Julia Kristeva: « Il faut lutter contre le gangstéro-intégrisme »
Le Figaro du 30 janvier 2015 (cliquer pour agrandir)
Julia
Kristeva : « L’Europe a le temps »
Version intégrale revue de l’entretien
ci-dessus
L' horloge astronomique programmée jusqu'en 9999, conçue par Claude-Siméon Passemant au XVIIIe siècle. Versailles.
LE FIGARO - Comment interprétez-vous la
victoire de Syriza en Grèce ?
Julia KRISTEVA - C’est le signe de la nécessité de faire de l’Europe une Europe fédérale, avec
des nations respectées et réunies, sans les humilier. Cette cure d’austérité
était indispensable, car on ne peut pas déroger aux règles du concert des
nations, mais visiblement trop brutale. « Les nations, comme les
hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses », écrivait Jean
Giraudoux. Ce peuple intrépide a subi bien davantage que des « impolitesses ». Or
l’alliance entre Syriza et les souverainistes ne doit
pas dériver en une de ses alliances rouge-brun de triste mémoire. Il faudrait
redonner du courage et de la dignité aux Grecs. Et seulement à partir de ce
moment-là, ils pourront faire l’anamnèse de leurs difficultés. La dignité
nationale est un antidépresseur pour dépasser les difficultés, et les erreurs
historiques. La fierté nationale de De Gaulle
n’a rien à voir avec l’extrémisme de Le Pen. Comme dans l’analyse d’une
personne déprimée, il importe d’abord de rétablir la confiance en soi,
avant d’être capable de se remettre en question.
Peut-on dire que c’est un avertissement
de la Grèce à l’égard de l’Europe ?
Oui, car quand la fierté devient arrogance,
c’est un pas vers le mal radical. J’espère qu’une négociation pourra être
engagée en vue d’une solution dialectique. Et ceci pas seulement par ce
que la démocratie européenne trouve ses origines dans la démocratie grecque. Il
est certain qu’il y a eu beaucoup d’exagérations et de tricherie de la part de
tous les partis grecs. Mais il ne faut ni diaboliser cet état ni tout
permettre. L’Europe sera-t-elle capable de rebondir, en écoutant les souffrances
de ses peuples, sans dénier les logiques économiques et
financières ? Nous sommes le berceau d’une idée de la liberté comme rencontre et comme révélation, pas seulement de la liberté comme adaptation aux
calculs…
Quelle définition donneriez-vous de
l’identité européenne ?
Je comprends l’angoisse de l’écrivain
hongrois Imre Kertész, mais je ne le suis pas
lorsqu’il déclare que « l’Europe est en train de mourir de sa
lâcheté et de sa faiblesse morale ». L’Europe est en avance sur
la prise de conscience des conséquences politiques et morales des crises
économiques et financières, et en ce sens elle a tout son temps devant
elle. Serait-ce parce que je suis femme et mère, attentive à la naissance et aux soins, j’ai
fait mienne la devise de l’écrivaine Colette : « renaître n’a jamais
été au-dessus de mes forces », et je me considère comme une pessimiste
énergique. Il n’est pas au-dessus des forces de l’Europe de
renaître. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’à l’expérience du
« mal radical » qui réside en ceci que certains humains déclarent
d’autres humains superflus et les exterminent, et qu’elle a
succombé à la barbarie, un nous européen est en train d’émerger.
L’identité est en train de déboucher sur une identité plurielle. Son unité,
c’est le multilinguisme : celui de l’étudiant Erasmus… Pour reprendre
Saint Augustin, je n’ai qu’« une seule patrie, le voyage ». Et nous avons le moyen d’affirmer cette
singularité humaine comme le fondement des Droits de l’homme, qu’aucun
totalitarisme fut-il religieux ne pourra nous imposer
Comment repenser la laïcité en
France ?
La véritable laïcité, on va la trouver avec
les moyens que notre cité s’est donnés avec le temps : philosophie,
poésie et histoire, pour y trouver nos réponses.
Nous avons construit une vision de l’identité
non comme un culte mais comme une question, car il n’y a pas de pensée –
au sens fort du terme- qui ne soit une mise en question. Rappelons-nous
l’appel de Nietzsche : « poser un grand point d’interrogation à
l’endroit du plus grand sérieux », à savoir Dieu, la religion. On
réduit souvent cette conception de l’identité comme question à une permissive
tolérance des autres. La tolérance n’est que le degré zéro du questionnement,
qui ne se réduit pas au généreux accueil d’autrui des autres, mais les invite à
se mettre en question eux-mêmes.
En proclamant la laïcité, nous en faisons
parfois une religion.
