec la délicatesse de l'écoute nécessaire, avec une éducation adaptée et avec
la générosité qui s'impose, cette poignante maladie d'idéalité qui déferle sur
nous avec l’atrocité des radicalisés ? Ainsi interprétée, la barbarie des
djihadistes en proie à la malignité du mal, concerne « nos valeurs »
fondamentales, notre culture humaniste sécularisée et notre modèle de
civilisation où la rationalité n’est pas sans recours face au mal radical sous
couvert de révélation divine.
La guerre contre le
mal radical nous demande de prendre au sérieux le projet de Nietzsche :
« Poser un grand point d’interrogation à l’endroit du plus grand
sérieux », entendons : à l’endroit de Dieu, des idéaux, et de leur
absence. Pour les faire connaître, les transmettre aux jeunes générations, et
les réévaluer, les problématiser, les repenser sans fin, les réinventer.
Interpréter l’horreur et lutter concrètement contre elle par tous les moyens.
Ne pas démissionner devant le mal, ni même devant le mal extrême. Mais
poursuivre patiemment la recherche, certainement pas d’on ne sait quel
équilibre utopique et sécuritaire, mais de ce point fragile que Pascal définit
comme un « mouvement perpétuel », en écrivant : « Qui a trouvé
le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé
le point. C’est le mouvement perpétuel. » Et si la vision qui nous manque
aujourd’hui était précisément ce « point », ce « mouvement
perpétuel », vers le « secret de se réjouir du bien sans se fâcher du
mal. » Une certaine expérience intérieure très exigeante que les barbares
ont désertée…
Il ne suffit pas de
bombarder Daesh, d’incarcérer les djihadistes, ou de promettre voire de trouver
du travail aux jeunes chômeurs des quartiers. Il est urgent d’organiser, avec
les parents, dès le plus jeune âge, un suivi attentif aux failles chez
les éventuelles proies des fous de Dieu, qui se tapissent, souvent
inaperçues, dans les marges sociales ou dans les pathologies latentes. Il est
plus qu’urgent aussi de forger et de partager de nouveaux idéaux civiques
attractifs pour une jeunesse vécue comme une ressource, et non plus comme
un danger. Ses qualités de générosité, de créativité et d’engagement pourraient
se déployer dans des métiers à vocation sociale, éducative,
culturelle, humanitaire ; des ONG, des institutions de coopération,
d’entraide, etc. ; reconstruire l’Afrique est parmi ces chantiers qui
peuvent passionner les jeunes Européens ; mais aussi l’éducation des
jeunes filles ; le développement des énergies durables… Qui pourrait
éveiller, guider, faire aboutir ces désirs ?
Faisons une
priorité de la formation, assortie d’une valorisation conséquente, d’un
« corps enseignant et formateur » ; ce dispositif serait voué à
l’accompagnement personnalisé du mal-être psycho-sexuel, du besoin de croire et
du désir de savoir des adolescents. Les éducateurs, enseignants, professeurs,
auxiliaires de vies, psychologues, mais aussi managers en ressources humaines,
entrepreneurs… pourraient créer une véritable passerelle au-dessus l’abîme qui
se creuse et de l’état de guerre qui menace. C’est cela, la priorité mondiale
de notre globalisation hyperconnectée. La seule qui
pourrait protéger – à travers la diversité culturelle devenue partageable –
l’humanité elle-même.
Julia Kristeva
Le 29.11.2015