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Visions
capitales
Préface
Sommes-nous
fatalement des esclaves de l’image ? Ce n’est pas sûr, répondent les philosophes,
par métier incertains. Car l’image est potentiellement un espace de
liberté : elle anéantit la contrainte de l’objet-modèle et lui substitue
l’envol de la pensée, le vagabondage de l’imagination. J’ajoute, et c’est mon
parti pris, que l’image est peut-être le seul lien qui nous reste avec le
sacré : avec l’épouvante que
provoquent la mort et le sacrifice, avec la sérénité qui découle du pacte d’identification entre sacrifié et sacrifiants,
avec la joie de la représentation indissociable du sacrifice, sa seule traversée possible. Les pages qui suivent
essaieront de montrer que certaines images et certains regards peuvent encore
offrir aux humains que nous sommes, toujours davantage absorbés par la
technique, une expérience du sacré. Quelles images ? Quel regard ?
Quel sacré ?
Le
sacré a partie liée avec le sacrifice. Les rites des têtes coupées révèlent
l’inavouable fascination et l’envoûtement que le mystère religieux exerce sur
les humains.
Quinze
ans après l’exposition « Visions capitales » au Louvre (1998), et
dont voici le catalogue, la décapitation est toujours pratiquée, nous rappelant
à la réalité sociale et politique du monde dans lequel nous vivons. Qui n’a
jamais vu ces intégristes terroristes, exhibant devant nos caméras médusées,
comme de précieux trophées de guerre, les têtes tranchées de leurs innocentes
victimes ? Homo sapiens qui est
un Homo religiosus a toujours coupé les têtes : de la Mésopotamie aux Aztèques, en
passant par le Caucase, mais aussi chez les Scythes, les Grecs et les Celtes,
et jusqu’à l’« infâme insolence » des « tricoteuses » de la
Terreur qui forçait, sous la Révolution, « tout un peuple à se salir les
yeux ». Aujourd’hui encore, alors que les chaînes satellitaires font de
nous les témoins impuissants de décapitations d’« otages » (du
fondamentalisme ou du spectacle ?), la violence sacralisée se réinstalle
sur la scène publique qui avait cru naïvement pouvoir s’en passer.
Pourtant,
ces froides exhibitions du mal radical s’accompagnent, tout au long de l’histoire humaine, d’une étrange expérience imaginaire. Elle n’en efface pas l’abjection, mais se recueille, la
réfléchit en gestes, en traces ou en couleurs, la transcende et nous en
délivre. Ces visions capitales élucident massacres et rites sacrificiels, transposant la violence insensée en objet de
contemplation et de pensée. Loin du déni qui aveugle, et du seul jugement qui
condamne, l’art des mortels côtoie le sacrifice, le désacralise et nous rend
libres de le regarder en face : hideux ou sublime, parfois grotesque. Pour
mieux l’éviter et le bannir, pour l’abolir.
La
civilisation qui surgit de ces visions capitales est prisonnière du sacré, mais
elle n’est pas prête à capituler devant le sacrifice, et encore moins à
accepter ses perversions intégristes. Elle éveille en nous une résistance
intime, profonde et lucide qui nous manque aujourd’hui face aux versions
modernes du mal. Malheureusement, ni la toile de l’hyperconnexion accélérée, ni une gestion politique toujours plus inhibée ne semblent capables
de la concevoir ou de l’insuffler.
Les histoires dont il sera question ici sont cruelles. À travers elles, une humanité possédée par la pulsion de mort et terrorisée par le meurtre avoue, en définitive, qu’elle est arrivée à une découverte fragile et bouleversante : la seule résurrection possible serait… la représentation. Les décollations exposées en sont la preuve. Je vous invite à cheminer de leur violence à leur raffinement, pour conclure, en fin de parcours, qu’avec ou sans décapitation, toute vision n’est autre qu’une transsubstantiation capitale.
Articles:
LA REVUE DU PRATICIEN VOL. 63, mars 2013
ARTS GAZETTE INTERNATIONAL SUPPLEMENT
La femme et le sacré, Arts Sacrés, août 2013
Éditions de la Martinière, mars 2013
Pourquoi la décapitation, thème si présent dans l'art occidental, demeure-t-elle si mystérieuse? Dans cette troublante sublimation du meurtre, de la mort, du corps, de la souffrance et du sacré, Julia Kristeva ouvre un nouveau champ d'exploration.
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