Il faudrait que la laïcité reprenne l’œuvre
des Lumières, et favoriser la liberté, la richesse et la singularité de
l’expérience intérieure que chaque homme, chaque femme
devrait être en situation de développer et de transmettre. J'ausculte ce tremblement dans mon prochain roman,
dont l’action se situe à Versailles sous Louis XV, qui vivait à l’heure
d’une fameuse pendule astronomique, et dont je souhaite réhabiliter
l’ouverture d’esprit fait chair, - car il existe dans les Lumières un
nouveau mouvement vers l’infini où le salut ne réside pas dans la vie
éternelle, mais dans la capacité de penser le temps qui nous dépasse et nous
fuit. Émilie du Châtelet théorise le feu de cette infinitude, Voltaire côtoie
Mme de Pompadour, et le blasphème qui accompagne la liberté d’expression ne
doit jamais être interdit en France, - le chevalier de La Barre et Voltaire
sont parmi les fondateurs de l’irrévérence française, cet art de vivre
en narguant les normes… D’ailleurs, pour un rabbin, la capacité à faire rire
fait partie des critères de définition d’un «Juste».
Pourquoi les crispations identitaires
dégénèrent-elles comme aujourd’hui en France, selon vous ?
Ils sont certes attisés par les conflits
internationaux, politiques et économiques et en France la population
musulmane est plus importante qu’ailleurs. Mais la globalisation est en
train de créer ces difficultés partout dans le monde. Les Chinois, qui
craignent de voir les Ouïgours se transformer en kamikazes, s’en préoccupent,
et créent un Institut d’études…européennes pour ouvrir cette problématique.
Vous avez écrit un livre sur les
rituels de la décapitation (2). Comment analysez-vous cette référence chez les
djihadistes ?
C’est un rituel qui existait chez les
anciens. Il renvoie à l’homo-érotisme entre guerriers, qui est la manifestation
d’une vengeance par le biais d’une castration radicale. Une façon aussi de
capturer l’autre, de le posséder, de l’annuler. C’est une régression, un
retour à la barbarie, l’image agit
comme une incitation.
En tant que psychanalyste, quel regard
portez-vous sur les processus qui mènent au fondamentalisme ?
Je m’interroge sur la détresse des jeunes.
L’adolescent est un croyant qui croit à des idéaux et que le paradis existe. Et
quand il n’arrive pas à le trouver, il déprime. Cette situation conduit à une
désintrication des pulsions qui libère la pulsion de mort au détriment de la
pulsion de vie et pousse à la violence, par un processus de désubjectivation-désobjectalisation : destruction de
soi et de l’autre. Le problème du fanatisme n’est pas dû seulement au fait que
pour des raisons économiques et politiques, des extrémismes religieux se
développent. Car la plupart des imams disent que ces fanatiques criminels
ne sont pas des fidèles, souvent ils ne connaissent même pas le coran, ils
piochent sur Internet des sparadraps pour les coller à leur
mal-être . La graine intégriste
tombe sur une déstructuration psychique. C’est ce phénomène qu’on appelle
le « gangstéro-intégrisme ». Il est
certes indispensable de revoir l’arsenal juridique et carcéral mais cela ne suffit pas, ces mesures sont
incapables de restructurer ces personnes. Il faut peut-être faire des centres
éducatifs pour les jeunes en souffrance, avec du personnel formé à accompagner
la détresse psychique. En prenant exemple sur les pays scandinaves, qui ont fait
cela beaucoup mieux que nous dans la formation de ces personnels soignants.
Que faudrait-il davantage transmettre
aux élèves à l’école pour lutter contre l’intégrisme ?
Je suis sidérée que des jeunes ne se lèvent
pas quand on chante la Marseillaise et ne respectent pas une minute de silence au lendemain des attentats récents.
Cela signifie que l’humanisme ne leur a pas été appris par les trois règles
« liberté, égalité, fraternité », qui sont scandées comme un slogan
mais pas intégrées. C’est ce qui arrive lorsque les valeurs de la République ne
sont pas incarnées par l’instituteur, ou avec insuffisamment de
conviction.
Or c’est seulement sur le besoin de croire
en un père doté d’une autorité aimante que le désir de savoir pourra se
construire. Comme Régis Debray, je pense donc qu’il est nécessaire d’enseigner
les faits religieux à l’école, en confiant cette tâche, non pas aux
officiants des cultes, mais aux spécialistes en histoires des religions et des
mentalités, formés à cette tâche essentielle. Je suis convaincue que
l’expérience intérieure représente un contrefort à la déclinologie et au fanatisme.
C’est pourquoi j’ai déjà proposé au Conseil
économique, social et environnemental la création de l’équivalent européen de
l’Académie universelle des cultures d’Elie Wiesel qui n’existe plus, qu’on
pourrait appeler Académie ou
Collège des cultures européennes, un lieu de réflexion à forte connotation
culturelle et politique.
JULIA KRISTEVA
Propos recueillis par Caroline de Malet
Le Figaro du 30 janvier 2015
(1) L’Horloge
enchantée, à paraître le 4 février chez Fayard.
(2) Visions
capitales, Arts et rituels de la décapitation, La Martinière