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La première image du Christ

JK Julia Kristeva Visions capitales

Psychanalyste, linguiste, anthropologue, écrivaine, grande amoureuse de l'art et… féministe, Julia Kristeva ( "Kristev" signifie "de la croix") fut commissaire de l'exposition "Visions capitales", au Louvre en 1998. Elle a aussi rédigé le fantastique catalogue d'où vient ce texte sur la Sainte Face de la cathédrale de Laon. Image de l'image… De Jésus, sans corps. Nous partons pour le royaume d'Abgar en Mésopotamie!

Fabienne Alice, Le goût de la peinture, Mercure de France, 2013

 

La vraie image :
une sainte face

J'ai grandi à l'ombre des icônes. Ombre est bien le mot, car je ne me souviens d'aucun trait particulier : sur un fond de bois soutenu de laque brun-vert, se creusaient des visages couleur chair coiffés de nimbes dorés. De grands yeux noirs tournés vers l'intérieur attiraient parfois mon attention, avant de s'estomper dans l'ivresse de l'encens, des fleurs et des cierges.

 

Comme une évidence absolue – preuve du temps retrouvé et d'une indestructible continuité de l'histoire européenne –, la Sainte Face de Laon a fait retour récemment dans ma vie. Dans la chapelle Saint-Paul, ouvrant sur le bras nord du transept, à gauche du choeur, au fond de la cathédrale, c'est une icône familière qui m'a accueillie. Peinte sur deux planchettes de cyprès raboutées, la tête du Christ se détache sur une surface d'ivoire : pâle, le vert des ombres s'aggrave en brun, le visage de l'Homme aux joues larges n'accepte que quelques touches de couleur et de lumière pour lui modeler une douceur angoissée. La délicatesse d'un sfumato remplace la facture graphique habituelle ; la face est moins stéréotypée que les icônes convenues ; c'est une oeuvre déjà picturale, prête à basculer dans le réalisme. Elle me rappelle la technique soignée des miniatures que nous allions admirer, dans les peintures murales des monastères de Tirnovo (1230) et de Bojana (1259), en Bulgarie. La foi orthodoxe peut contempler là le Verbe incarné. Mon père me parlait souvent du mandylion (1) gardé dans le sépulcre du monastère de Bačkovo, car il lui arrivait de chanter dans cette chapelle du XIIe siècle, avec la chorale où il cultivait le chant sacré.

 

J'écrivais mes Possessions lorsque j'ai retrouvé l'icône, et j'étais habitée par une femme décapitée. D'où pouvait venir la face christique sans épaule ni cou, sur son drap tendu à franges ? J'ai lu à haute voix le graphisme slave : Obraz gospoden na obroucé.

 

JK

« Image du Seigneur sur une serviette ». J'entendais l'allitération, le troisième terme reprenant en écho la sonorité du premier, le reflétant en un trouble miroir, et vice versa, comme le palindrome d'une formule magique. « Image du Seigneur sur une serviette (ou linge, ou trame d'une étoffe) » – Obraz gospoden na obroucéObraz ! Obroucé. Si l'on respecte la quasi-similitude des deux vocables autour de leur pivot central, le sens de l'inscription pourrait être à peu près celui-ci : « Image du Seigneur sur une autre image » ou « Trame du Seigneur sur une autre trame ». Deux images, ou étoffes, associées, mais comment ?

 

Ce mandylion, comme disaient les Grecs, ou cette véronique, comme le dit le latin, représente de toute évidence une de ces images « non peintes par la main de l'homme » (acheiropoiètoi), dont la mémoire fabuleuse remonte à Abgar, roi d'Édesse en Mésopotamie et contemporain du Christ. La légende veut que le souverain, malade de la lèpre, ait reçu du Christ, en même temps qu'une lettre de lui, un « portrait » imprimé sur un linge, avec lequel l'homme-Dieu s'était essuyé le visage. Bien plus tard, au VIe siècle, deux images légendaires « non peintes par la main de l'homme » apparaissent à la frontière orientale de l'Empire byzantin, l'une en Syrie, l'autre en Cappadoce, à Édesse et à Camuliana ; mais l'histoire de l'art chrétien ignore le mandylion avant le XIe ou le XIIe siècle. Pourquoi ces décalages, pourquoi ces retards? La Sainte Face slave de Laon serait-elle l'annonce de la célèbre « Sainte Véronique » qui, depuis le XIIe siècle jusqu'au sac de Rome (1527), était conservée dans la chapelle Sancta Maria ad Præsepe, à la basilique Saint-Pierre ? Le lien paraît plausible, puisque au XIIIe siècle s'impose l'étymologie fantaisiste, veronica = vera icôn, vraie image… Mais à supposer que le « zographe » slave ait reproduit le mandylion d'Abgar, pourquoi cette étrange apparition d'une tête coupée aux longues boucles pendant de chaque côté du visage ? Une face appliquée sur un drap ne saurait imprimer de la sorte cette barbe bouclée, ces cheveux ondulant autour d'un cou coupé. Pour une « vraie » image, le moins qu'on puisse dire est que le mandylion oublie la vraisemblance la plus élémentaire…

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Contrairement à la peinture moderne, l'icône byzantine ne copie pas un objet du monde extérieur ; elle ne le représente même pas. Elle inscrit la présence d'une expérience religieuse ; elle fait voir Dieu. Si l'on voulait y contempler une image, il faudrait ajouter à ce mot le sens qu'il comporte dans la théologie chrétienne, lorsqu'il y est question du Christ, « image » de Dieu. En vérité, une icône ne se regarde pas. Elle s'embrasse, elle s'absorbe, elle se vit : elle transfère un monde invisible dans ses tracés visibles.

(...)

JULIA KRISTEVA

Visions capitales, Éditions de la Martinière, 2013. Extrait repris dans Le goût de la peinture, Mercure de France 2013

 

1. Le mandylion est une pièce de tissu rectangulaire, sur laquelle se serait imprimé le visage du Christ.
Cette relique est considérée par l'Église orthodoxe comme la première icône, « non faite de main humaine ».

 

En Bulgarie, confie Julia Kristeva, toujours dans le catalogue, lorsqu'elle est encore enfant, sa mère dessine un "grand bonhomme de neige (…) la tête tombante, comme tranchée par l'invisible guillotine du soleil" Ce croquis illustre la pensée voyageant plus vite que tout. De là vient peut-être sa fascination pour les têtes… esseulées. L'héroïne de son roman policier, Possessions, paru en 1996, enquête sur une morte décapitée. L'auteure s'est introduite sous la peau, et donc la cervelle de cette journaliste. Possession et/ou dé-possession : de l'analogie des contraires, chère à Nietzsche.

Fabienne Alice

 

 

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